Un monde inconnu/Première partie/18

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 183-192).

CHAPITRE XVIII

UNE ASCENSION GIGANTESQUE

Cependant les trois voyageurs avaient dû, tout en s’occupant de leurs importantes recherches, s’inquiéter d’un problème qui avait pour eux la plus haute importance : celui d’assurer leur vie dans un milieu si différent de celui où ils avaient jusqu’à présent vécu. Sans doute, les provisions dont ils avaient pris soin de se munir en quittant la Terre, conserves de toutes sortes, biscuits et boissons diverses, pouvaient leur suffire pendant un temps assez long. Mais, depuis plus de six mois qu’ils habitaient le monde lunaire, ils y avaient déjà fait d’assez larges brèches et ils voyaient s’approcher, non sans inquiétude, le moment où ils auraient épuisé leur stock.

D’autre part, ce phénomène d’êtres vivants se nourrissant autrement que par la simple absorption de l’air, à l’aide d’éléments matériels, avait intrigué les habitants de la Lune. Les trois étrangers avaient été l’objet d’une étude qui, sans leur profond sentiment des convenances, aurait peut-être pu devenir indiscrète. Mais on se souvient que parmi les documents que renfermait l’obus, se trouvaient des atlas d’anatomie les plus récents et les plus complets. Il avait donc été facile aux savants de se rendre un compte exact de la physiologie de l’humanité terrestre, et ils avaient songé eux-mêmes à trouver pour leurs hôtes les moyens les plus simples et les plus efficaces d’entretenir leur vie.

Marcel, qui avait examiné avec eux cette importante question, avait manifesté le désir d’utiliser à cet effet les graines diverses, céréales et légumineuses qu’il avait apportées de la Terre, et d’essayer aussi la culture des essences fruitiéres dont il s’était également muni. Une assez vaste région avait été aménagée à cet effet. Sur les indications de Marcel, les Diémides mis à sa disposition avaient fabriqué les instruments aratoires, et bientôt les trois exilés de la Terre avaient pu contempler comme un champ cultivé leur rappelant leur planète natale.

Mais il était quelqu’un à qui la perspective de cette nourriture de végétariens ne souriait que médiocrement, c’était lord Rodilan.

« Les conserves de corned beef, de ham, de gibier, passe encore, disait-il d’un ton piteux, bien que cela ne vaille pas une large tranche de roastbeef saignant ; mais vos choux, vos carottes, peuh ! le triste régal. Je ne suis pas un lapin pour vivre de la sorte et ne saurais m’y faire. »

Souvent il jetait des regards de convoitise sur les gracieux et jolis animaux qui bondissaient au milieu des plaines, ou sur les poissons aux écailles changeantes qui sillonnaient comme d’un éclair d’argent les ondes limpides de la mer et des ruisseaux. Il se disait qu’avec un des bons fusils de chasse ou quelqu’une de ces lignes perfectionnées qui figuraient en ce moment dans le musée du palais, il aurait bientôt fait de se procurer de savoureux repas. Il n’avait pu même résister à la tentation de s’en ouvrir à leur ami Rugel ; mais celui-ci avait répondu en souriant, comme s’il comprenait les exigences de cet estomac britannique.

« Hélas ! il vous faudra, ami, renoncer à cette espérance. Le meurtre ici est chose inconnue ; tous les êtres vivent dans une sécurité complète ; la vie, émanation de la toute-puissance de l’Être Souverain, est chose sacrée. Que, dans votre monde où de tristes nécessités vous obligent à vous repaître d’êtres animés, vous soyez conduits à imiter l’exemple que la nature vous y donne elle-même, cela se comprend et se peut excuser. Mais rien ne saurait chez nous rendre admissible une pareille atteinte à l’ordre et à l’harmonie de notre monde. Rassurez-vous toutefois : nos savants ont songé à vous ; ils connaissent aujourd’hui les éléments indispensables à votre existence ; ils ont prévu le cas où les expériences tentées par notre ami Marcel ne vous fourniraient pas tous ceux qui vous sont nécessaires, et ils étudient la composition d’un aliment qui, sous un volume très réduit, pourra remplacer la nourriture animale à laquelle vous êtes accoutumés. »

L’Anglais fit la grimace et murmura à part lui :

« Tout cela est bel et bon, mais sent diablement la pharmacie. Enfin nous verrons. »

Il ne tarda pas à voir, en effet.

Quelques jours après cet entretien, Jacques, qui passait presque tout son temps avec les savants lunaires dans leurs laboratoires, revint tout triomphant et présenta à ses deux amis un flacon tout rempli d’une liqueur claire et transparente comme de l’eau pure.

« Qu’est cela, bon Dieu ! fit Marcel et qu’est-ce qui te rend si joyeux ?

— Mes amis, dit Jacques, nous voici maintenant assurés de ne jamais avoir à regretter les succulents repas dont le souvenir hante encore notre cher Rodilan.

— Quoi ! fit l’Anglais, prétendez-vous que votre mixture va remplacer efficacement les bœufs de Durham, les moutons du Yorkshire et les jambons de Westphalie dont le nom seul me fait venir l’eau à la bouche ?

— Parfaitement, mon très cher ; et d’abord ce que vous appelez en profane une mixture est le résultat d’une combinaison merveilleuse où se mélangent, dans des proportions scientifiquement déterminées, les éléments azotés que nous fournissait sur Terre la chair des animaux. Rien que dans ce petit flacon il y a de quoi nous nourrir tous les trois pendant plusieurs semaines. Et si nous faisions de cet aliment un usage exclusif, nous serions bientôt victimes d’une surabondance de vie et menacés de funestes congestions. Heureusement, les champs ensemencés par Marcel nous fourniront en quantité suffisante une nourriture rafraîchissante. L’élixir que j’ai l’honneur de vous présenter sera notre viande.

— Peuh ! fit l’Anglais, je savais bien que tout cela finirait par des drogues.

Goûtez-en seulement, dit Jacques en riant ; vous jugerez après. »

Et il versa dans un verre quelques gouttes du précieux nectar.

Lord Rodilan regarda, flaira le liquide inconnu, puis brusquement fermant les yeux avec une grimace, comme un enfant qui avale une médecine, il absorba le contenu du verre. Et, se recueillant :

« On ne peut pas dire, fit-il, que ce soit excellent ; mais enfin ce n’est pas mauvais. Je doute fort cependant qu’il y ait là de quoi remplacer un beefsteak.

— Attendez donc quelques instants, répondit Jacques, et vous m’en direz des nouvelles. Voyez notre ami Marcel ; il n’y fait pas tant de façons. »

En effet, une demi-heure était à peine écoulée que lord Rodilan et Marcel, complètement réconfortés, se sentaient tout remplis d’une vigueur nouvelle, comme s’ils s’étaient assis à une table abondamment servie.

L’expérience était décisive ; le nouvel aliment fut adopté sans plus de difficulté, et les trois amis se sentirent rassurés contre la crainte de mourir de faim.

Il leur sembla même que ce genre de nourriture presque immatérielle les rapprochait quelque peu, à leurs propres yeux, de la condition supérieure des habitants de la Lune. Plus d’une fois, en effet, ils s’étaient sentis humiliés des tristes nécessités que leur imposait leur nature terrestre, et ils avaient cru surprendre parfois dans les regards de ceux qui avaient été témoins de leurs repas comme une expression de surprise et de pitié. Aussi le plus souvent avaient-ils soin de prendre leur nourriture à l’écart.

Depuis qu’ils habitaient le monde lunaire, Marcel, Jacques et lord Rodilan avaient beaucoup observé, beaucoup appris. Toutefois Marcel n’avait pas oublié les paroles presque mystérieuses que lui avait dites Rugel au sujet des observatoires d’où les savants de la Lune pouvaient suivre le cours des astres. Il se demandait comment, du fond de cette gigantesque caverne où ils vivaient, ils avaient pu sonder les profondeurs de l’espace. La voûte granitique qui emprisonnait cette humanité ne présentait aucune solution de continuité ; et, du reste, quelque communication avec l’extérieur eût-elle existé, il savait par sa propre expérience que la colonne atmosphérique ne s’élevait pas jusqu’à
Lord Rodilan regarda, flaira le liquide inconnu (p. 186).

la surface du satellite, et que bientôt l’air raréfié offrait un milieu irrespirable. À plusieurs reprises, il avait rappelé à Rugel sa promesse ; le moment élait proche où il allait être complétement édifié à ce sujet.

Les études approfondies auxquelles il s’était livré n’avaient pas détourné Jacques de la pensée de celle qu’il avait laissée sur la Terre ; il avait hâte de lui faire savoir qu’il était sorti vivant de cette redoutable entreprise. Il s’en entretenait souvent avec Marcel ; ses préoccupations n’avaient point échappé au sage Rugel qui, l’interrogeant affectueusement, n’avait pas eu de peine à pénétrer la cause de sa tristesse. Cet amour si noble et si pur, pour lequel Jacques n’avait pas craint de risquer sa vie, était un de ces sentiments que comprenait l’âme élevée de leur nouvel ami ; il l’avait encouragé avec bienveillance à ne point désespérer, et, à quelques paroles qu’il avait laissé échapper, Jacques avait cru comprendre qu’on s’inquiétait des moyens d’aviser les habitants de la Terre de l’arrivée à bon port des hardis voyageurs. Mais le temps lui paraissait long, et lui aussi attendait avec impatience.

Un jour Rugei apparut souriant :

« Je vous apporte, leur dit-il, une bonne nouvelle : nous allons dans quelques instants, si vous le voulez bien, visiter l’observatoire dont je vous ai déjà parlé. Le moment est propice ; la partie de la Lune qui regarde la Terre est maintenant dans l’ombre, et vous allez revoir votre patrie tout éclatante de lumière.

— Ah ! enfin, s’écria Marcel avec un éclat de joie et en serrant énergiquement la main que lui tendait Rugel.

— Merci, ami, dit Jacques, le visage rayonnant de bonheur.

All right ! fit lord Rodilan ; je vais donc revoir la joyeuse Angleterre. Quel dommage, ami Rugel, que nous ne puissions pas vider ensemble, en son honneur, la dernière bouteille de champagne qui nous resle !

— Videz-la, répliqua Rugel ; je serai avec vous de cœur, non seulement pour l’Angleterre, mais aussi pour la France, pour le monde tout entier que vous avez quitté. »

Bientôt le vin pétilla dans les verres ; on entendit retentir les cris de : « Vive la France ! vive l’Angleterre ! » Et Rugel contemplait d’un œil attendri cette joie qu’il semblait partager, et qui, malgré son impassible sérénité, touchait son cœur.

Pendant ce temps un aéroscaphe s’était avancé : c’était un véhicule à la fois élégant et solide.

Marcel, qui s’était déjà depuis longtemps familiarisé avec le mécanisme moleur, se mit au gouvernail, mit le cap sur le point de l’horizon que lui indiqua Rugel, et l’appareil s’éleva, fendant l’air avec rapidité.

Au bout de quelques heures, la mer intérieure qui s’étendait au centre de l’immense caverne était franchie, et l’on était arrivé


au pied d une colossale montagne de granit, sorte de muraille à pic qui paraissait absolument infranchissable. Entre le pied de la montagne et la grève où venaient mourir les flots, s’élevait une petite ville d’un aspect sévère et tranquille. Là vivaient, surtout pour être à proximité du lieu où ils se livraient à leurs travaux habituels, des hommes choisis dans la classe des Méolicènes et spécialement chargés des observations astronomiques. Leurs fonctions étaient prisées très haut dans le monde lunaire ; c’étaient eux qui avaient pour mission de maintenir en quelque sorte cette humanité souterraine en communication avec l’univers extérieur. Sans eux, sans leurs constants travaux, les habitants de la Lune auraient vécu complètement étrangers à ce qui se passait dans le monde sidéral et comme enfermés dans les ténèbres d’une éternelle prison.

De ce centre de recherches scientifiques parlaient incessamment des bulletins signalant, à mesure qu’ils se produisaient, tous les phénomènes célestes, et entretenant ainsi chez ces êtres si intelligents et qui savaient que la fin du monde qu’ils habitaient était fatalement marquée dans un espace de temps que l’on pouvait déjà calculer, le désir d’entrer en relations avec l’humanité la plus voisine.

Rugel et ses trois compagnons furent accueillis à leur arrivée avec la plus bienveillante cordialité. Bien qu’ils n’eussent jamais pénétré dans cette région lointaine, Marcel, Jacques et lord Rodilan étaient suffisamment connus. Ils retrouvèrent là quelques-uns des personnages éminents avec lesquels ils s’étaient déjà entretenus dans la capitale ; tous du reste étaient déjà au courant de leurs travaux. La salle où ils avaient été reçus était vaste et presque entièrement tapissée de cartes sidérales du travail le plus fini et de l’exactitude la plus parfaite. Mais Marcel remarqua qu’il ne s’y trouvait aucun instrument propre aux observations astronomiques.

« Eh bien ! mais, fit-il en s’adressant à Rugel, où donc est votre observatoire ? Ce n’est pas d’ici que vous pouvez contempler le ciel !

— Patience, ami, répondit Rugel, nous y arrivons. »

L’un des savants qui l’entouraient fit un signe : au fond de la salle s’ouvrit une large porte donnant accès à une sorte de couloir éclairé électriquement.

« Suivez-moi, » dit Rugel.

Ce couloir aboutissait à une petite pièce de forme circulaire élégamment meublée de sièges et de divans. Un fanal électrique disposé dans le plafond l’éclairait d’une lumière douce et égale, et, sauf la porte par laquelle ils étaient entrés, on n’y remarquait aucune trace d’ouverture.

« Asseyez-vous un instant, dit leur guide et vous ne tarderez pas à être satisfaits. »

Les trois amis, surpris, passablement intrigués, obéirent sans répondre.

« Nos observatoires, dit alors Rugel, ne vous offriront, au point de vue des instruments, aucune des surprises auxquelles vous vous attendez sans doute. D’après les dessins que vous nous avez montrés et les explications que vous nous avez fournies, nous avons pu juger que toute la théorie qui préside à la construction de vos instruments astronomiques repose sur les lois de la réflexion et de la réfraction des rayons lumineux. Ces lois sont générales ; seules les applications peuvent varier suivant la différence des milieux. Notre œil est conformé comme le vôtre ; le phénomène de la vision se passe pour nous comme pour vous ; tous les appareils d’optique qui ont pour objet d’étendre à l’infiniment grand et à l’infiniment petit le champ des observations ne sont que des yeux agrandis ou perfectionnés. S’il existe — et rien ne nous prouve qu’il n’en existe pas — d’autres moyens de sonder les profondeurs de l’espace ou de scruter dans leurs plus infimes manifestations les secrets de la vie, ces moyens ne doivent être accessibles qu’à des êtres conformés autrement que nous le sommes.

« Déjà, avant que notre humanité ne fût réduite à se réfugier à l’intérieur de notre monde, d’importantes recherches avaient été faites et de sérieux résultats obtenus. Je vous montrerai bientôt toute la série des travaux préliminaires par lesquels nous avons passé. »

Depuis quelques instants Marcel paraissait préoccupé : de légers frémissements semblaient agiter d’une façon presque insensible le siège sur lequel il était assis et jusqu’au sol sur lequel se posaient ses pieds, en même temps que se faisait entendre un bruissement presque insaisissable.

On eût dit qu’il cherchait la cause de ce mouvement et de ce bruit.

Rugel, qui l’observait, reprit plus vivement, comme pour l’arracher à ses réflexions :

« Vous verrez que nous avons, comme vous, usé longtemps de lunettes et de télescopes ; mais vous savez que les instruments réflecteurs sont toujours d’un maniement difficile et ne supportent pas des grossissements aussi considérables que ceux qui sont fondés sur le principe de la réfraction. Nous sommes arrivés dans la fabrication de nos lentilles à une telle perfection, nous avons pu construire des lunettes d’un tel diamètre que nous avons renoncé à l’usage des télescopes. »

Et Rugel s’étendit avec complaisance, en de longs détails, sur les procédés savants et précis à l’aide desquels ils obtenaient ces merveilleux et gigantesques objectifs ; sur les mécanismes simples et puissants qui faisaient mouvoir sans peine ces appareils, dont les proportions dépassaient tout ce que la science lerrestre avait jusqu’à présent pu réaliser.

Marcel et ses deux amis, vivement intéressés par les descriptions auxquelles se livrait Rugel, par les souvenirs des âges loiniains qu’il évoquait, par la succession de progrès scientifiques obtenus à travers les siécles et qu’il faisait passer sous leurs yeux, ne s’apercevaient pas que le temps s’écoulait et que plusieurs heures étaient déjà passées depuis leur entrée dans le réduit assez étrange où ils s’entretenaient encore.

« Tout cela est très curieux et fort instructif, ami Rugel, dit Marcel avec gaieté ; mais est-ce seulement pour nous faire une conférence sur l’histoire de l’astronomie lunaire que vous nous avez conduits ici ?

— Toujours impatient, répondit Rugel en souriant. Mais rassurez-vous, nous sommes arrivés.

— Arrivés ! s’écriérent à la fois Marcel, Jacques et lord Rodilan. Où ? Comment ?

— À la surface de la Lune, » répondit simplement Rugel.