Un monde inconnu/Première partie/19

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 193-201).

CHAPITRE XIX

L’OBSERVATOIRE

La porte s’était ouverte ; les trois habitants de la Terre, sous le coup d’une vive émotion, s’engageaient à la suite de Rugel dans une large galerie, assez faiblement éclairée, qui s’ouvrait devant eux. À son extrémité, une nouvelle porte cédait sous la pression de leur guide ; ils faisaient quelques pas et s’arrêtaient émerveillés. Ils se trouvaient sur une vaste terrasse inondée d’une lumière dont l’éclat, légèrement voilé par une teinte bleuâtre, ne rappelait en rien celle du soleil, mais ressemblait plutôt, avec une intensité infiniment supérieure, à celle dont la Lune, lorsqu’elle est dans son plein, éclaire les nuits terrestres.

Ils promenaient autour d’eux des regards surpris et contemplaient avec admiration l’étrange paysage qui se déroulait sous leurs yeux : une plaine immense, au centre de laquelle s’élevait le gigantesque édifice dans lequel ils se trouvaient, au sol crevassé et profondément tourmenté ; à l’horizon lointain des masses formidables de montagnes et de rochers aux formes capricieuses ; des pics dénudés, aux arêtes aiguës, dressant leurs cimes vers le ciel et projetant au loin des ombres fantastiques.

Ils étaient encore sous le coup de cette émotion, lorsque Rugel, levant le bras, leur désigna du doigt le ciel qui s’étendait au-dessus de leurs têtes.

Ils levèrent les yeux. Un tremblement subit agita leurs membres, et, dans un irrésistible élan, ils s’étreignirent avec ardeur : leurs visages étaient baignés de larmes.

Ils ne pouvaient que balbutier, comme sous l’impression d’une indicible angoisse : « La Terre ! la Terre ! »

Dans le ciel d’un noir profond, sous un angle de 1° 54’, s’arrondissait un globe immense, brillant comme quatorze pleines lunes, qui déversait sur les campagnes lunaires les ondes d’une lumière intense, mais douce et tranquille.

C’était le monde qu’ils avaient quitté il y avait déjà six mois.

La Terre, à ce moment pleine, tournait vers la Lune l’hémisphère contenant l’ancien continent.

Les trois amis distinguaient à l’œil nu les contours brillants des terres et les masses plus sombres des océans, reconnaissaient l’Europe aux côtes profondément découpées, la vaste surface de l’Asie avec les presqu’îles qui la terminent, et au sud l’Afrique triangulaire. Mais c’était surtout sur la France que Jacques et Marcel fixaient leurs yeux avides pendant que lord Rodilan répétait d’une voix que le saisissement rendait plus rauque : « England ! England ! »

Rugel les observait en silence et semblait partager leur émotion.

« Venez, amis, leur dit-il ; vous allez voir la Terre de plus près. »

Ils s’arrachèrent comme à regret à leur contemplation et marchèrent derrière Rugel, non sans retourner la tête et sans lever encore les yeux vers le disque énorme qui brillait au-dessus de leurs têtes.

La terrasse sur laquelle ils se trouvaient surmontait une imposante construction qui se dressait au milieu d’une vaste dépression sur les confins de l’Océan des Tempêtes, dans le voisinage du cratère de Hansteen.

C’était une sorte de palais aux proportions colossales, de forme carrée, et composé de plusieurs étages. La partie inférieure, entourée de murs massifs d’une hauteur de quinze mètres environ, était percée de larges baies garnies d’un cristal épais, d’une extrême


rugel, levant le bras, leur désigna du doigt… (p. 193).

transparence, et séparées par de hautes colonnes à moitié engagées dans la muraille. On y avait ménagé de vastes salles qui servaient de bibliothèques, de musées, de cabinets de travail pour les astronomes dont la vie se passait à observer le ciel.

À la hauteur de la frise que supportaient les colonnes, s’élevait en retrait une construction autour de laquelle régnait une terrasse de dix mètres de largeur, hermétiquement fermée par de grands panneaux de verre cintrés dont la partie supérieure, formant dôme, s’appuyait sur la plate-forme surmontant le massif central et servant elle-même de base au dernier étage, où se trouvaient installés les instruments d’observation.

C’est sur cette terrasse vitrée que les voyageurs avaient été conduits tout d’abord, et c’est là qu’ils avaient contemplé la Terre, dont la vue subite les avait jetés dans une si vive émotion.

Ils n’étaient pas au bout de leurs surprises.

Bientôt un ascenseur électrique les transporta avec Rugel à l’étage supérieur ; ils débouchaient sur la dernière plate-forme, et de nouveau, à travers l’armature de verre qui, ici encore, formait une coupole de douze mètres de diamètre complètement étanche, ils revirent l’astre vers lequel se reportaient toujours leurs pensées.

Leur visite avait sans doute été annoncée : car à leur apparition ils se virent entourés par les savants attachés à l’observatoire et qui s’empressaient autour d’eux en leur souhaitant la bienvenue. On les regardait avec une curiosité mêlée de respect.

Celui qui paraissait être le premier dans ce corps d’élite s’avança vers eux :

« Nous saluons avec bonheur, dit-il, votre arrivée parmi nous. Nous connaissons vos héroïques aventures ; nous nous sommes réjouis avec toute la population lunaire de la venue de nos frères terrestres ; nous partageons l’espoir que votre présence fait concevoir à l’homme éminent qui nous gouverne, et nous aiderons de tout notre pouvoir à sa réalisation. Mais nous allons, dès à présent, et en attendant mieux, vous rapprocher par la vue du globe qui vous est si cher. »

Et il leur désigna de la main trois sièges dont chacun se trouvait placé à proximité d’un énorme cylindre faisant saillie à l’intérieur de la coupole et terminé par une lentille sertie dans un tube métallique, semblable aux oculaires dont sont munis sur la Terre les instruments d’observation astronomiques

« Regardez, » leur dit-il.

Trois exclamations de surprise jaillirent à la fois :

« La France !

« Paris !

« London ! »

Grâce à la puissance des instruments mis à leur disposition, la Terre s’était rapprochée d’une incroyable façon ; elle était si près qu’on en distinguait tous les détails géographiques, comme si une vaste carte eût été étendue sous leurs regards : montagnes, forêts, fleuves, cités.

Un mécanisme précis permettait de faire mouvoir sans effort l’appareil et de le promener sur toute la surface éclairée du globe terrestre.

Et leur œil insatiable ne pouvait se détacher des lieux où ils avaient vécu.

Tandis que lord Rodilan fouillait la gigantesque ville de Londres, qui lui apparaissait comme une large tache grise rayée de fils imperceptibles qui devaient être des rues, et que coupait une ligne noirâtre, la Tamise, Marcel et Jacques, palpitants d’émotion, tenaient leurs regards obstinément fixés sur Paris. Bien que le grossissement fourni par ces merveilleux instruments et que Marcel estima à vingt mille fois environ, fût tel qu’on eût dû distinguer tous les monuments, l’épaisseur de l’atmosphère terrestre en diminuait singulièrement la netteté. Entre les observateurs et la surface de la Terre s’étendait comme un voile qui estompait les contours, faisait osciller les lignes et empêchait l’œil de se fixer.

Pour les astronomes de la Lune qui n’avaient pu, sur ces impressions troublées et incertaines, établir que des conjectures, il était difficile de se reconnaître dans ce milieu flottant ; mais Marcel et Jacques y retrouvaient facilement les lieux où ils avaient passé une si grande partie de leur vie et qu’ils connaissaient si bien. Quelques instants leur avaient suffi pour s’orienter ; ils distinguaient maintenant, à l’ouest de la grande ville, comme un point étoilé, qui devait être évidemment la place de l’Étoile avec ses douze larges voies rayonnantes, et, ce point de repère établi, ils avaient bientôt fait d’assigner à chaque monument, dans ce plan presque effacé, la place qu’il devait occuper.

L’un revoyait ainsi, ou du moins croyait revoir, ce quartier de l’Observatoire où il avait goûté de si douces joies, éprouvé de si cruelles douleurs et laissé toutes ses espérances ; l’autre,
« La France ! Paris ! London ! » (p. 198).
dont aucun point de cette capitale n’attirait plus spécialement l’attention, parcourait avec attendrissement la France tout entière.

Il allait de Dunkerque, qui se baigne dans les flots de la mer du Nord, aux villes du Midi qui se mirent dans les eaux transparentes de la Méditerranée ; de la pointe extrême de la Bretagne au massif neigeux des Alpes dont les sommets, se profilant dans une atmosphère moins dense et au-dessus de la région des nuages, se détachaient avec une éclatante blancheur. Il ne pouvait se lasser de suivre le cours des fleuves et de reconnaître au passage les villes qu’ils traversent ; tour à tour Rouen, Nantes, Bordeaux, Lyon attiraient ses regards.

Puis, tandis que lord Rodilan, après avoir jeté un regard sur Londres, se complaisait à passer en revue sur la surface du monde tous les points où l’avide nation anglaise avait planté son drapeau, et sentait son cœur se gonfler d’un insolent orgueil, Marcel, franchissant les frontières de la France, s’arrêtait, non sans un mélancolique regret, sur les provinces violemment séparées de la mère patrie.

Mais bientôt, s’arrachant à cette contemplation qui ravivait en lui de si cruels souvenirs, il franchissait le Rhin, passait sur l’Allemagne, à ce moment toute couverte de nuages, mais qui, son imagination aidant, lui semblait toute hérissée d’armes, pour courir au bord de la Néva, où son âme patriotique semblait deviner de futurs alliés. Bientôt, redescendant au sud de l’Europe, il suivait ces côtes si pittoresquement découpées et que l’atmosphère, plus transparente dans cette région, lui permettait de distinguer avec plus de netteté.

C’était la Grèce étalée comme une feuille de mûrier, l’Italie qui s’allonge vers le continent africain, l’Espagne toute zébrée de chaînes de montagnes, l’Algérie étroitement serrée entre la Méditerranée et l’Atlas, le Sahara déroulant ses longues plaines jaunâtres jusque vers l’Afrique centrale aux mystères insondables.

Mais toujours son regard revenait vers la France, cette douce patrie qu’on peut bien quitter, mais qu’on ne saurait jamais oublier.

Cependant, à mesure que le temps marchait, le globe terrestre tournait sur son axe ; l’Europe s’effaçait peu à peu, et déjà les côtes du continent américain semblaient sortir de l’Atlantique.

« Amis, leur dit alors Rugel, pardonnez-moi de vous arracher à ce spectacle qui, je le comprends, charme vos cœurs ; mais vous êtes ici chez vous et vous aurez le temps de contempler à loisir la Terre dans toutes ses phases, car votre séjour dans notre observatoire se prolongera autant que vous le jugerez nécessaire. Laissez-moi vous montrer les appartements qui vous sont réservés ; puis je vous abandonnerai aux soins du savant Mérovar, mon collègue du Conseil Suprême, qui dirige ici les observations astronomiques, et qui a déjà étudié, comme vous ne tarderez pas à vous en convaincre, les moyens de vous mettre en communication avec ceux que vous avez quittés. Pour moi, les devoirs de ma charge m’obligent à me séparer de vous pour quelque temps. »

Il les conduisit à l’étage inférieur où avaient été préparées, pour les voyageurs, des chambres spacieuses meublées avec un luxe sévère et élégant. Tout y avait été disposé avec un soin attentif pour satisfaire aux exigences de ces étrangers d’une nature si différente de celle des habitants de la Lune.

Les trois amis prirent congé, non sans un certain sentiment de tristesse, de celui qui, depuis leur arrivée, avait été leur guide fidèle et dévoué, et leur avait toujours témoigné une véritable et sincère amitié. Puis ils prirent possession des lieux où ils allaient vivre pendant quelque temps, et ce fut avec une réelle satisfaction qu’ils se retrouvèrent seuls : car, après les émotions violentes par lesquelles ils venaient de passer, ils se sentaient pris d’un invincible besoin de repos.

Dans les jours qui suivirent, ils furent l’objet des attentions et des prévenances de tous les astronomes de ce merveilleux observatoire. Chacun avait à cœur d’initier les visiteurs aux secrets de ses travaux, à leur faire admirer les instruments si parfaits dont il disposait. Jacques et lord Rodilan lui-même avaient fini par s’intéresser à cette science supérieure de l’astronomie, privilège des esprits les plus hardis, où les résultats fournis par l’observation aidée du calcul revêtent toutes les couleurs et ont tout le charme des créations les plus brillantes et les plus fantaisistes de l’imagination. Comment, du reste, seraient-ils demeurés indifférents, lorsque c’était à cette science même qu’ils devaient de s’être rapprochés par la vue du monde auquel ils tenaient encore par tant de liens si forts et si puissants ?