Un monde inconnu/Première partie/16

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 159-172).


Ils avaient construit ces esquifs aériens… (p. 162).

CHAPITRE XVI

ÉTUDES ET RECHERCHES

Depuis le jour où ils avaient été solennellement reçus par le magistrat suprême de l’humanité lunaire, une existence nouvelle avait commencé pour Marcel, Jacques et lord Rodilan. Devenus en quelque sorte citoyens de cette nouvelle patrie, ils avaient entrepris, sous la direction de leur ami Rugel, une étude approfondie des mœurs et des institutions qui régissaient ce monde si différent du nôtre.

En possession parfaite de la langue, qu’ils connaissaient maintenant à fond, ils pouvaient s’entretenir avec tous ceux qu’ils rencontraient, voir et juger par eux-mêmes. Du reste, leur renommée avait déjà pénétré dans toutes les régions habitées de la Lune ; grâce aux moyens de communication rapide, la cérémonie de leur réception, les paroles qui avaient été échangées, les espérances qu’avait fait naître leur heureuse arrivée étaient connues partout. Aussi, en quelque lieu qu’ils se présentassent, ils étaient accueillis avec un bienveillant empressement ; chacun se montrait ravi de les recevoir, de contribuer à les instruire.

Pour eux, tout était nouveau, tout était à étudier.

Et, suivant leurs aptitudes, ils s’étaient partagé la tâche.

À Marcel revenait de droit le domaine si étendu des sciences et de leurs applications ; à Jacques appartenait celui de la physiologie, de la médecine et des sciences naturelles, qui lui offrait un champ indéfini d’observations. Lord Rodilan s’était réservé l’étude des institutions politiques et de l’histoire de ce monde inexploré.

Profondément versé dans l’étude des sciences à laquelle il avait voué sa vie, et doué d’une rare faculté de compréhension, Marcel eut bientôt parcouru le cercle des applications nouvelles et hardies où s’était aventuré le génie des savants du monde lunaire. Rugel et quelques autres esprits d’élite, qui s’étaient mis avec empressement à sa disposition, étaient émerveillés de la facilité avec laquelle il abordait les problèmes les plus ardus et devinait en quelque sorte leurs solutions aussitôt qu’il était mis sur la voie de la démonstration. Il s’arrêtait souvent devant quelqu’une de ces machines simples à la fois et puissantes qui exécutaient des travaux de force ou de vitesse ; il cherchait un instant et bientôt découvrait la loi du mécanisme, en donnait la formule, et ceux qui s’étaient chargés de son initiation se regardaient avec un sourire approbateur.

Les instruments d’optique appliqués à l’astronomie attirèrent son attention : l’astronomie était sa passion.

Dans les bibliothèques et les musées, qu’il avait visités avec soin, il avait vu des modèles de lunettes dont les proportions lui avaient paru colossales. Il s’était souvent demandé comment les habitants de la Lune, enfermés sous une voûte de granit, pouvaient observer les espaces célestes ; et un jour qu’il interrogeait Rugel à ce sujet, celui-ci lui avait répondu en souriant :

« Patience, ami ; nous vous montrerons notre observatoire, qui vous étonnera, j’en suis sûr ; laissez-moi le plaisir de vous ménager cette surprise. »

Parmi les nombreuses inventions entrées pour ainsi dire dans


la vie quotidienne, une de celles qui avaient le plus charmé Marcel était, sans contredit, la transmission à distance des images sensibles et parlantes. Les physiciens de la Lune avaient résolu le problème de transmettre simultanément au loin l’image d’un être vivant, les mouvements qu’il exécutait et les paroles qu’il prononçait. Le même fil électrique servait de véhicule aux ondes lumineuses et aux ondes sonores.

On assistait ainsi à ce spectacle étrange : une personne assise devant un écran y voyait tout d’un coup apparaître celui avec lequel elle était en communication ; elle le voyait, l’entendait, échangeait avec lui des propos comme dans une conversation en tête-à-tête, et chacun des interlocuteurs avait ainsi en face de lui celui avec lequel il conversait.

Pour cette humanité supérieure, soumise à moins de besoins que l’humanité terrestre, le cercle des applications industrielles que nous demandons à la science était assez restreint. Leur activité intellectuelle et leur ardeur aux recherches spéculatives n’en avaient pas été amoindries. Tous les problèmes qu’entrevoient nos savants et qui, aux limites de la science moderne, surexcitent leur esprit d’investigation ou exaltent l’imagination de certains précurseurs, avaient été abordés et résolus par eux. Ils avaient depuis longtemps trouvé le moteur électrique que cherchent encore nos physiciens, et qui, développant sous un petit volume une énergie puissante, obtient une somme de travail que sont bien loin d’atteindre encore nos essais rudimentaires.

Après avoir passé, comme nous, en matière d’aérostation, par la théorie des ballons fondée sur la doctrine du plus léger que l’air, ils n’avaient pas lardé à reconnaître son impuissance radicale. L’observation du vol des oiseaux les avait rapidement conduits à l’adoption d’un principe tout opposé, celui du plus lourd que l’air. Et avec ce moteur dont ils disposaient, ils étaient bientôt arrivés à construire ces esquifs aériens, légers et résistants, dont nous avons déjà parlé et qui avaient fait l’admiration des représentants d’un monde moins avancé.

Dans un intérêt purement scientifique et sans même songer à leur demander des applications pratiques dont ils n’avaient pas besoin, ils avaient arraché à la nature ses plus mystérieux secrets.

La liquéfaction et la solidification des gaz leur étaient depuis longtemps familiéres, et Marcel put contempler dans leurs laboratoires, maintenus sous de formidables pressions, les divers gaz contenus dans leur atmosphère.

Ils avaient découvert depuis longtemps, et ce ne fut pas un des moindres étonnements de Marcel, la transformation des ondes lumineuses en ondes sonores que, malgré leurs essais, jusqu’ici infructueux, cherchent encore nos savants. Ils pouvaient ainsi recueillir le bruit des sphères tournant dans l’espace et entendre ce mystérieux concert de l’infini qu’avait deviné Pythagore et dont Cicéron, dans une sorte d’intuition prophétique, décrit les mélodieux effets[1].

Des appareils électriques spéciaux et délicats, disposés à la surface même de la Lune, recevaient en notes diverses l’impression sonore produite par chacun des astres de notre système planétaire, et ces sons amplifiés se combinaient dans une inexprimable harmonie.

Dans le domaine de toutes les sciences qui procèdent du raisonnement et de l’observation et où le calcul joue un rôle, Marcel constata les mêmes progrès, les mêmes vues hardies et profondes. Il y avait là de quoi défrayer pendant plusieurs siècles tous les instituts de l’humanité terrestre.

De pareilles surprises étaient réservées à Jacques, dans le champ des études qui lui étaient attribuées.

Il n’avait pu, au premier abord, ne pas étre frappé des conditions physiologiques de ces êtres semblables à nous sous tant de rapports, mais si différents en un point capital. Les habilants de la Lune n’étaient pas astreints au plus impérieux de nos besoins matériels, celui de se nourrir. Chez eux, par conséquent, point de tube digestif, pas d’œsophage, pas d’estomac, pas d’intestins.

C’est à l’état gazeux que les éléments indispensables à la vie, oxygène, carbone, azote, hydrogène, pénétraient dans leur organisme et, entraînés dans la circulation générale, allaient renouveler les tissus.

L’oxygène, ils l’empruntaient directement à l’air par la respiration ; les poumons, beaucoup plus développés que chez nous, présentaient une surface plus large, capable d’absorber une plus grande quantité de ce gaz vivifiant. Le carbone et l’azote, ils se les assimilaient par une vérilable décomposition chimique de l’acide carbonique et du gaz ammoniac en suspension dans l’atmosphère. À cet effet, le tube digestif et ses annexes étaient remplacés chez eux par un ensemble d’organes spéciaux tapissés de muqueuses d’une extrême finesse qui, sous l’influence du système nerveux, séparaient les éléments de ces gaz, à peu près comme les parties vertes des plantes, sous l’influence de la lumière solaire, décomposent l’acide carbonique et retiennent le carbone.

La grande quantité de gaz ammoniac existant dans l’air provenait de la décomposition des corps des animaux. Dans ce monde, en effet, où nulle vie ne se nourrissait d’une autre vie, entretenue qu’elle était par des éléments gazeux, les corps des êtres animés ne voyaient pas leur existence abrégée par la nécessité de fournir aux autres êtres vivants des aliments solides. Ils allaient tous jusqu’au bout de leur évolution vitale ; la nature opérait son œuvre de dissolution et ceux que la mort avait frappés rendaient rapidement aux vivants les éléments que ceux-ci s’assimilaient à leur tour dans un perpétuel échange.

Comment enfin l’hydrogène se trouvait-il à l’état libre dans l’air ? C’est que l’atmosphère des immenses cavernes était éminemment hydratée et que les puissants courants électriques qui la traversaient sans cesse, en y décomposant la vapeur d’eau, enrichissaient l’air de ce gaz si léger qu’il pénètre toutes les parois. Ainsi s’expliquaient l’absorption constante et l’assimilation de l’hydrogène par les tissus du corps humain dans le monde lunaire.

Dans cette vie physiologique d’un ordre supérieur, aucun élément impur et inassimilable, comme ceux que la nutrition apporte à nos organes, n’entrait dans leur économie pour en être ensuite expulsé. Il n’était pas nécessaire que leur sang fût, comme le nôtre, débarrassé par une voie spéciale d’éléments grossiers. Un organe particulier, sorte de glande située au-dessous de l’appareil respiratoire, filtrait en quelque sorte le sang, éliminant les molécules nuisibles devenues inutiles. Elle remplissait un rôle analogue à celui du rein, avec cette différence essentielle que les résidus de cette élimination étaient entraînés au dehors à l’état gazeux, tant par l’expiration que par l’évaporation à travers l’épiderme.

Comme leur mode de nutrition n’impliquait aucun travail de mastication, les dents chez eux auraient pu paraître inutiles. Ils en avaient cependant, mais celles qui meublaient leurs bouches ne jouaient pas le même rôle que chez nous. Moins épaisses et de moindre dimension, elles ne servaient qu’à régulariser le passage de l’air dans l’émission de la parole, et à produire avec les mouvements de la langue et des lèvres les articulations du discours. D’une blancheur d’ivoire, que n’allérait jamais aucune de ces causes qui, sur la Terre, les dégradent et les détruisent, leur éclat contrastait avec le rouge vif des gencives, où elles s’enchâssaient comme des perles dans un écrin.

Dans cet organisme moins complexe, la fonction du foie, au lieu d’être double, comme chez nous, était simple. Pas n’était besoin, en effet, d’une sécrétion de bile là où il n’y avait ni alimentation ni digestion. Mais le foie conservait toute son activité pour produire la matière glycogène qui donne elle-même naissance au glycose, dont le rôle est si considérable dans la respiration et la rénovation des tissus. Le mécanisme vital, dans ce milieu suroxygéné était d’une énergie beaucoup plus active. Aussi le développement physique était-il plus rapide que sur la Terre, et une dizaine de nos années suffisait à l’être humain pour atteindre l’âge adulte. Ces conditions physiologiques entretenaient une vigueur constante, une jeunesse qui se prolongeait jusque dans un âge très avancé, un équilibre permanent de tous les éléments qui concourent à la vie.

On ne rencontrait pas chez eux de ces tempéraments déséquilibrés par la prédominance soit du système nerveux, soit de la lymphe, soit du sang. On n’y voyait pas de névropathes, de ces êtres anémiés, au teint pâle et blafard, qui n’ont que les apparences de la vie, de ces natures sanguines ou pléthoriques irrémédiablement vouées aux congestions ou aux apoplexies. Aussi le champ des maladies était-il restreint et ne présentait que de très rares complications. Quelques irritations des voies respiratoires, auxquelles on remédiait facilement par un dosage ingénieux de l’air respirable, parfois des engorgements ou des inflammations des organes abdominaux, des céphalalgies causées par une dépense excessive de force musculaire ou de tension cérébrale, composaient toute leur pathologie.

Et, chez ces êtres supérieurs, la thérapeutique était fort simple. Comme la respiration était chez eux l’unique mode d’entretien de la vie, c’est par la respiration qu’ils transmettaient à l’organisme tous les agents curatifs. Leur connaissance approfondie de la chimie et les moyens qu’ils possédaient d’agir sur les diverses substances, leur permettaient de les faire passer facilement à l’état gazeux et de les administrer aux malades par voie d’inhalation.

Depuis longtemps aussi ils étaient en possession de la méthode d’injection hypodermique, à laquelle ils ne recouraient d’ailleurs que dans les cas particulièrement graves et où il s’agissait de faire pénétrer rapidement dans la circulation certaines substances énergiques, d’une action prompte et décisive.

Quant aux traumatismes qui pouvaient résulter de tous les accidents inhérents, surtout pour la classe des Diémides, à une vie active et laborieuse, la science de leurs chirurgiens en avait d’ordinaire aisément raison. La liste, beaucoup plus complète que la nôtre, des anesthésiques et des antiseptiques, leur fournissait les moyens de pratiquer avec la plus grande sécurité les opérations les plus délicates, sans avoir à craindre les funestes conséquences qui souvent chez nous les rendent si redoutables.

Tout d’ailleurs les favorisait : l’air qu’ils respiraient et que surchargeait l’ozone, milieu essentiellement défavorable aux germes morbides, et par-dessus tout la simplicité même de leur organisme, qui rendait toujours facile et jamais périlleuse la diffusion des substances médicamenteuses,

Un jour que Jacques s’entretenait avec ses amis des singularités que ses observations lui avaient révélées sur la constitution physiologique des habitants de la Lune, lord Rodilan l’interrompit en s’écriant :

« Ah ! voilà un pays où les damnés fils d’Esculape seraient bien assurés de ne jamais faire fortune !

— Vous leur en voulez donc bien, mon cher ami, répondit Jacques, à ces malheureux médecins, qui, si souvent, exposent leur vie pour arracher leurs semblables à la mort ?

— Oui, oui, je sais, il en est qui, comme vous, sont de braves gens, toujours prêts à soulager le pauvre monde. Mais je parle de ces charlatans qui se targuent orgueilleusement du titre de princes de la science et n’ont en vue que de vendre à des prix fantastiques les moindres paroles tombées dédaigneusement de leurs lèvres sibyllines.

— Vous avez donc été écorché de bien près par quelqu’un de mes savants confrères ?

— Ah ! oui, et il m’en souvient encore. J’étais, depuis quelque temps, travaillé par des douleurs d’estomac à propos desquelles j’avais consulté nombre de médicastres, tous plus diplômés les uns que les autres. Ils m’avaient drogué à qui mieux mieux et envoyé aux stations balnéaires les plus fantaisistes, et, bien entendu, toutes ces pérégrinations n’avaient profité qu’à ceux qui me les avaient conseillées : car nul n’ignore que ces messieurs ne dédaignent pas de toucher une commission plus ou moins raisonnable pour chacun des patients qu’ils adressent aux établissements en vogue.

« Bref, on finit par m’indiquer un célèbre spécialiste qui, dans des cas pareils, opérait, disait-on, des miracles. Il résidait à Londres. J’étais alors à Calcutta ; je fis le voyage tout exprès, tant j’avais hâte de digérer comme tout le monde.

« À peine arrivé, je me rendis chez lui. Je pénétrai dans un hôtel splendide qui resemblait plutôt à un palais qu’à la demeure d’un savant…

— Pardon, interrompit Jacques en souriant, il s’agissait d’un prince de la science.

— Soit ; mais la cage valait mieux que l’oiseau. Après avoir longtemps, très longtemps attendu dans un salon somptueusement orné, où s’entassaient tous les chefs-d’œuvre des arts, et que remplissait déjà une foule de fidèles, attendant l’oracle de leur destinée, je fus introduit à mon tour dans le sanctuaire.

« Je me trouvai en présence d’un grand vieillard, au front dégarni, à la face rougeaude encadrée de longs favoris blancs. Son œil froid avait l’air de vous scruter jusqu’à l’âme et peut-être jusqu’au fond du porte-monnaie ; ses lèvres minces n’avaient jamais dû s’ouvrir pour un sourire bienveillant : son abord était plutôt antipathique.

« D’un geste grave, il m’indiqua une chaise placée en face du fauteuil élevé sur lequel il se laissa tomber lui-même, me dominant de tout son buste.

« Je le considérai avec curiosité, car je ne me suis jamais laissé prendre aux airs solennels de ces fantoches qui semblent toujours pontifier et traiter comme un vil bétail les malheureux que leur imprudence met à portée de leurs griffes.

« Se renversant enfin sur le dossier de son siège et croisant les jambes, pendant qu’il regardait avec une attention profonde les ongles de sa main gauche, il laissa tomber ces mots : « Milord, je vous écoute. »

« J’exposai mon cas, énumérai les supplices divers auxquels m’avaient soumis ceux de ses confrères que j’avais consultés. Il m’écoutait, hochant parfois la lête et se bornait, lorsque je faisais mine de m’arrêter, à me dire : « Allez, allez toujours, »

« J’arrivai à la nomenclature des eaux thermales que j’avais essayées et lui dis, sans y attacher autrement d’importance, que l’usage des eaux de Vichy semblait m’avoir procuré quelque soulagement.

« Ce fut une révélation.


Pendant qu’il regardait les ongles de sa main gauche… (p. 168).


— Ah ! s’écria-t-il, Vichy vous à fait du bien. Eh bien, Milord, retournez à Vichy ! »

« Il s’était levé. Tout stupéfait, j’en fis autant. La consultation était terminée. Il ajouta obligeamment : « C’est trois livres. »

Marcel riait franchement.

« Vous avez eu, conclut Jacques, la be de tomber sur un de ces faiseurs qui, sous le nom de médecins, exploitent la crédulité publique. Mais de tout cela résulte un enseignement utile. Si votre estomac vous tourmentait, c’est qu’il avait pour cela d’excellentes raisons. On sait que les dîners délicats à la fois et plantureux sont de mise dans le monde diplomatique, et, soit dit sans vous offenser, vous en aviez quelque peu abusé.

« Depuis que vous êtes réduit à un régime qui a le précieux avantage de rendre tout excès impossible, votre estomac vous laisse parfaitement tranquille.

— C’est possible, répliqua lord Rodilan ; mais au risque de quelques crampes, je ne serais pas fâché de me retrouver assis à la table du Yachting-Club. »

En étudiant attentivement la structure physiologique des membres de l’humanité lunaire, Jacques était arrivé à constater chez eux une particularité qui lui avait d’abord échappé et qui expliquait, dans une certaine mesure, leur supériorité morale.

Dispensés du soin de se nourrir, ils n’avaient pas besoin du sens du goût, et la nature, qui ne fait rien d’inutile, ne les en avait pas dotés. Chez eux, les papilles de la langue et du palais ne recevaient pas l’impression des saveurs diverses, mais elles remplissaient une autre fonction. Douées d’une sensibilité dont nous pouvons à peine concevoir la délicatesse, elles formaient comme une sorte d’appareil d’émission électrique, et les mouvements que la volonté, élaborée dans le cerveau, imprimait à cet organe produisaient des ondes qui, bien que très faibles, allaient frapper chez les autres individus un organe récepteur d’une égale sensibilité. Cet organe résidait dans l’oreille, où une deuxième membrane, analogue au tympan, mais infiniment plus délicate, vibrait à son tour et transmettait l’impression au cerveau.

Grâce à ce sens, à l’aide duquel se traduisaient ces états insaisissables de l’âme qui échappent chez nous à l’observation, la pensée, en se transmettant de l’un à l’autre, arrivait exprimant en toute sincérité, et sans qu’il fût possible de les dissimuler, l’idée, le sentiment et la volonté. Ce sens fonctionnait en même temps que la parole.

De même que, chez nous, plusieurs sens s’exerçant à la fois concourent à l’expression complète de la pensée ou du sentiment, la voix en traduisant les idées ; les yeux, les mouvements du visage et parfois même le geste en complétant cette manifestation, ainsi, mais avec beaucoup plus de puissance, chez les êtres que Jacques étudiait alors, ce sens inconnu faisait de la sincérité la loi même de leur nature.

Des êtres qui ne pouvaient dissimuler aucune de leurs pensées ni aucun de leurs sentiments n’avaient jamais pu même concevoir l’idée du mensonge. Il n’y avait donc pas entre eux place pour l’hypocrisie ni pour la fraude. Par suite, nulles tromperies, nulles machinations secrètes, nulles intrigues au profit d’ambitions inavouées. Ne pouvant rien cacher, on n’avait pas songé à ourdir des complots, à combiner des manœuvres, à tendre des pièges. Il était impossible d’avoir une chose sur les lèvres, une autre dans le cœur ; enfin, chez les heureux habitants de la Lune, la science diplomatique, qui n’est, le plus souvent, qu’une science d’artifices et de mensonges, était absolument inconnue.

Jacques s’était demandé aussi comment, depuis tant de siècles que l’humanité lunaire vivait dans ces conditions nouvelles, l’accroissement de la population, s’il était soumis aux mêmes règles que chez nous, n’avait pas déjà rempli outre mesure l’espace restreint dans lequel elle habitait. Mais il avait reconnu bientôt que les naissances, soumises aux mêmes conditions physiologiques que sur la Terre, échappaient à la loi de progression. La nature, dans sa prévoyance, avait sagement, pour la race humaine comme pour les espèces animales, renfermé dans des limites infranchissables le développement de la vie. Elle se contentait de réparer les pertes ; les unions étaient loin d’y être aussi fécondes que chez nous, et le nombre des naissances ne dépassait pas celui des décès.

Grâce à la vigueur de leur constitution, la vie se prolongeait chez les habitants de la Lune, au delà des bornes que nous lui connaissons. Elle atteignait fréquemment cent vingt-cinq ou cent trente de nos années. Et dans ces natures robustes dont aucune cause morbide n’altérait le fonctionnement, les forces du corps et les facultés de l’intelligence se conservaient sans altération sensible jusque dans l’âge le plus avancé de la vie.

La période d’affaiblissement qui précédait la mort était relativement courte. La vie organique décroissait la première, laissant à peu près intact ce que les physiologistes appellent la vie de relation. Le vieillard, que ses forces physiques abandonnaient peu à peu et chez lequel les fonctions nutritives — c’est-à-dire de respiration — allaient diminuant, gardait jusqu’au dernier instant la netteté de son esprit, la vivacité de ses sentiments. Résigné, grâce à une haute philosophie à laquelle il devait la démonstration incontestée de la vie future, il s’éteignait doucement au milieu des siens, leur adressant ses suprêmes conseils, et les dernières paroles qu’il prononçait renfermaient non un « adieu » désespéré, mais un « au revoir » tout plein de promesses et d’espérances.

Dans cette fin d’un sage, semblable au sommeil de celui qui s’endort sur sa tâche accomplie, rien de lugubre ou de sinistre comme chez nous. On n’assistait jamais au spectacle répugnant de ces décomposilions qui semblent anticiper sur le tombeau, à ces déplorables effondrements de l’intelligence, qui paraît s’éteindre par fragments et ne laisser entre les mains de ceux qui entourent le vieillard qu’une misérable guenille n’ayant plus rien d’humain que la forme.

  1. Scipion Émilien raconte qu’il a été, en songe, enlevé au ciel par l’âme de son aïeul, Scipion l’Africain :

    « Quel est, lui dis-je, ce son si puissant et si harmonieux qui remplit mes oreilles ?

    — C’est, me dit-il, le bruit qui résulte de la course et du mouvement des astres eux-mêmes qui roulent dans des temps inégaux, mais dont la variété est fixée par une loi immuable, et qui, mêlant les sons graves aux sons aigus, forment de leur ensemble un mélodieux concert. De si vastes mouvements ne sauraient, en effet, s’accomplir en silence, et, par une loi de la nature, les mondes les plus éloignés rendent un son plus grave, tandis que les astres les plus rapprochés donnent un son aigu. C’est pour cette raison que cette région du ciel où sont fixées les étoiles produit, puisqu’elle est la plus élevée et que son mouvement de conversion est plus rapide, un son plus aigu, tandis que le cercle où se meut la Lune, étant le plus bas, fournit un son plus grave. La Terre, en effet, le neuvième des astres, se tient immobile au centre du monde. Or, ces huit révolutions d’astres, dont deux (Mars et Vénus) se meuvent avec la même rapidité, forment sept sons séparés par des intervalles égaux et qui sont la mesure de toutes choses. Ce sont eux que des hommes inspirés ont imités sur la lyre et dans les chants, se ménageant ainsi en quelque sorte un retour vers cette région supérieure, comme tous ceux qui, éminents par leur génie, ont introduit dans la vie humaine l’étude des choses divines. Mais les oreilles des hommes, dominées par ce bruit, y sont devenues sourdes : il n’est pas en vous de sens plus émoussé. C’est ainsi qu’en ces lieux appelés Cataractes, où le Nil tombe avec fracas du haut de montagnes élevées, les nations indigènes, à cause de la grandeur du bruit, ont perdu la faculté d’entendre. Ainsi le son de l’univers entier, emporté dans ce mouvement rapide, est tel que les oreilles humaines ne sauraient le saisir, de même que vous ne pouvez regarder le soleil en face, et que la puissance de votre vue est vaincue par la force de ses rayons.

    (Cicéron, République, liv. VI. Songe de Scipion.).