Un monde inconnu/Première partie/20

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 203-212).

CHAPITRE XX

MÉCANIQUE ET OPTIQUE

Un problème de mécanique inquiétait Marcel. Il se demandait par quels moyens il avait pu être transporté avec ses compagnons du fond du monde lunaire à la surface du satellite. Ainsi qu’il le savait déjà, l’immense excavation qui servait d’asile aux réfugiés d’un monde devenu inhabitable, était située à une profondeur d’environ quinze de nos lieues terrestres. De quels puissants procédés disposaient donc les ingénieurs de cette étrange humanité pour pouvoir élever suivant la verticale, à de telles hauteurs, des poids aussi considérables ? Il avait fallu en effet, semblait-il, que tout ce qui avait servi à la construction et à l’aménagement de l’observatoire fût transporté à la périphérie. Il y avait là de quoi troubler profondément l’esprit le plus audacieux. Il fut bientôt fixé et demeura émerveillé de la simplicité des moyens employés pour obtenir de si étonnants résultats. Il refit avec le savant Mérovar le voyage qu’il avait déjà accompli avec Rugel, et, sous ce guide éclairé, il avait tout examiné et s’était rendu compte de tout.

C’était la cheminée d’un ancien volcan que les habitants de la Lune avaient utilisée pour y installer les appareils mécaniques qui leur permettaient de communiquer avec le monde extérieur.

Ils disposaient, on le sait, d’une inépuisable force motrice, l’électricité ; ils n’avaient eu qu’à disposer dans ce long couloir presque vertical, dont ils avaient régularisé les parois, une cage d’ascenseur de cinq mètres environ de côté. Les montants et les croisillons en étaient formés d’une tôle d’acier très résistante ; les diverses parties étaient reliées entre elles par des boulons solidement rivés, ce qui donnait à l’ensemble la rigidité d’un corps plein. De distance en distance, aux quatre angles de cette cage, s’allongeaient des poutres de tôle, également boulonnées, de longueur forcément variable, suivant la distance qui séparait les montants de la paroi rocheuse, et profondément scellées dans cette paroi.

L’ascenseur qui circulait dans cette sorte de cheminée était muni, à chacun de ses angles, de deux roues dentées, l’une au sommet, l’autre à la base, s’engrenant sur quatre crémaillères disposées le long des montants. Le mouvement leur était donné, avec une vitesse d’environ vingt kilomètres à l’heure, par un moteur électrique d’une formidable puissance sous un volume relativement restreint, aménagé dans la partie inférieure de l’ascenseur. Ce moteur, propulsif lorsqu’il s’agissait de faire monter l’appareil, servait, à la descente, de modérateur et de frein. Tout était calculé avec une rigueur si mathématique, les matériaux employés étaient d’une telle homogénéité et d’une telle résistance, le travail d’exécution était d’une telle perfection que le tout fonctionnait avec la douceur et la sûreté d’un appareil de précision, et que les chances d’accident avaient été réduites à une proportion infinitésimale.

Pour plus de sécurité, pour ne rien abandonner à l’imprévu, toujours possible dans les œuvres humaines, l’esprit de prévision des ingénieurs lunaires avait disposé, au-dessous du point de départ de l’ascenseur et dans l’axe même de la cage, une profonde cavité remplie d’une eau rendue plus dense par l’addition d’un mélange chimique, et dont l’élasticité devait, en cas de chute, amortir le choc terminal.

Marcel restait saisi d’admiration devant ce travail colossal, qui se développait sur une hauteur de quinze lieues, et dont la seule conception paraissait effrayante.

Comment des êtres humains, aux forces bornées, avaient-ils pu concevoir et réaliser un pareil ouvrage ?

En y réfléchissant, il se disait bien que cette prodigieuse quantité de matériaux à employer représentait, sur la Lune, un poids


L’ascenseur qui circulait dans cette sorte de cheminée… (p. 204).

six fois moindre que sur la Terre ; il savait, pour en avoir déjà vu de remarquables applications, que les ingénieurs lunaires étaient arrivés à résoudre, comme en se jouant, d’importants problèmes de mécanique et que leur génie scientifique, triomphant des résistances de la matière, avait inventé les machines les plus puissantes et les plus variées, réduisant en quelque sorte à néant le travail individuel de l’homme.

Toutefois ce qu’il avait devant les yeux était si démesuré et semblait dépasser de si haut toutes les prévisions, qu’il ne pouvait en croire ses yeux.

Le savant Mérovar paraissait jouir de sa surprise.

« Nous avons, lui dit-il, été heureusement servis par les circonstances. Lorsque notre humanité, contrainte de quitter la surface de notre globe, s’est retirée dans les régions souterraines qu’elle occupe aujourd’hui et que l’Esprit Souverain semblait lui avoir ménagées comme un dernier refuge, nos savants ne se sont pas résignés à rester à jamais séparés du monde extérieur, de cet espace infini où les astres poursuivent leur course immuable. Partout ils ont dirigé leurs investigations ; nul point accessible n’est resté inexploré. C’est ainsi que nous avons conslaté l’existence de nombreuses cheminées de volcans éteints ; mais presque toutes étaient de forme irréguliére, de direction oblique ; leur parcours sinueux se prêtait mal à l’établissement d’appareils nous permettant de communiquer avec l’extérieur. Nous avons fini par trouver celle que vous venez de parcourir.

« Sa direction verticale, son diamètre étroit, la rendaient merveilleusement propre à l’usage auquel nous la destinions. Malheureusement elle était, comme du reste tous les cratéres de la Lune, vous ne l’ignorez pas, obstruée à quelque distance de la surface par une épaisse couche de laves et de déjections volcaniques accumulées. Il nous a fallu nous frayer un passage à travers ces matériaux d’une extrême dureté, et nous avons pour cela recouru à nos explosifs, qui ont une force d’expansion considérable. Pour régulariser dans la mesure du possible les aspérités qui, en maints endroits, hérissaient les parois, nous ayons employé des béliers puissants.

— Je suis frappé, interrompit Marcel, des résultats magnifiques obtenus par votre industrie ; mais je me demande comment vous êtes arrivés à créer dans cette cheminée d’une prodigieuse hauteur, et surtout dans l’observatoire construit à la surface même de la Lune, une atmosphère respirable. Je sais par ma propre expérience qu’il ne faut pas s’élever beaucoup au-dessus du niveau de la caverne où nous sommes tombés, pour arriver bientôt à des couches où l’air raréfié est impropre à entretenir la vie.

— Votre remarque est fort juste, et vous allez comprendre comment ce problème a été résolu aussi facilement que les autres.

« Au bas de la cheminée on se meut notre ascenseur, sont établies de puissantes machines foulantes alimentées par l’air qui forme l’atmosphére où nous vivons ; cet air, aspiré par elles, est incessamment refoulé dans la cheminée avec une pression qui l’éléve jusqu’à la surface et l’accumule dans l’observatoire. Le jeu de ces machines est calculé de facon à ce que la colonne ascendante et l’atmosphère qui remplit tout l’édifice, de toutes parts hermétiquement clos, soient maintenues à une pression constante et sensiblement égale à celle que nous supportons dans notre monde souterrain. Et le mouvement de ces machines, fonctionnant sans relâche, fournit à la cheminée et à l’édifice qui la surmonte un courant d’air sans cesse renouvelé et toujours respirable. Les éléments inutiles sont ainsi entraînés et rejetés dans la circulation générale, où ils se purifient et se transforment à nouveau. Vous pouvez vous assurer par vous-mêmes qu’a tous les étages de l’observatoire, la respiration est aisée et facile, et que la vie à cette hauteur n’a rien perdu de son activité.

— Tout cela est merveilleux, » murmurait Marcel.

Les instruments d’optique dont les trois amis avaient éprouvé la formidable puissance, devaient être de leur part l’objet d’un examen attentif. La grande difficulté qui s’était présentée tout d’abord, pour les astronomes lunaires, consistait dans l’impossibilité où ils étaient d’opérer à découvert à la surface de la Lune. D’un autre côté, les observations n’étaient possibles qu’à l’aide d’instruments articulés de façon à pouvoir se mouvoir dans tous les sens et capables de fouiller toutes les régions de la voûte céleste. Il avait donc fallu trouver une combinaison telle que l’observateur, restant dans un milieu rigoureusement clos et rempli d’air respirable, put cependant, sans effort et sans déplacement, faire mouvoir son instrument dans le vide extérieur.

Le système des lunettes équatoriales, tel qu’il est le plus communément usité sur la Terre, ne pouvait en rien remplir ce but, l’observateur étant obligé de se déplacer en même temps que la lunette. Mais ils avaient trouvé dans les lunettes coudées le moyen qu’ils cherchaient, et ce ne fut pas l’un des moindres étonnements de Marcel de constater que ces sortes d’appareils d’optique, auxquels les astronomes terrestres avaient été conduits par le seul désir de rendre les observations plus commodes et par suite plus précises, étaient justement ceux auxquels avaient dû recourir leurs confréres de la Lune en raison des conditions toutes spéciales où ils se trouvaient.

On connaît ce genre de lunettes imaginées par l’un des plus ingénieux et des plus savants astronomes[1] de l’Observatoire de Paris.

Le corps de l’instrument est formé de deux parties cylindriques montées à angle droit : l’une, celle qui porte l’oculaire, est paralléle à l’axe du monde ; l’autre, celle qui est munie de l’objectif, est parallèle à l’équateur. À cet objectif est adaptée une sorte de boîte rectangulaire renfermant un miroir en verre argenté incliné à 45° et pouvant tourner sur lui-même de façon à se placer en face de tous les points du ciel au-dessus de l’horizon,

L’image d’un astre quelconque, réfléchie par ce miroir et réfractée par l’objectif, vient rencontrer un second miroir également incliné à 45° et disposé au point où les deux parties de l’instrument forment un coude. Ce miroir à son tour réfléchit l’image ainsi reçue et l’envoie jusqu’à l’oculaire, qui n’est lui-même qu’un microscope de fort grossissement. Et c’est cette image ainsi amplifiée qu’examine l’œil de l’observateur.

C’est sur ce principe qu’étaient fondées les lunettes dont se servaient les astronomes lunaires, avec cette particularité que le tube porteur de l’oculaire qui faisait saillie à l’intérieur de la salle d’observation, y pénétrait par une ouverture cylindrique qu’il fermait hermétiquement tout en pouvant pivoter sur lui-même avec le corps tout entier de l’instrument.

Quant à la lunette elle-même, qui se trouvait ainsi presque complètement à l’extérieur, elle reposait, par l’extrémité de son axe horaire sur un massif solide, où un systéme d’engrenages, mis en mouvement par un moteur électrique d’une extrême précision, lui permettait de suivre, au gré de l’observateur, un astre quelconque dans sa course.

Un autre mécanisme permettait à l’astronome de pointer le miroir objectif sur l’astre qu’il voulait étudier. L’une des quatre faces de la salle d’observations disposée dans le plan méridien, avait été aménagée de facon à recevoir trois de ces appareils, de dimensions égales et en tout semblables, quant à la disposition, à ceux qui sont en usage sur la Terre, mais qui en différaient pourtant par un point essentiel : leurs proportions colossales et leur perfection absolue. Les objectifs, en effet, ne mesuraient pas moins de 3m,50 de diamètre et pouvaient supporter des grossissements utiles de 25.000 fois. Ainsi s’explique le prodigieux effet qu’avait produit sur les trois voyageurs la vue de la Terre si brusquement rapprochée d’eux. Trois autres lunettes, de construction semblable, mais non plus équatoriales, disposées symétriquement sur la face opposée, permettaient de balayer tous les points du ciel et de compléter les recherches astronomiques,

C’était pour rendre possibles les observations simultanées, qui seules peuvent assurer un contrôle efficace, que les savants lunaires, auxquels ne coûtaient ni le temps ni les efforts, avaient ainsi multiplié le nombre de ces gigantesques lunettes. Quant aux autres instruments astronomiques, cercles divisés, lunettes méridiennes, etc., ils offraient beaucoup d’analogie avec les nôtres et il devait en étre nécessairement ainsi, l’astronomie étant une science exacte fondée sur les lois mathématiques qui sont les mêmes dans l’univers tout entier.

D’aussi savants astronomes n’avaient pu négliger la source féconde d’observations que peut fournir l’analyse spectrale des astres, et, dans ce domaine de l’astronomie physique comme dans celui de la science pure, les résultats obtenus par eux dépassaient de beaucoup ceux qu’on a atteints sur la Terre. Cette partie de la science, toute récente chez nous, leur était familiére depuis longtemps, et ils avaient pu, grace à l’excellence de leurs procédés et à la supériorité de leurs instruments, analyser bien plus complètement la constitution physique des astres composant notre système planétaire.

D’ailleurs, il n’échappait pas à Marcel que les observateurs lunaires se trouvaient dans des conditions tout à fait uniques et bien autrement favorables que ceux de la Terre. Ces longues nuits de trois cent cinquante-quatre heures que leur ménageait, chaque mois, le mode de rotation de la Lune, leur offraient de merveilleuses facilités. Ils pouvaient, en effet, se livrer à des observations longues et suivies dont rien ne venait ni troubler ni déranger le cours. Dans le ciel d’une immuable pureté, que n’épaississaient jamais aucunes vapeurs, que ne voilait aucun nuage, où la lumière arrivait toujours nette et franche, on pouvait discerner les astres avec la plus rigoureuse précision. En outre et par suite de la lenteur même de cette rotation, le mouvement apparent des étoiles était extrêmement faible et à peu près le même que celui de notre étoile polaire. Ils pouvaient donc suivre avec exactitude la marche de l’astre qu’embrassait le champ de leurs lunettes, et aucune des variations qui se pouvaient produire ne leur échappait.

Dans de telles conditions, ils avaient trouvé la solution de bon nombre de problèmes que se posent encore aujourd’hui les astronomes terrestres.

C’est ainsi qu’ils avaient pu depuis longtemps dresser des cartes assez complètes de Mercure et de Venus : ils avaient découvert que la rotation de cette dernière planète sur son axe s’effectuait dans un temps sensiblement égal à celui de sa révolution autour du soleil[2]. Et cet étrange phénomène astronomique, que n’avaient pas encore soupçonné les savants de la Terre, avait jeté Marcel dans une profonde surprise.

Mars avec ses continents, ses canaux gigantesques et ses calottes de glaces polaires, n’avait plus de mystère pour eux. L’atmosphère épaisse qui enveloppe Jupiter leur en avait, comme à nous-mêmes jusqu’ici voilé la surface, et leurs études sur cette planète n’étaient guère plus avancées que les nôtres. Mais ils avaient résolu l’anneau de Saturne, et Marcel put se convaincre par ses propres yeux qu’il est composé d’une infinité de petits astres très rapprochés, tournant autour du noyau central avec une rapidité telle que la lumière qu’ils réfléchissent paraît continue. Quant à Uranus et à Neptune, perdus dans les profondeurs du ciel, ils avaient bien pu déterminer sur leurs disques des differences de teintes qui faisaient croire à la présence de continents et d’océans ; mais l’extrême éloignement de ces astres ne leur avait permis de


Son âme se perdait dans un ineffable ravissement. (p. 212).
rien préciser à ce sujet. Enfin, aux limites extrêmes de notre système planétaire, ils avaient découvert, d’abord par la puissance du calcul, puis par l’observation directe, l’astre hypothétique dont nos savants ne font que soupçonner encore l’existence

Ils avaient poussé très avant leurs recherches d’astronomie sidérale, et les résultats obtenus n’avaient pas été moins féconds.

Autour de bon nombre des étoiles les plus rapprochées, ils avaient pu, grâce aux puissants moyens d’investigation dont ils disposaient, observer de nombreux satellites ou plutôt de véritables planètes effectuant, comme celles de notre système solaire, leurs révolutions autour de l’astre central.

Et lorsque Marcel, s’abandonnant à son goût pour l’astronomie, fouillait de ces gigantesques lunettes la voûte céleste toute resplendissante d’étoiles, quand son regard émerveillé contemplait ces myriades de soleils, les uns blancs comme le nôtre, les autres d’un rouge sanglant, d’un vert d’émeraude, d’un bleu profond ou d’un jaune d’or, qui jonchent l’immensité, il se demandait avec stupeur quelle inconceyable puissance maintient ces mondes suspendus dans les espaces infinis, et règle avec une immuable harmonie leurs révolutions diverses.

Et son imagination, s’exaltant devant cet éblouissant spectacle, s’élancait au delà de ces planétes qu’il avait vues tourner autour des soleils les plus voisins ; il se disait qu’autour de tous les autres, de ceux que distinguent nettement les instruments astronomiques, de ceux qu’ils n’entreyoient que d’une façon vague dans des amas confus, de ceux plus loinlains encore que révèle l’impression de leur lumiére affaiblie sur une plaque sensible, de ceux enfin que l’esprit seul devine se succédant sans fin dans les incommensurables espaces, d’autres mondes gravitent.

Et là encore, toujours et partout, il sentait que vivaient des humanités, combien diverses, combien différentes de la nôtre et de celle de la Lune !… Son imagination s’épuisait sans trêve à essayer de les figurer.

La vie sous ses formes multiples, depuis les types les plus rudimentaires et les plus grossiers jusqu’aux conceptions supérieures se rapprochant de plus en plus de la perfection, circulait dans l’univers sans bornes, célébrant la gloire et la grandeur de la force unique et souveraine d’où tout émane.

Et son âme se perdait dans un ineffable ravissement.

  1. M. Lœwy.
  2. Depuis, cette découverte, révélée par M. Schiaparelli, a été confirmée par M. Perrotin.