Un monde inconnu/Première partie/3

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 27-31).

CHAPITRE III

L’ADJUDICATION

Le 10 février 188., vers midi, la grande salle de l’Hôtel des Ventes de Baltimore présentait une animation inaccoutumée, On allait y procéder à la vente aux enchères du fameux canon la Columbiad du Gun-Club et de ses accessoires.

Selon toutes les prévisions, le nombre des amateurs ne devait pas être considérable, et il est fort probable que cette vente aurait passé inaperçue, et que le monstrueux engin, qui avait si fortement surexcité, près de vingt ans auparavant, la curiosité publique, aurait été vendu comme vieille ferraille s’il n’était survenu quelque chose de tout à fait inattendu. Les curieux assemblés dans la salle, bien avant l’heure fixée pour la vente, se racontaient avec force commentaires que des acheteurs sérieux allaient se présenter. Des gens qui paraissaient bien informés disaient qu’un mois auparavant trois étrangers, deux Français et un Anglais, avaient un beau jour débarqué en Floride.

Malgré le mystère dont ils s’entouraient, leurs agissements avaient été observés ; on les avait vus s’aboucher avec les gens préposés à la garde du canon ; ils avaient examiné avec soin tous les appareils, visité l’obus d’aluminium, s’étaient même fait descendre jusqu’au fond de la Columbiad dont ils avaient soigneusement inspecté les parois.

Pendant que ces propos s’échangeaient dans la foule, l’honorable John Elkiston, commissaire-priseur de l’ « auction », assisté de son clerc, s’était installé derrière la table sur laquelle on plaçait d’ordinaire les objets précieux exposés en vente. À défaut du canon du Gun-Club, qui eût été difficilement transportable, le crieur déroulait sous les yeux des curieux qui s’étaient empressés de se masser de l’autre côté de la table, des plans, des dessins, des épures, des photographies représentant sous toutes ses faces l’objet de cette vente anormale.

« Gentlemen, dit Elkiston, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de l’inoubliable voyage effectué il y a dix-huit ans dans les régions lunaires par les illustres membres du Gun-Club, Impey Barbicane, le capitaine Nicholl, accompagnés du hardi Français Michel Ardan. Vous savez tous qu’une société s’était formée pour arriver, grâce aux résultats obtenus, à établir des communications suivies entre la Terre et son satellite. Au début les capitaux ont afflué ; mais bientôt le zèle des donateurs s’est ralenti ; ceux qui avaient été les instigateurs de cette entreprise l’ont abandonnée et la société est tombée en faillite.

« Cependant le moment approche où, d’après les calculs astronomiques les plus irréfutables, l’expérience qui avait été sur le point d’obtenir un succès complet va pouvoir être renouvelée. Aussi l’honorable syndic de la société a-t-il jugé l’instant favorable pour faire procéder à la vente de la Columbiad et mettre ainsi les amateurs d’expéditions scientifiques en mesure d’effectuer un nouveau départ.

« Nous ne doutons pas qu’il ne se trouve sur le sol de l’Union nombre d’hommes courageux et dévoués qui voudront garder à notre patrie le monopole de toutes les audaces et la gloire d’un succès qui fera pâlir de jalousie toutes les universités et tous les savants du vieux monde. Hurrah ! pour l’Union. Attention ! les enchères vont commencer. »

Malgré cette dépense d’éloquence, les assistants paraissaient assez froids. Ce n’était pas l’agitation, le brouhaha, les interjections pressées d’une foule que passionne une grande idée ou qu’exalte une entreprise glorieuse. On se regardait du coin de l’œil, on ricanait, des sourires ironiques plissaient les lèvres. On semblait se demander s’il se rencontrerait quelqu’un d’assez fou pour se lancer dans une telle aventure. On se disait tout bas que l’enchère ne serait pas couverte et que les débris du monstre colossal qui gisait enfoui dans le sol de la Floride étaient sans doute condamnés à
« Une fois !… Deux fois !… Personne ne dit mot ? » (p. 31).
rester là indéfiniment, rongés par la rouille, détruits par le temps, monument lamentable de la folie humaine, triste témoin d’une ambition démesurée et d’une incommensurable déception.

Cependant personne n’avait remarqué l’entrée dans la salle de trois étrangers qui s’y étaient glissés sans bruit : c’étaient Marcel de Rouzé, Jacques Deligny et lord Rodilan.

Le commissaire-priseur reprit :

« La Columbiad, avec tous ses accessoires, projectile, appareils électriques, grues et palans, plus les hangars dans lesquels ces objets sont conservés, sont offerts en vente sur la mise à prix de deux cent mille dollars et seront adjugés au dernier et plus fort enchérisseur, même sur une seule enchère.

« Les enchères sont ouvertes. »

Le crieur répéta :

« À deux cent mille dollars La Columbiad ! »

Un silence.

« Allons, gentlemen, décidez-vous. Jamais plus magnifique occasion ne se sera présentée pour les amateurs de la science de renouveler la fameuse tentative qui a passionné les deux mondes. »

Personne ne souffla mot.

John Elkiston se démenait derrière sa table.

« Voyons, disait-il, il n’est pas possible que ce gigantesque effort fait pour sonder les abîmes de l’infini reste à jamais perdu. Ne se trouvera-t-il done personne dans les États de l’Union pour reprendre et mener à bonne fin la plus grande idée du siécle ? Les enfants de la libre Amérique ont-ils donc perdu tout courage, tout esprit d’initiative ? Le goût des aventures héroïques a-t-il donc disparu avec les illustres Barbicane et Nicholl ? »

L’éloquence du commissaire-priseur restait sans effet, et il allait sans doute déclarer la vente remise à un autre jour, lorsque tout à coup :

« Deux cent mille cinquante dollars, » dit froidement lord Rodilan.

Tous les regards s’étaient tournés vers lui. La voix du juge exultait.

« Bravo, gentleman ! Il y a marchand à deux cent mille cinquante dollars. Je savais bien qu’une œuvre si glorieuse ne pouvait être perdue ; mais vous ne voudrez pas, vous Américains, laisser à un étranger l’honneur de réussir là où nos concitoyens ont échoué. »

Mais les assistants continuaient à se regarder d’un air narquois, et, à voir la façon dont on dévisageait le singulier enchérisseur, il était évident qu’on n’était pas éloigné de le tenir pour un excentrique, sinon pour un fou. Quant à celui qui était l’objet de cette curiosité, il restait impassible et promenait sur la foule un regard indifférent.

La voix du crieur se fit de nouveau entendre :

« Il y a marchand à deux cent mille cinquante dollars. — Allons ! deux cent mille cinquante dollars ! »

Mais aucune voix ne s’éleva pour couvrir l’enchère.

Le marteau du commissaire-priseur se leva :

« Une fois ! dit-il, à deux cent mille cinquante dollars… personne ne dit mot ?… Deux fois !… »

Le silence régnait toujours dans l’assemblée.

« Deux cent mille cinquante dollars, répéta-t-il ; c’est bien vu, bien entendu ?… Il n’y a pas de regrets ?… Adjugé ! »

Et le marteau retomba sur la table.

L’Anglais était propriétaire de la Columbiad, et, quelques instants après, la salle de vente était redevenue déserte.