Un monde inconnu/Première partie/2

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 13-25).



CHAPITRE II

LE DOCUMENT

Au moment où les deux convives, secouant la cendre de leurs cigares, se disposaient à se lever, un garcon s’approcha de Marcel et lui tendit sur un plateau d’argent une carte de vélin en lui disant :

« La personne dont voici le nom sollicite l’honneur de vous étre présentée.

— À moi ? fit Marcel.

— Oui, Monsieur. »

Et d’un clin d’œil le garçon désignait une table voisine vers laquelle Marcel dirigea un rapide regard.

À cette table était assis un homme qui paraissait âgé de quarante à quarante-cinq ans et dans lequel il était, au premier aspect, facile de reconnaître un originaire de la Grande-Bretagne. Son visage régulier et énergique était empreint d’une grande noblesse. Sa barbe, qu’il portait tout entière, était blonde et striée de quelques fils d’argent. Ses yeux, d’un bleu changeant, semblaient recéler une rare fermeté d’âme, et cependant on y distinguait comme une expression de lassitude et d’ennui.

De tous ses traits du reste légèrement fatigués se dégageait la même impression : le spleen avait passé par là.

Il était mis avec une extrême recherche, et l’on sentait en lui un homme du meilleur monde. Bien qu’il fût assis, on voyait que sa taille était haute, ses membres bien proportionnés ; sa main, longue et fine, qui jouait négligemment avec un monocle d’écaille, était tout à fait aristocratique. Rien en lui de commun ou de vulgaire : cet homme à coup sûr n’était pas le premier venu.

Marcel laissa tomber ses yeux sur la carte qui lui était tendue et lut :

LORD DOUGLAS RODILAN

« Que peut me vouloir cet insulaire ? » murmura-t-il.

Mais avec la courtoisie naturelle à un homme du monde, il se retourna vers l’étranger, le sourire aux lévres.

Celui-ci se leva et s’approcha des deux amis.

« Pardonnez-moi, monsieur, fit-il en s’inclinant vers Marcel et en adressant aussi un salut à Jacques, l’irrégularité de ma démarche, et puisqu’il ne se trouve ici personne qui puisse me servir d’intermédiaire, permettez-moi de me présenter moi-même. »

Et d’un ton de voix un peu solennel :

« Lord Douglas Rodilan, affligé de cinquante mille livres sterling de rente. »

Et comme à cette déclaration un peu brutale Marcel faisait un geste de hauteur, l’Anglais ajouta :

« Excusez-moi, monsieur, mais ce détail, auquel je n’attache pas plus d’importance que vous-même, aura tout à l’heure sa raison d’être, lorsque je vous aurai fait connaître le motif qui m’a fait désirer votre entretien.

— Parlez, milord, fit Marcel, mais souffrez tout d’abord que je vous présente mon ami intime, M. le docteur Jacques Deligny. »

Les deux hommes s’inclinèrent.

Marcel désigna de la main un siège à l’Anglais, qui continua ainsi :

« J’ai tout d’abord à me faire pardonner une indiscrétion involontaire. Quelques mots de votre conversation sont arrivés jusqu’à moi ; ma curiosité a été éveillée par la hardiesse de vos conjectures, l’audace de l’entreprise que vous projetez, et j’ai pris, sans plus délibérer, la résolution de vous mettre en mesure de la réaliser sans attendre la constitution d’une Société lente peut-être à se former, et dont les membres intéressés pourraient vous créer dans l’avenir maintes difficultés.

— Quoi ! s’écria Marcel, vous voudriez…

— Mettre tout simplement à votre disposition les fonds qui vous seraient nécessaires pour acheter le fameux canon du Gun-Club et subvenir à tous les frais de l’expédition.

— Mais, milord…

— Je ne mets à cette offre qu’une seule condition : vous m’accepterez comme compagnon de voyage et je partirai avec vous. »

Les deux jeunes gens fixaient sur leur interlocuteur un regard ahuri. Il s’en aperçut et continua en souriant :

« Je vois bien qu’il faut que je vous explique les raisons de cette proposition, qui peut paraître au moins singulière. Mon père, lord Glennemare, est mort lorsque j’atteignais à peine ma seizième année. Resté très jeune maître d’une immense fortune, j’ai parcouru le monde sans autre souci que de satisfaire toutes mes fantaisies, demandant aux contrées les plus diverses, aux civilisations les plus raffinées des jouissances nouvelles, bientôt épuisées. Tout ce que peut fournir le luxe savant et délicat des grandes capitales de l’Europe, Paris et Londres, Vienne et Pétersbourg, je m’en suis abreuvé jusqu’à satiété ; j’ai goûté à tous les plaisirs inventés par l’imagination surexcitée de l’Extrême-Orient ; l’Inde, la Chine, le Japon n’ont plus rien qui puisse me tenter. J’ai parcouru les contrées sauvages de l’Afrique, où j’ai chassé l’autruche et dormi sous la tente. J’ai mené dans les pampas et les savanes du Nouveau Monde la rude existence des gauchos et des trappeurs. Les fonctions diplomatiques dont j’ai été chargé à diverses reprises, en facilitant ces voyages, m’ouvraient l’accès de toutes les cours. De ces postes d’observation j’ai pu étudier toutes les sociétés, connaître l’homme sous tous les climats et à tous les degrés de civilisation. J’ai recherché les émotions de la guerre, j’ai bravé les typhons et les cyclones des tropiques, j’ai demandé à la science les jouissances qu’elle réserve à ses adeptes. Rien n’a pu dissiper l’incommensurable ennui que m’a laissé l’incomplète satisfaction de désirs toujours renaissants et toujours inassouvis.

« Bien décidé à ne pas prolonger plus longtemps une recherche de bonheur que je juge tout à fait irréalisable, j’étais résolu à quitter ce monde si pauvrement agencé pour ceux que tourmente le désir de l’infini, et dont on a si vite fait le tour. Un seul point me faisait hésiter encore : je cherchais un moyen neuf et original pour sortir de cette étroite vallée. J’aurais voulu que ma mort m’apporlât au moins quelques jouissances nouvelles, quelque chose que nul homme avant moi n’aurait pu ressentir, Ce que j’ai entendu de votre conversation m’a paru répondre à ce secret désir de mon âme.

« Je suis, je ne vous le cache pas, parfaitement convaincu que l’entreprise où vous allez vous engager doit aboutir à une épouvantable catastrophe. Si vous parvenez à franchir une fois encore le cercle d’attraction de la terre, vous tomberez infailliblement sur son satellite, et si les lois de la pesanteur sont exactes, vous vous briserez en mille piéces sur son écorce rocheuse.

« Eh bien ! c’est là ce qui me tente. Cette chute vertigineuse et assez prolongée cependant pour qu’on puisse se sentir tomber, analyser de seconde en seconde ses sensations multiples et tout à fait inusitées, m’attire invinciblement. Voulez-vous de moi dans les conditions que je viens de vous indiquer ?

— C’est un fou », murmura Jacques, en se penchant vers Marcel.

L’Anglais l’entendit ou peut-être le devina.

« Non, reprit-il avec le plus grand calme, je ne suis pas fou, et je vous donne bien ma parole que si vous refusez de m’accepter pour compagnon de voyage, ce soir même, je me serai fait sauter la cervelle. Voyez donc maintenant, si vous ne devez pas, dans l’intérêt de cette science pour laquelle vous avez un amour si passionné, accepter ma proposition. En assurant la réalisation de
Et d’un ton de voix un peu solennel : « Lord Douglas Rodilan » (p. 14).
vos projets, elle vous sauve de toutes les difficultés qui pourraient en retarder ou peut-être en rendre impossible l’exécution.

— Eh bien ! soit, milord, dit Marcel, j’accepte, mais à mon tour de vous poser une condition. Si, comme j’en ai la conviction, nous atteignons la lune sains et saufs, vous me jurez de renoncer à vos projets de suicide.

— Oh ! de très grand cœur, s’écria lord Rodilan, car alors j’aurai retrouvé un intérêt puissant à vivre, et je n’aurai plus de raisons pour renoncer à une existence qui m’apportera tant d’émotions nouvelles et inaccessibles au vulgaire. Mais vous me permettrez, jusqu’à nouvel ordre, de ne voir dans ce second voyage qu’une pure et simple folie à laquelle je ne m’associe que parce que j’y trouve mon compte.

— Eh bien ! messieurs, dit Marcel en se levant, veuillez me suivre jusque chez moi, et si ce que je vais vous montrer ne triomphe pas de votre incrédulité, ce sera à désespérer de la logique humaine. »

En quelques minules on arriva rue Taitbout à la maison où Marcel occupait à l’entresol un petit appartement meublé avec une élégante simplicité. Il les laissa seuls un instant dans le salon, pénétra dans la chambre à coucher contiguë et revint bientôt, portant avec effort une sorte de coffre aux ferrures solides, qu’il déposa soigneusement sur la table.

Les deux compagnons s’étaient levés et regardaient : leur visage offrait l’expression d’une vive curiosité.

Marcel ouvrit le coffre mystérieux et en tira un objet de forme ronde d’environ 20 centimètres de diamètre, de couleur brune et rougeâtre, paraissant d’un poids considérable, et qu’il posa avec respect sur la table.

« Mais c’est là un vulgaire boulet de canon, dit Jacques en riant ; cela date de la prise de Québec par les Anglais.

— Attends, sceptique, tu vas voir », fit Marcel.

Saisissant alors un tournevis qu’il avait apporté en même temps que l’objet singulier qu’il montrait à ses compagnons, il leur fit remarquer deux petites rainures presque imperceptibles ; puis, introduisant son tournevis successivement dans chacune d’elles, il retira deux petites vis finement taraudées et fit tomber une plaque assez épaisse noyée dans la masse du métal. Cette plaque fermait l’orifice d’un trou rectangulaire qui s’enfonçait suivant l’axe du boulet, et à l’aide d’une pince il en retira une tablette faite d’un métal bizarre d’un blanc violacé, aux reflets changeants, large de 4 centimètres sur 2 centimètres d’épaisseur et longue de 12 centimêtres environ.

Sur ses deux faces étaient gravés les caractères suivants :

Jacques et lord Rodilan se penchèrent et regardérent avec curiosité ce singulier document.

« Eh ! bon Dieu ! qu’est-ce là ? s’écria Jacques.

— Crois-tu, lui dit Marcel, que les Anglais se soient avisés, en 1761, d’écrire tout au long sur une plaque de métal l’histoire authentique de l’expérience du Gun-Club pour l’envoyer gracieusement aux Français assiégés dans Québec ? Non, mon ami, s’écria-t-il en s’animant, ce que tu as sous les yeux est un message envoyé de notre satellite à la terre, la réponse à l’audacieux voyage des immortels Barbicane, Ardan et Nicholl.

— Quelle folie ! » murmura le jeune médecin.

Lord Rodilan regardait d’un œil indifférent, et un sourire où il y avait presque de la pitié se jouait sur ses lèvres.

Le mot folie avait exaspéré Marcel.

Il reprit :

« Une folie ! Eh bien ! apprenez comment cet objet étrange est venu en ma possession et si, après cela, vous doutez, c’est que vous êtes résolus à nier l’évidence.

« Un jour, dans les Montagnes Rocheuses, quelques semaines avant la catastrophe qui m’a fait perdre le fruit de mes longs travaux, j’avais fait commencer le forage d’un puits qui devait servir à augmenter l’aération de galeries déjà fort avancées. On avait creusé à une profondeur de 15 mètres environ, lorsque le pic de l’un des travailleurs se brisa sur un corps d’une dureté exceptionnelle. Je crus d’abord à la présence de quelque roche, ou peut-être d’un bloc erratique amené là à la suite de quelque éruption volcanique. Mais bientôt, les ouvriers ayant dégagé cet obstacle, placèrent sous mes yeux étonnés un fragment métallique d’une forme singulière. Le côté extérieur offrait l’aspect d’une section de surface sphérique régulière, à laquelle correspondait sur l’autre face une autre section concave non moins régulière. Les bords de ce fragment, d’une épaisseur de 30 centimètres, présentaient l’aspect d’une cassure semblable à celle d’un projectile brisé à la suite d’une explosion. J’avais évidemment devant moi un morceau d’un énorme boulet creux dont le rayon mesurait environ 47 centimètres, c’est-à-dire d’un diamétre de 94 centimètres. Or, il n’existe pas, que je sache, sur la terre, en dehors de la Columbiad, d’engins capables de lancer un pareil projectile.

— Il n’en existe pas, en effet, dit lord Rodilan.

— Très intrigué, j’ordonnai à mes hommes de continuer leurs fouilles avec le plus grand soin, en prenant toutes les précautions possibles pour pouvoir me rendre compte de la position relative de tous ces fragments, car je ne doutais pas d’en rencontrer d’autres.

« Au bout de quelque temps, en effet, j’avais réuni autour de moi une douzaine de fragments d’inégale grosseur, qui tous présentaient les caractères que je viens de décrire et confirmaient ma première hypothèse. Mais bientôt mon étonnement fut au comble, lorsqu’un de mes gens me présenta un objet sphéroïdal qui n’était autre que le boulet que vous venez de voir. De plus en plus intrigué, je fis arrêter les travaux ; j’ordonnai que l’enceinte du trou déjà creusé fût entourée de palissades, afin que rien n’y pût être changé, et j’emportai chez moi mon étrange trouvaille. Après l’avoir débarrassé de la terre argileuse qui le recouvrait en partie, j’examinai ce boulet dans tous les sens et ne tardai pas à découvrir deux petites rainures rectilignes paraissant former le diamètre d’un petit cercle tracé dans le métal : c’étaient évidemment les têtes de deux vis. Après bien des efforts, je parvins à les dévisser et j’en retirai la tablette que vous venez de voir, soigneusement ajustée à l’intérieur comme vous pouvez vous en convaincre par vous-mêmes.

« Je fus longtemps sans comprendre ces signes mystérieux. Un jour, cependant, la lumière se fit dans mon esprit et il devint évident pour moi que j’avais sous les yeux un message envoyé à la Terre par les habitants de la Lune, en réponse à la tentative avortée du Gun club.

« Il était d’abord hors de doute que, si nos voisins ont eu la pensée d’entrer en relations avec nous, ils ne pouvaient, dans l’ignorance réciproque où nous nous trouvons les uns et les autres de nos idiomes respectifs, recourir à des caractères phonétiques ; ils ont dû, par conséquent, user d’une certaine écriture idéographique et se référer à quelque événement qui, en les intéressant eux-mêmes, füt de nous parfaitement connu.

« Voyez en effet, tout y est.

« Les premiers signes représentent évidemment la Terre et la Lune, c’est-à-dire les deux astres entre lesquels il s’agit d’établir des communications. Vous n’en pouvez douter, puisque sur la première figure est tracé l’ancien continent terrestre, et la forme d’un croissant donnée à la Lune prouve jusqu’à l’évidence que les habitants de notre satellite se rendent parfaitement compte de l’aspect sous lequel se présente à nous leur planète au commencement de la lunaison. Donc, il y a chez eux des astronomes, et leurs instruments d’observation ont atteint un grand degré de perfection, puisqu’ils peuvent distinguer la forme exacte de nos continents. Quant aux figures humaines qui se dressent à côté des deux astres, elles démontrent que les habitants de la Lune, constitués, à en juger par l’apparence, à peu près comme nous le sommes, ont supposé que la Terre était habitée par des êtres analogues à eux-mêmes et avec lesquels il n’était pas impossible de communiquer.

— Si tu n’as que cette preuve-là, interrompit Jacques, cela est assez maigre.

— Ne te hâle pas trop de juger, répliqua Marcel, mais plutôt écoute.

« Vous voyez ensuite, continua-t-il, un signe représentant très clairement un obus — celui du Gun-Club — se dirigeant vers la Lune. Le signe suivant nous montre ce même obus, qui n’a pas atteint son but, décrivant une courbe autour de notre satellite et finalement se dirigeant de nouveau vers la Terre, sur laquelle en réalité il est retombé.

— Tout cela ne prouve pas grand’chose, reprit Jacques incorrigible dans son scepticisme. Qu’en pensez-vous, Milord ?

— Oh ! fit l’Anglais, tout cela me laisse assez indifférent. Je ne tiens, vous le savez, qu’à faire le voyage avec vous et à me briser correctement sur la surface de la Lune. »

Cette observation jeta un froid.

Marcel poursuivit :

« Voici maintenant un boulet qui part de la Lune pour se diriger vers la Terre ; c’est évidemment la réponse à l’obus du Gun-Club. Et comme il est à supposer que les astronomes de la Lune ne se sont pas bornés à un seul envoi, ne sachant trop où tomberait leur projectile, la grosse sphère dont j’ai retrouvé les débris et qui renfermait le boulet, est bien certainement l’un des messages par lesquels ils ont essayé d’entrer en relations avec nous. Les signes qui suivent confirment cette démonstration : voyez en effet ce boulet qui va de la Lune à la Terre, cet obus qui suit une direction inverse, mais parallèle ; n’est-ce pas là l’indication manifeste de relations permanentes et suivies entre les deux astres au moyen de projectiles messagers circulant d’une façon régulière et normale ? N’est-ce pas la réalisation de l’idéal rêvé par les plus éminents d’entre les astronomes, et que le Gun-Club avait essayé de faire entrer dans le domaine pratique ? »

Alors Jacques s’exclama :

« Mais c’est une plaisanterie, mon cher Marcel ! tu as là entre les mains quelque inscription commémorative imaginée par un membre du Gun-Club ou autre témoin de l’expérience de 186., il n’y a là de lunatiques que tes rêveries.

— Raille et fais de l’esprit tant que tu voudras, mais explique-moi
Je fus longtemps sans comprendre… (p. 21).
toutes les circonstances dans lesquelles j’ai fait cette trouvaille singulière. J’avais fait, comme je l’ai dit tout à l’heure, entourer d’une palissade le trou au fond duquel le pic de mes travailleurs s’était heurté contre le boulet que nous avons sous les yeux. Je suis revenu examiner ce trou, et j’ai constaté que ce projectile avait traversé la couche supérieure du sol formée d’humus et de sable mêlés, puis une couche épaisse d’une argile rougeâtre constituant le sous-sol, et finalement s’était heurté contre la roche granitique dont le soulèvement forme, à quelques kilomètres de là, les premiers contreforts des Montagnes Rocheuses. Là, la sphère enveloppante, dont j’ai conservé le fragment que voici, s’était brisée et ses débris s’étaient enfoncés de tous côtés dans la terre. Ce qui vint corroborer mes observations et les conséquences que j’en tirais, c’est que le boulet reposait sur une couche de sable blanc, très fin, où l’on ne voyait aucun vestige des terrains traversés. Il était donc certain pour moi que ceux qui avaient fabriqué ce boulet avaient pris toutes les précautions imaginables pour qu’il arrivât sans encombre à son adresse. Ils l’avaient enfermé dans une sphère creuse, remplissant de sable fortement comprimé tout l’espace libre qui entourait le boulet intérieur, de façon à ce que, quelle que fût la violence du choc, le sable pût l’amortir et préserver leur message. T’imagines-tu que quelqu’un, voulant conserver le souvenir du voyage de Barbicane, se serait amusé à prendre un tel luxe de précautions pour garder un document qu’il suffisait de déposer dans n’importe quel musée, et serait allé l’enfouir à 15 mètres de profondeur dans une contrée déserte où jamais personne ne devait s’aviser de l’aller chercher ? Car vous avez reconnu vous-mêmes qu’aucun canon terrestre n’avait pu lancer ce boulet colossal.

— Oui, murmura Jacques visiblement ébranlé, il y a là quelque chose que je ne m’explique pas.

— Ah ! tu y viens, reprit Marcel. Regarde maintenant cela : tu es chimiste ; dis-moi quel est ce métal. »

Et il rapprochait de ses yeux la plaque sur laquelle étaient gravés les signes dont il venait de fournir l’explication.

« Ma foi, je n’en sais rien ; il faudrait l’essayer.

— Je l’ai essayé ; j’ai détaché là, à cet angle, un minuscule fragment. Je l’ai amené à l’incandescence et analysé au spectroscope. Eh bien ! j’affirme que ce métal n’a pas son pareil sur notre planète.

— Tu m’en diras tant… »

Et, comme se parlant à lui-même, Jacques continua :

« Quel magnifique rêve ce serait là ! Arriver à constater la présence sur notre salellite d’une humanité avec laquelle nous pourrions entrer en communications suivies ! Quels horizons nouveaux ouverts devant la science !… Quelles découvertes inappréciables ne nous réserverait pas l’avenir ! Où s’arrêterait désormais le génie de l’homme et quelle gloire ne serait pas réservée à ceux qui auraient fait le premier pas dans les abîmes de l’infini ?

— Eh ! mais, docteur, fit alors lord Rodilan, il me semble que vous prenez feu bien facilement et que vous, qui étiez tout à l’heure si réservé, vous voilà maintenant aussi enthousiaste que votre ami.

— Ma foi, je ne m’en défends pas ; cet étrange message, les circonstances dans lesquelles il a été découvert, ce métal inconnu, tout cela me remue étrangement. Et vous-même, malgré votre flegme britannique, ne vous sentez-vous pas quelque peu ébranlé ?

— Oh ! moi, reprit l’Anglais, je suis désintéressé dans la question et, comme dit l’un de vos écrivains, mon siège est fait. Je ne veux qu’un genre de mort original et je ne crois pas le payer trop cher en vous assurant mon concours ; car il est une chose dont je demeure parfaitement convaincu, c’est que si nous échappons au choc initial au moment de notre départ, nous nous briserons infailliblement en cent mille morceaux sur les rocs de notre inhospitalier satellite.

— Ah ! permettez, dit Marcel…

— Non, mon ami, interrompit l’Anglais, — je vous demande, en effet, la permission de vous donner ce nom, puisque nos destinées vont être si étroitement unies, — nous reviendrons plus tard sur ce sujet, puisqu’il paraît vous intéresser.

— Et j’espère bien vous convaincre, conclut Marcel, en lui tendant la main, que l’Anglais serra vigoureusement ainsi que celle de Jacques, en murmurant : « Oh ! pour cela, j’en doute. »