Un monde inconnu/Première partie/17

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 173-182).

CHAPITRE XVII

LETTRES ET ARTS

Une société dont la culture intellectuelle et morale était si développée, ne pouvait rester inférieure dans le domaine des arts. Tous, ceux qui se manifestent dans le temps comme ceux qui se manifestent dans l’espace, y était assidûment cultivés depuis de longs siècles et servaient à entretenir le goût du beau et le sentiment du bien.

Au premier rang était la littérature.

Tous les genres y étaient représentés, depuis la poésie lyrique, aux généreuses envolées qui, dans des vers sublimes, s’élève à Dieu, jusqu’à ces récits aimables et charmants, où la fantaisie mêle aux conceptions les plus graves de la raison les gracieuses créations d’une imagination toujours maîtresse d’elle-même, et qui ne se départ jamais du respect de soi-même et des autres. Les poètes célébraient daus leurs hymnes la grandeur de l’Esprit Souverain, les spectacles merveilleux de la nature, les révolutions des mondes dans l’espace, les élans de l’âme vers l’infini, tout ce qui peut arracher l’homme à sa condition inférieure et réveiller en lui le sentiment de ses destinées immortelles.

D’admirables poèmes épiques, plus beaux que nos Iliades et nos Odyssées, inspirés par un ardent amour de l’humanité, retraçaient pour l’enseignement des âges nouveaux les exploits des temps antiques.

Là, rien de cette mythologie froide et incohérente où les habitants de la Terre, s’adorant eux-mêmes, divinisaient leurs plus mauvaises passions et leurs actes les plus condamnables.

Des héros à l’âme pure, ayant en vue non la satisfaction de grossiers désirs ou d’ambitions coupables, mais le bien de leurs semblables, y passaient grands et forts, luttant contre les forces naturelles pour affranchir les autres hommes de cette servitude et donnant avec joie leur vie, s’il devait en résulter, pour ceux auxquels ils se sacrifiaient, un bonheur conquis, un progrès accompli.

C’était, dans les âges passés, au temps où l’humanité lunaire vivait à la surface du satellite, lorsqu’elle avait dû, elle aussi, à force de courage et de persévérance, conquérir sur une nature hostile son indépendance et sa haute civilisation, que les divins aèdes trouvaient ces nobles figures dont le respect s’imposait à l’admiration de tous.

On ne rencontrait, dans cette littérature épurée, rien de semblable à notre poésie dramatique. Chez nous, en effet, la tragédie ne fait que mettre en œuvre les passions les plus désordonnées. Si parfois un éclair de grandeur et d’héroïque dévouement traverse cette nuit sombre, on n’aperçoit à sa clarté qu’un grouillement confus de haines ardentes, de jalousies effrénées, d’ambitions sans retenue ; notre scène tragique ruisselle toujours de sang et de larmes.

La comédie, telle que nous la pouvons concevoir, ne montre pas notre triste humanité sous un jour plus favorable : c’est que, il faut bien le dire, elle n’est que la reproduction trop fidèle de ce que nous sommes en réalité. Si les catastrophes auxquelles sont mêlés les personnages sont moins cruelles et moins effrayantes, elles sont cependant d’une perfidie plus raffinée et plus subtile.

On n’y trouve que fourberie et duplicité, intrigues malsaines dans lesquelles on fait appel aux plus viles passions, étalage cynique des plus basses convoitises. Vieillards libidineux qui sont le jouet d’intrigants, femmes adultères et coquettes, jeunes filles dont la fausse innocence cache une dépravation précoce, valets fripons, entremetteuses de toutes sortes, voilà pour l’ordinaire les personnages qui s’agitent dans une action dont la complexité et l’imbroglio font souvent le seul mérite.

Et le public de s’esclaffer et d’admirer, comme s’il se complaisait au spectacle de ses propres turpitudes.

Les auteurs se flattent sans doute de corriger les mœurs par le rire, mais ce rire ne fait que souligner l’immoralité de leurs


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conceptions, familiariser le spectaleur avec ses misères, et les lui rendre par l’habitude moins odieuses et plus acceptables.

Si chez ces êtres, d’un niveau moral plus élevé et inaccessible à nos faiblesses, on ne pouvait rien imaginer d’analogue à nos poèmes tragiques ou comiques, ils n’avaient pas pour cela renoncé aux charmes séduisants des représentalions scéniques. Aux fêtes les plus solennelles, on donnait à la foule assemblée des spectacles de nature à élever les âmes et à entretenir un culte de reconnaissance pour ceux qui avaient été les bienfaiteurs de l’humanité.

Comme il y avait dans ces cérémonies un caractère à la fois religieux et patriotique, c’était un honneur que d’y figurer et d’y tenir un rôle.

Aussi les acteurs, si l’on peut donner ce nom à ceux qui étaient investis de cette mission très haut prisée, se recrutaient-ils parmi les plus nobles et les plus intelligents, ceux qui possédaient à un haut degré les plus rares qualités de l’esprit et de l’imagination.

Il ne s’agissait pas là, en effet, de réciter, avec une mémoire plus ou moins heureuse et une mimique plus ou moins adaptée au caractère d’un personnage fictif, l’œuvre d’un poète tracée d’avance et invariable dans son expression. Un thème était donné, quelque grand acte de dévouement, quelqu’une de ces glorieuses entreprises ayant contribué à émanciper l’humanité, à augmenter la somme de son bonheur et de sa prospérité. Les grandes lignes seulement en étaient tracées. Chacun de ceux qui devaient figurer les personnages du drame y choisissait son rôle, le mieux adapté à sa propre nature et à ses sentiments. Il s’identifiait ensuite avec le personnage qu’il devait représenter, se pénétrait profondément de son caractère intime, arrivait à penser, sentir, agir comme lui. Puis, quand il l’avait fait sien, il s’abandonnait sur la scène à sa propre inspiration. Suivant que les péripéties de l’action se déroulaient, il éprouvait tous les sentiments que comportaient ces situations diverses ; il parlait suivant des impressions vraiment ressenties. C’était sa personnalité même qui était en jeu, et les spectateurs avaient sous les yeux non pas une vaine et froide illusion, mais la vie dans toute sa réalité, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus généreux.

Les manifestations de l’art musical concouraient aussi, chez les habitants de la Lune, à la grandeur imposante de ces solennités. Mais ici, comme pour l’art scénique, il fallait pour ces hommes que la vérité seule pouvait émouvoir, des œuvres d’une absolue sincérité.

Grâce aux progrés qu’avait faits chez eux la science de l’acoustique, ils pouvaient mettre la nature tout entière à contribution et lui ménager en quelque sorte un rôle dans leurs conceptions artistiques. Ils avaient déjà noté le son mystérieux des sphères qui gravitent dans l’immensité. Ils percevaient et fixaient de même les harmonies les plus fugitives, le bruit des vagues qui tantôt se brisent mollement sur le rivage, tantôt, sous l’action du vent, s’écroulent avec un sourd fracas, le murmure des ruisseaux courant dans les plaines, le chant des oiseaux, le souffle léger de la brise dans le feuillage.

Sur ces thèmes, que leur fournissait le milieu même dans


C’était dans la capitale
du monde lunaire…
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lequel ils vivaient, les artistes inspirés brodaient les créations les plus variées de leur fantaisie. Suivant qu’ils étaient pénétrés de joie ou de tristesse, d’enthousiasme ou de mélancolie, ils adaptaient à leurs sentiments ces motifs si riches et si divers. Ils y ajoutaient l’expression de leurs propres passions ; ils en faisaient un tout, où il était impossible de distinguer ce qu’ils devaient à la nature et ce qu’y avait ajouté leur génie créateur.

Il en résultait des mélodies d’un charme inexprimable, des concerts harmonieux dont la douceur berçait mollement les âmes, réveillait dans les cœurs les plus nobles sentiments et formait un merveilleux accompagnement aux grandes scènes dramatiques qui se déroulaient sous les yeux des spectateurs émus.

C’était dans la capitale du monde lunaire que se célébraient ces fêtes, qui devaient leur magnificence non à l’entassement puéril ou prétentieux de vaines somptuosités, mais au choix délicat, à la grandeur des conceptions artistiques dont elles étaient le prétexte et l’occasion. Ses habitants n’étaient pas, du reste, les seuls à jouir de ces spectacles magnifiques. Avec les moyens que la science avait déjà depuis longtemps vulgarisés dans ce monde privilégié, tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait sur ces scènes grandioses était immédiatement transmis dans toutes les villes et dans les villages les plus reculés. Ceux qui n’avaient pu se rendre au lieu où siégeait le gouvernement, avaient sous les yeux, avec la fidélité la plus scrupuleuse, ces imposants spectacles. Ils voyaient les acteurs, ils les entendaient, ils percevaient le son des instruments. Rien n’était perdu pour eux et, dans ces jours où s’exaltait le culte de la patrie et de la vertu, la population entière de la Lune était réunie dans un élan commun de ferveur et d’amour.

De vastes salles, savamment aménagées pour l’acoustique et pour la vue, recevaient les nombreux spectateurs que ces fêtes attiraient.

Sur des gradins largement espacés, chacun était commodément assis, et n’était géné, comme dans nos théâtres étroits où l’on s’entasse pour s’étouffer, ni par ses voisins, ni par le va-et-vient des gens égoïstes ou distraits qui ne se font nul scrupule de déranger vingt personnes pour regagner leur place. On n’avait ménagé ni l’air ni l’espace, et, du reste, tous les assistants, pénétrés de la gravité de ces représentations, jouissaient, d’un esprit recueilli et d’un cœur ému, des grandes scènes qui se déroulaient devant eux.

Comme ceux qui se rendaient à ces solennités y venaient non pour se montrer ou pour faire un fastueux étalage de joyaux ou de toilettes voyantes, mais pour s’y abandonner aux plus nobles jouissances de l’art, les architectes qui avaient construit ces vastes édifices avaient eu soin de laisser les spectateurs dans l’ombre et de projeter toute la lumière sur la scène où se mouvaient les personnages de ces drames héroïques ou lyriques. Ce qu’on avait sous les yeux c’était la vie dans toute sa réalité et dans toute son intensité.

Fidèles aux traditions du beau, qui se transmettaient sans s’altérer de génération en génération, les peintres et les sculpteurs s’inspiraient des sentiments les plus nobles et les purs. Rien n’y venait fausser leur jugement supérieur, le culte d’une forme épurée, le sentiment des beautés toujours nouvelles de la nature. Là jamais rien de mièvre ou de contourné, rien de prétentieux ou de factice, rien surtout qui pût abaisser les âmes, et, sous le faux dehors de la beauté plastique, faire naître le goût des vils instincts, des actes dégradants.

Les gymnases où, sous la direction de maîtres respectés, se formaient les disciples du grand art, ne retentissaient pas, comme chez nous, du bruit des querelles d’école ; on ne s’y disputait pas sur la forme ou la couleur ; on ne s’y jetait pas à la tête les noms d’impressionnistes, de symbolistes. On n’y connaissait qu’une seule forme de l’art, celle qui réunit dans une expression souveraine Ja splendeur de la forme à la noblesse de l’idée.

Grâce aux moyens tout à fait perfectionnés dont ils disposaient. les écrivains et les compositeurs n’étaient pas asservis à la nécessité de noter péniblement leurs pensées à l’aide de signes lents à tracer et où se perdent souvent les mouvements et la chaleur de l’inspiration.

Des appareils spéciaux saisissaient, au moment même où ils se produisaient, les mots sortis des lèvres du poète, les sons que le musicien lirait de l’instrument qui donnait à ses émotions une forme sensible. Et l’œuvre, à jamais fixée, apparaissait ainsi toute vibrante encore des impulsions de l’âme qui lui avaient donné naissance, dans la splendeur ou la grâce de sa spontanéité.

De riches bibliothèques remplies de tous les ouvrages remarquables laissés par les âges précédents, et des revues où s’enregistraient au jour le jour les conquêtes incessantes d’une science toujours en éveil, fournissaient à tous d’inépuisables trésors. Tout ce qu’avaient pu réaliser de progrès l’art de la typographie, le dessin et la gravure, se réunissait pour placer sous les yeux de ceux qui feuilletaient ces vastes collections, les conquétes que le génie des sages avait réalisées à force de travail et de persévérance.

La simplicité des méthodes, la clarté des démonstrations, l’abondance des faits observés et la rigueur de l’esprit critique qui présidait à leurs classifications, rendaient accessible à tous les esprits la connaissance des problèmes qui sont chez nous le privilège de quelques intelligences d’élite. Et grâce à cette diffusion scientifique, ces êtres si bien doués sous le rapport de la compréhension et du raisonnement, se maintenaient à un niveau intellectuel que nous avons peine à concevoir.

Dans ce monde où tout était harmonieux et simple, l’organisation sociale était fixe et à l’abri de toutes les révolutions que suscitent sur la Terre les ambitions ou les fureurs des partis. On n’y connaissait rien non plus de ce que nous appelons les affaires. Aussi jouissait-on de l’inappréciable avantage de n’avoir pas de journaux ! Par suite, on ignorait ces polémiques ardentes où les intérêts privés déchaînés font table rase des intérêts publics, ces factums injurieux où, pour satisfaire des haines sauvages ou de basses rancunes, on vilipende les hommes les plus considérables, on exalte le vice ou la perlidie, on traîne sur la claie l’honnêteté et la vertu.

Rien de semblable non plus à ces scandaleuses entreprises où, sous prétexte de servir l’utilité générale, on trompe une multitude dont l’avidité égale la sottise, on spécule sur les plus mauvaises passions, on s’enrichit aux dépens d’autrui, et on donne le spectacle écœurant de fortunes colossales fondées sur l’agiotage et le jeu, sur la ruine d’une foule de misérables.

Pendant que Marcel et Jacques étudiaient ainsi, à des points de vue différents, le monde lunaire, et marchaient de surprise en surprise, lord Rodilan ne restait pas inactif. Son esprit philosophique avait été profondément frappé par la simplicité des mœurs et des institutions qui régissaient cette société d’un ordre supérieur. Son scepticisme, entretenu par les contradictions et les incohérences qui se rencontrent au sein de l’humanité terrestre, n’avait pas tenu devant cette réalité harmonieuse d’une nombreuse réunion d’hommes vivant dans
On ignorait la tyrannie bureaucratique (p. 182).
une concorde parfaite, avec un minimum de lois et de gouvernement qu’oseraient à peine entrevoir les plus utopistes rêveurs.

Il s’était donné pour tâche d’étudier à fond tout ce qui concernait la religion, les mœurs, les institutions politiques et civiles, et se proposait de réunir tous les résullals de ses recherches dans un Mémoire qui, joint au résumé de Marcel et de Jacques, formerait à coup sûr le plus inattendu, le plus nouveau et le plus intéressant des traités. Quel émerveillement ce serait pour le monde savant de la Terre que de recevoir un jour ce livre étrange, imprimé sur la Lune, tout rempli de photographies, de dessins, de peintures, chefs-d’œuvre des artistes lunaires, représentant des êtres humains, des animaux, des monuments, des paysages inconnus !

Comment un pareil ouvrage parviendrait-il à la connaissance de ceux auxquels il était destiné ? — Le diplomate anglais ne s’en inquiétait pas pour le moment, mais il y travaillait avec ardeur.

Sa tâche, du reste, avait été facile.

Les institutions politiques qu’il s’était chargé d’étudier étaient peu compliquées : pas d’autorité tracassière jalouse de ses prérogatives, toujours prête à mesurer son importance aux ennuis et aux embarras qu’elle suscite à ses administrés. On ignorait et la tyrannie bureaucratique, et les vexations paperassières, et les inquisitions odieuses que les pauvres humains de la Terre, vraiment de très bonne composition, déguisent sous les doux euphémismes de libertés, de garanties administratives.

Là, on n’avait pas sous les yeux l’afiligeant spectacle que présente, chez les peuples qui se prétendent les plus civilisés de la Terre, l’organisation de la justice répressive. Les contestations entre particuliers étaient rares et aisées à trancher : l’équité et la bonne foi des contractants suffisaient amplement à les régler.

Quant aux attentats contre les personnes ou contre la chose publique, produits le plus souvent par l’âpre lutte pour l’existence, ils y étaient complètement inconnus.

Dès lors pas de tribunaux, pas de police, pas de gendarmes, pas de bourreaux.

Nul n’avait à redouter les dénonciations perfides, les accusations intéressées, à trembler pour lui-même ou pour les siens, à redouter les surprises de la loi ou les pièges de la chicane.

On vivait ouvertement sans avoir rien à dissimuler, et partant rien à craindre.