Un monde inconnu/Première partie/21

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 213-227).

CHAPITRE XXI

À LA SURFACE DE LA LUNE

Pendant que Marcel se plongeait ainsi dans la contemplation de tant de merveilles scientifiques et admirait le génie avec lequel avaient été résolus tant de hauts problèmes, ses deux compagnons, que la passion de l’astronomie n’animait pas d’un zèle égal, commençaient à se sentir pris de préoccupations plus personnelles. Pendant les premiers temps de leur séjour dans l’observatoire, ils ne pouvaient détacher leurs regards du globe terrestre ; mais, à la longue, la constante uniformité de ce spectacle, l’impossibilité de voir plus avant avaient commencé à faire naître dans leur âme quelques mouvements d’impatience.

Jacques surtout, que tant de liens rattachaient encore à la Terre, souffrait de voir son ami oublier ce qui, à ses yeux, devait être le but unique vers lequel ils devaient tendre, c’est-à-dire l’établissement de communications régulières avec le monde terrestre.

Il s’en ouvrit un jour à Marcel.

« Toutes ces études où nous nous absorbons, lui dit-il, sont du plus haut intérêt, et je suis comme toi heureux d’avoir pu connaître ce monde supérieur où nous avons déjà tant appris, et où il nous reste assurément encore plus à apprendre. Mais ne songes-tu pas que nous avons laissé derrière nous des amis qui, depuis de longs mois, tiennent leurs yeux avidement attachés sur le disque de la Lune, nous croient maintenant définitivement perdus et sans doute nous pleurent ?

— Pardon, ami, lui répondit Marcel ; ma passion de savoir ne m’a pas rendu égoïste et j’ai songé au problème qui t’inquiète. Mais tu sais qu’en dehors de l’enceinte où, grâce à des moyens artificiels, nous pouvons vivre en ce moment, la vie est impossible à la surface de la Lune. Il me paraît bien difficile que, de cette enceinte étroite où nous sommes confinés, des signaux soient faits qui puissent être aperçus de la Terre. Toutefois nous devons tout tenter, même l’impossible, pour rassurer nos amis, et j’étais résolu à m’en entretenir avec le savant Mérovar : car il est bien évident que, pour construire cet observatoire et disposer en dehors leurs instruments d’optique, ils ont dû trouver le moyen de se mouvoir et d’agir dans le vide ambiant. Ton anxiété, que je partage, ne fait que me décider. Nous allons sur-le-champ en avoir le cœur net. »

Lord Rodilan, informé, haussa les épaules.

« Vous avez bien tort de vous inquiéter ainsi, fit-il en souriant. Il y a beau temps qu’on nous croit morts et que notre nom figure à côté de celui de tous ces fous qui ont voulu, par des entreprises insensées, rendre leur nom célèbre, Érostrate, Empédocle et tant d’autres. Croyez-moi, ne vous pressez pas tant que cela, si vous n’avez pas d’autre souci que de rassurer des gens qui, pour sûr, ne pensent plus à nous.

— J’ai meilleure confiance dans le cœur de ceux qui nous aiment, répliqua Jacques avec vivacité ; et, se tournant vers Marcel, il ajouta : « Allons sur-le-champ trouver l’astronome. »

Aux premières ouvertures des deux amis, Mérovar répondit sans paraître surpris : « Je vous attendais. Du jour où, en vous recevant, le prudent Aldéovaze a manifesté l’espérance de voir, grâce à vous, s’établir prochainement des communications entre votre monde et le nõtre, nous nous sommes préoccupés des moyens pratiques d’arriver à ce résultat, et nous serons dans très peu de temps en mesure de vous donner satisfaction. »

Et il déploya sous leurs yeux une carte tres détaillée de la région dans laquelle s’élevait l’observatoire. Le cratère sur lequel il était construit, l’un des plus petits que l’œil des astronomes ait distingués à la surface de notre satellite, et qu’ils n’ont jugé à propos de désigner par aucun nom particulier, qu’on ne trouve même marqué par aucun chiffre sur les cartes les plus complètes,


D’après C. Flammarion              Bertaux, édit.
Partie sud de l’Océan des Tempêtes.
A. Cratère de Hansteen, B. Billy, C. Letronne, D. observatoire lunaire.

était situé par 9° 31’ de latitude sud et 49° 16’ de longitude occidentale, et se dressait isolé au milieu d’une immense plaine, dans la partie méridionale de l’Océan des Tempêtes. La vaste dépression à laquelle les astronomes ont donné ce nom, après s’être étendue du cratère rayonnant de Képler au large cirque d’Hévélius, s’enfonce vers le sud, en une sorte de golfe au fond duquel s’élèvent le cratère de Hansteen, et plus bas encore celui_de Billy. C’est un peu au nord-ouest du premier de ces deux cratères, et sur une ligne le reliant à celui de Flamsteed, que se creusait l’étroite cheminée que le génie des savants lunaires avait aménagée pour faciliter leurs communications avec l’extérieur.

Le hasard les avait merveilleusement servis : rien ne gênait là leurs observations, et c’était dans un horizon lointain qu’apparaissaient à leurs yeux les cimes dentelées ou les murailles tourmentées des montagnes et des cratères que l’absence d’atmosphère leur permettait d’atteindre. Autour de lui s’étendait un large espace uni, sur lequel on ne remarquait aucune de ces boursouflures qui, d’ordinaire, rendent si irréguliére la surface de la Lune. On eût dit une vaste plaine liquide, subitement figée par un temps calme.

« C’est là, leur dit Mérovar, que nous comptons établir les appareils à l’aide desquels nous donnerons de vos nouvelles à ceux qui en attendent sans doute avec anxiété.

— Là, là, s’écria Marcel, à la surface de la Lune, en plein vide ? Mais on n’y saurait vivre ?

— Ah ! répondit Mérovar, vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Nous avons déjà depuis longtemps trouvé le moyen de parcourir la surface désolée de notre monde, et, si yous voulez nous y suivre, vous pourrez y faire de curieuses observations.

— Nous sommes prêts, » firent les trois amis.

Ils descendirent à l’étage inférieur de l’obseryaloire et pénétrèrent dans une vaste salle ou se trouvaient rangés le long des murs des sortes de mannequins ayant vaguement la forme humaine.

« Voilà, leur dit Mérovar, les appareils qui nous permettent de vivre et de nous mouvoir dans le vide extérieur.

— Mais ce sont là, s’écria lord Rodilan en riant, de vulgaires scaphandres !

— Oui, fit Mérovar, mais des scaphandres renversés. Lorsqu’il s’agit pour des êtres humains de vivre dans l’eau, l’appareil dans lequel ils s’enferment doit pouvoir résister à la pression du milieu ambiant, qui augmente à mesure qu’on s’enfonce dans les couches liquides. Ici le problème est inverse : comme il est impossible de vivre, vous le savez, sans qu’une pression extérieure vienne faire équilibre aux forces d’expansion dont notre organisme est animé, il est de toute nécessité que nous soyons, d’une manière permanente, enveloppés d’une atmosphère portée à une tension suffisante. Et c’est pour cela que nous sommes


Après s’être divertis quelques instants… (p. 248).

obligés d’enfermer notre corps tout entier dans ces appareils. Or, à la surface lunaire, il n’y a pas de pression qui puisse contrebalancer la poussée de l’air qui les remplit. Il a donc fallu les construire avec des matières assez résistantes et assez souples cependant pour permettre à celui qui les revêt de se mouvoir et d’agir en toute liberté. D’ailleurs, vous allez en juger par vous-mêmes. »

Et, leur donnant l’exemple, il se mit en devoir de revêtir un des appareils disposés le long du mur.

« Que chacun de vous, leur dit-il, choisisse à sa taille ; mais ayez bien soin de fermer très hermétiquement toutes les ouvertures, car la moindre fuite, en laissant échapper l’air dont vous serez entourés, pourrait vous exposer à de sérieux dangers. ».

Bientôt les trois voyageurs et leur guide se trouvaient revêtus de ce costume dont l’étrangeté provoqua l’hilarité de lord Rodilan. Leurs têtes seules étaient encore libres.

« Certes, fit-il, si mes amis de la Terre me voyaient en pareil équipage, ils auraient peine à me reconnaître.

— Aucun d’eux surtout, repartit Jacques, ne pourra se vanter d’avoir tenté une expédition semblable à celle que nous allons accomplir. »

L’appareil dans lequel ils étaient étroitement enfermés était formé d’un tissu à la fois souple et tenace, revêtu d’un enduit qui le rendait absolument imperméable. La tête du voyageur était emprisonnée dans une sorte de sphère de métal garnie, à sa partie antérieure et sur les côtés, de plaques de cristal permettant au regard de parcourir presque tout l’horizon. Dans cette sphère s’ouvrait l’orifice d’un conduit qui y amenait l’air nécessaire à la respiration. Cet air venait d’un réservoir métallique, placé sur le dos, où il était comprimé à une pression considérable, et, grâce à un organisme automatique réglé avec une rigoureuse précision, il s’échappait d’une façon continue et à une tension toujours constante. La quantité en était calculée de manière à pouvoir entretenir la vie pendant une durée de dix heures. Pour fournir une issue à l’air qui s’échappait du réservoir, dont l’accumulation aurait fini par faire éclater l’appareil et qui, du reste, chargé des produits de l’expiration, c’est-à-dire d’acide carbonique et de vapeur d’eau, n’aurait pas tardé à devenir irrespirable, une petite soupape spéciale avait été ménagée au milieu de la poitrine. Lorsque la pression intérieure dépassait un certain degré, la soupape s’ouvrait d’elle-même, puis se refermait grâce à un ressort puissant et l’occlusion était complete.

Apres s’être divertis quelques instants de ce nouveau déguisement, Marcel, Jacques et lord Rodilan s’étonnèrent de garder sous cette enveloppe, qui semblait rigide, le libre usage de leurs membres et la facilité de tous leurs mouvements.

« Non seulement, leur dit Mérovar, nous pourrons agir et nous mouvoir, mais il nous sera même permis de communiquer entre nous. »

Et il leur fit remarquer au niveau de la sphère correspondant aux oreilles deux petits récepteurs microphoniques, et devant la bouche un appareil de transmission ; le tout était une merveille de délicatesse et de fini. Un fil métallique reliait les récepteurs à un petit accumulateur électrique fixé au réseryoir à air.

À l’extérieur, un fil mobile d’une longueur de deux mètres environ et muni à son extrémité d’un anneau permettait à chaque touriste, en fixant cet anneau à la sphère de son voisin à l’aide d’un crochet disposé à cet effet, d’entrer en conversation suivie avec lui, de lui parler et d’entendre sa réponse.

« Tout cela est extrêmement ingénieux, dit Marcel, et dénote de la part de vos physiciens un sens des plus pratiques. J’ai hâte d’expérimenter ces charmants petits appareils que personne n’a encore songé sur la Terre à utiliser de la sorte.

— Allons donc, » répondit Mérovar.

Et il les fit pénétrer dans une petite pièce hermétiquement close et dont il eut soin de refermer soigneusement la porte.

« Nous sommes ici, leur dit-il, dans une écluse à air, et la paroi que voici nous sépare seule du vide extérieur. I] ne nous reste plus qu’à ajuster les sphères sur nos têtes. »

Quand ils furent préts, Mérovar se mit en demeure d’ouvrir la porte qui donnait sur le dehors, et à peine les boulons qui la retenaient eurent-ils été largués qu’elle s’échappa d’elle-même sous la pression de l’air intérieur, malgré les ressorts dont elle était munie, et les quatre hommes eux-mêmes, violemment poussés en avant, seraient tombés s’ils ne s’étaient arc-boutés sur les solides bâtons ferrés dont leur guide avait eu soin de les armer.

Ils éprouvèrent tout d’abord une sensation étrange : l’appareil qui les revêtait, brusquement gonflé par la dilatation de l’air qui y était contenu, s’arrondissait autour de leurs membres en forme de manchons dans lesquels ils semblaient flotter. Cependant, après un premier instant de surprise, ils reconnurent que, grâce à la souplesse du tissu dont il était formé, la liberté de leurs mouvements ne se trouvait nullement gênée ; ils s’apercevaient à peine que leurs doigts étaient emprisonnés dans des gants.

Marcel s’expliqua alors comment avait pu s’élever cet observatoire dont la construction lui avait paru jusqu’alors un fait inexplicable. Il comprenait maintenant qu’une armée de Diémides, amenés à la surface de la Lune, avaient pu, avec les appareils dont ils étaient eux-mêmes revêtus, façonner sur place les blocs rocheux que les pentes du cratère fournissaient en abondance, et qu’il eût été impossible, à cause de leur masse, d’amener à pied d’œuvre au moyen de l’ascenseur. Il se rendait parfaitement compte que, la pesanteur étant sur la Lune six fois moindre que sur la Terre, les hardis constructeurs avaient pu mouvoir sans trop de peine des masses dont les proportions nous sembleraient démesurées. D’un autre côté, il calculait que, pour obtenir une stabilité égale à celle des monuments terrestres, il avait été nécessaire de donner à la base de l’observatoire et à l’épaisseur de ses murailles des dimensions beaucoup plus grandes. De telle sorte que, si l’effort paraissait moindre, les proportions données au travail rétablissaient à peu près l’équilibre.

Les trois voyageurs promenèrent alors leurs regards autour d’eux. Le soleil, dont aucune atmosphère ne tempérait l’ardente lumière, inondait de ses rayons la surface de la Lune. Le spectacle était éblouissant.

Ils se trouvaient sur une sorte de plate-forme qui entourait l’édifice. L’orifice du cratère, qui ne mesurait pas moins de huit cents mètres environ de diamètre, avait été comble, à l’exception de la cheminée qui servait à la fois de cage à l’ascenseur et de conduite à l’air qui venait du fond dans l’observatoire, et c’est au centre de ce sol factice, représentant un travail gigantesque, que s’élevait le colossal monument d’ou ils venaient de sortir.

Sous la conduite de Mérovar qui les précédait, ils s’engagérent dans une sorte de chemin grossiérement taillé dans le roc. Jamais, depuis qu’ils étaient arrivés dans ce monde ou tout était étrange, ils n’avaient ressenti d’une manière plus complète les effets singuliers de la loi de la pesanteur. Leur poids spécifique se trouvait diminué dans d’étonnantes proportions ; leurs pieds posaient à peine sur le sol ; le moindre effort leur faisait franchir des distances considérables ; ils avaient descendu avec une merveilleuse facilité la pente âpre et tourmentée du cratère, et lorsqu’ils regardaient derrière eux la route qu’ils avaient suivie, ils se demandaient avec une sorte d’horreur comment ils ne s’y étaient pas brisés mille fois.

Au bout d’une heure environ, ils se trouvèrent au pied du cratère, dans la plaine que bornaient au loin des masses confuses de rochers. À la surface de ce monde éteint, tout était d’une morne tristesse, et l’éclatante lumière du soleil, qui s’écrasait sur le sol, augmentait encore cet aspect de suprême désolation. Tout était mort et immobile, et, dans ce silence universel que ne troublait même pas le bruit de leurs pas, les trois habitants de la Terre étaient comme surpris de se sentir vivants.

Revenus de cette première émotion, ils s’étaient arrêtés pénétrés d’une satisfaction profonde. Fouler le sol de cet astre jusque-là inaccessible ; contempler de leur base ces montagnes, ces cratères immenses dont ils n’avaient eu jamais sous les yeux que des images lointaines et fugitives ; sonder de l’œil ces précipices monstrueux qu’ils n’avaient fait que soupconner ; avoir là sous les pieds ce monde inconnu, quel rêve et quel triomphe !

Ils sentaient frémir en eux l’âme des conquérants. Le grand Colomb avait dû éprouver quelque chose de semblable le jour où, pour la première fois, il avait planté l’étendard de Castille sur la terre nouvelle que son génie avait en quelque sorte fait jaillir de l’Océan. Mais combien plus grande et plus étonnante était la conquête due à leur courage et à leur persévérance !

Pour eux, ce que les imaginations les plus audacieuses avaient à peine osé concevoir était réalisé. Les fictions des poètes et des romanciers se trouvaient distancées ; le rêve était maintenant un fait accompli. Comme s’il eût deviné les pensées qui les agitaient et compris les sentiments qui faisaient battre leurs cœurs, Mérovar les laissa quelque temps à leurs réflexions ; puis, reprenant sa marche, il se dirigea suivi de ses compagnons du côté de l’énorme cratère de Letronne.

Le sol sur lequel ils s’avançaient était hérissé d’aspérités qui, malgré leur agilité, rendaient souvent leur marche pénible et lente : nulle trace de terre ou de sable ; partout la roche nue, aux arêtes vives et tranchantes, réfléchissait avec une insoutenable intensité une lumière blanche et crue. Sans la précaution prise de teinter fortement de bleu les plaques de cristal qui permettaient à leur vue de s’étendre au dehors, ils n’auraient pu en supporter l’éclat.

À une distance d’environ quatre kilomètres, ils se trouvèrent dans une région complétement unie, dont le sol ne présentait plus aucune irrégularité. On eût dit la surface tranquille d’un lac subitement congelé.

Le savant Mérovar s’arrêta et, accrochant à la sphère qui recouvrait la tête de Marcel son fil téléphonique :

« Voilà, lui dit-il, l’emplacement que nous avons choisi pour y établir les signaux lumineux qui pourront être aperçus de la Terre.

— Il me paraît, répondit Marcel, parfaitement convenir ; mais je ne vois rien ici des préparatifs que vous sembliez m’annoncer.

— Soyez sans crainte, vous serez bientôt édifié à cet égard. »

Et il lui expliqua que les astronomes de l’observatoire avaient songé à attirer l’attention de leurs confrères de la Terre par de puissants foyers électriques, et que déjà tout était préparé à l’observatoire même pour réaliser ce projet. Ils étaient convaincus que leurs signaux seraient aperçus cette fois, maintenant surtout que l’éveil était donné par la tentative si heureusement réussie des trois voyageurs. Il ne restait plus qu’à arréter avec eux la forme de signaux capables à la fois d’être compris et de rassurer leurs amis. Jacques et lord Rodilan, qui avaient accroché leurs fils à la sphère de Marcel, écoutaient cette communication et, autant que pouyait le leur permettre leur étrange costume, manifestaient une vive émotion. Jacques surtout, qui pensait que


c’est au centre que s’élevait le colossal monument (p. 220).
Mathieu-Rollère et sa fille se trouvaient encore à Long’s Peak, sentait son cœur battre à la pensée qu’il allait rassurer enfin celle qui, il n’en doutait pas, attendait de ses nouvelles avec une cruelle anxiété.

Quant à lord Rodilan, malgré son scepticisme plus apparent que réel, d’autres sentiments l’agitaient : son orgueil était secrètement flatté à l’idée que son nom irait volant de bouche en bouche avec celui de ses deux compagnons dans l’un et l’autre hémisphère terrestre.

Tous approuvèrent avec enthousiasme le choix de l’emplacement, et Marcel, après avoir rapidement consulté ses compagnons, s’arrêta à l’idée de figurer, à l’aide des foyers préparés, les trois lettres initiales de leurs noms, comme au moyen le plus rapide et le plus sûr de faire connaître à leurs amis leur heureuse arrivée dans le monde lunaire.

On revint en toute hâte à l’observatoire, où l’on pénétra en usant des mêmes précautions qu’on ayait prises pour en sortir.

On approchait de la période où cette partie de la Lune allait rentrer dans la nuit. Mérovar avait calculé qu’ils avaient encore devant eux une durée de jour équivalente à peu près à soixante-douze des heures terrestres, et ce temps-là lui paraissait suffisant pour tout disposer. Une centaine de Diémides reçurent les instructions nécessaires et, au moment fixé, on se trouva prêt pour tenter l’expérience. Il avait été convenu, après de longs et minutieux calculs, que chacune des lettres que l’on allait ainsi tracer aurait une hauteur de trois cents pieds. Pour les former on avait disposé six mille foyers lumineux de grande dimension, reliés entre eux par des fils qui aboutissaient à l’intérieur du monument, dans la salle des observations. De puissants accumulateurs, installés dans la partie inférieure de l’édifice, fournissaient le courant qui deyait animer tout ce gigantesque appareil.

L’observatoire avait été, depuis environ yingt-quatre heures, atteint par la ligne d’ombre, et il était maintenant plongé dans d’épaisses ténèbres.

Tous les astronomes étaient réunis autour de Marcel et de ses compagnons : il n’en était aucun qui ne s’intéressit à cette expérience sans précédent qui pouyait avoir, si elle réussissait, d’incalculables et décisives conséquences. Jusqu’à présent on avait agi au hasard ; c’était sans aucune certitude d’être compris ou même aperçu qu’on avait tenté d’attirer l’attention des habitants de la Terre. Maintenant on était sûr d’être attendu ; le télescope de Long’s Peak pouvait distinguer à la surface de la Lune des objets ayant neuf pieds de hauteur ; les lettres lumineuses en auraient trois cents ; nul doute que le message ne parvînt à son adresse.

Évidemment, il faudrait attendre quelque temps encore avant d’avoir la réponse des amis avec lesquels on allait se mettre en rapport. Mais le doute n’était plus possible ; le succès était assuré, et, après tant de siècles d’attente, on pouvait bien se résigner à quelques jours de patience pour en obtenir l’absolue confirmation.

Marcel voulait que la première lettre figurée fût l’R initiale du nom de lord Rodilan.

« C’est vous, mon cher ami, lui disait-il, qui nous avez fourni les moyens d’arriver jusqu’ici. À vous doit revenir l’honneur d’inaugurer la série des communications interplanétaires.

— Ah ! mais non, fit lord Rodilan ; c’est vous qui avez été l’âme de cette entreprise, c’est à yous qu’appartient cet honneur.

— Eh bien ! pour nous mettre d’accord, ce sera notre ami Jacques qui débutera : il y a là-bas quelqu’un qui souffre de son absence et qui a hâte d’être rassuré.

— Je m’y oppose formellement, interrompit Jacques avec force. Sans toi, nous n’aurions rien tenté ; sans toi, je serais encore plongé dans le désespoir. Si l’avenir me garde quelque bonheur, c’est à toi que je le devrai.

— Eh bien ! soit, puisque vous le voulez, » fit Marcel avec gaieté.

Et, saisissant une poignée de cristal fixée à un socle métallique, lui servant de support et auquel aboutissaient tous les fils venant du dehors, il l’abaissa d’un geste brusque.

Tout s’éclaira soudain : deux mille foyers lumineux d’une incomparable puissance venaient de s’allumer à la fois. Des flots de rayons d’une lumiére aveuglante traversaient l’espace, emportant avec eux les veux et les espérances des exilés. Une M de feu, aux proportions colossales, se détachait dans la nuit, et, aux lueurs qu’elle répandait autour d’elle, on eût dit que le jour avait remplacé les ténèbres, tant apparaissaient vifs et nets les cratères, les chaînes et les pics lointains qui bornaient l’horizon.

Pendant une heure, les deux mille foyers rayonnèrent dans l’espace, et le cœur des trois amis tressaillait à la pensée qu’au même instant ceux qui les aimaient étaient, après de longues angoisses, rassurés sur leur compte. Puis tout s’éteignit, et la nuit qui enveloppa de nouveau toute la contrée, parut plus sombre encore après cette éblouissante illumination.

On laissa s’écouler une heure avant de faire un nouveau signe, et bientôt resplendit à son tour un J aussi colossal que l’M tracée tout d’abord. Il brilla pendant une heure ; un intervalle s’écoula encore et ce fut le tour de la lettre R. Les trois voyageurs avaient ainsi signalé leur présence.

Et pendant le reste du temps où cette partie du disque lunaire resta dans l’ombre, les signaux furent assidûment répétés en donnant rigoureusement à chacun d’eux la même durée. Cette régularité devait être pour les observateurs terrestres la preuve certaine que, dans ces phénomènes, rien n’était dû au hasard, et devait dissiper tous les doutes.

Les astronomes de la Lune qui ne cessaient d’observer l’astre avec lequel ils cherchaient ainsi à se mettre en relations, et qui en suiyaient les phases, avaient soin d’interrompre les signaux pendant tout le temps que la région des Montagnes Rocheuses était éclairée par les lueurs du jour. Ils s’étaient du reste appliqués à calculer exactement l’époque où la Lune devait, dans sa période d’ombre, se montrer aux observateurs de Long’s Peak au-dessus de l’horizon.

Le premier message interplanétaire avait été lancé de la Lune à la Terre : c’était maintenant à la Terre de répondre.