Un monde inconnu/Première partie/11

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 97-104).

CHAPITRE XI

L’ARRIVÉE

« Que les grâces de l’Esprit Souverain descendent sur vos têtes et mettent dans vos cœurs la joie et la sérénité, » dit le sage Rugel, en pénétrant sur la terrasse où se tenaient Marcel et ses deux amis contemplant un merveilleux spectacle.

Sous leurs yeux se déroulait une ville étrange, telle que l’imagination des conteurs orientaux n’en aurait jamais pu rêver de pareille. Ses blanches habitations, aux formes élégantes et capricieuses, dont les murs brillants et polis étaient rehaussés des plus vives couleurs artistement disposées, et enrichis de mosaïques, de métaux précieux, s’étendaient en pente douce jusqu’à la mer.

Cette mer offrait elle-même un aspect dont ne saurait donner l’idée celui des mers terrestres. Ses ondes, que ridait en ce moment une légère brise, n’avaient ni le bleu profond de la Méditerranée, ni le vert changeant de l’Océan ; mais l’eau, comme si elle eût renfermé de la lumiěre en dissolution, était irisée et comme diaprée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Et chaque mouvement que le léger souflle du vent imprimait aux flots mobiles, faisait passer dans leurs masses transparentes mille rayons subtils qui se fondaient en un délicieux mélange.

Le personnage qui venait d’apparaître sur la terrasse offrait toutes les apparences extérieures d’un membre de l’humanité terrestre et semblait compter de 40 à 45 de nos années. Sa taille élevée était bien prise ; tous ses membres, bien proportionnés, décelaient la souplesse et la vigueur ; sa démarche aisée et libre trahissait l’harmonie d’une nature bien équilibrée. Son visage, qu’encadraient de longs cheveux noirs brillants et bouclés et une barbe de la même couleur, fine et naturellement frisée, était empreint de douceur et de gravité. Son front développé, ses yeux vifs et pénétrants dénotaient une intelligence large et prompte.

Il avait le nez droit, la bouche petite, qu’entrouvrait d’habitude un sourire bienveillant.

Il était vêtu d’une sorte de tunique descendant jusqu’aux pieds, faite d’une étoffe brillante et soyeuse dont la couleur azurée était très douce à l’œil, et que retenait à la taille une ceinture d’une nuance plus foncée, tout enrichie d’ornements qui ressemblaient à la plus fine broderie. Ses pieds étaient chaussés de sandales faites d’une sorte de liane tressée et que rattachaient au bas de la jambe des rubans entrecroisés. Sur ce costume, riche et simple à la fois, était négligemment jeté un vaste manteau d’une éclatante blancheur, fixé au sommet de la poitrine par une large agrafe formée d’une matière brillante comme le diamant.

Les trois amis se levèrent. Marcel fit quelques pas au-devant du nouveau venu, et s’inclinant avec gravité :

« Sois le bienvenu, dit-il, toi qui, depuis que nous sommes dans ce monde nouveau, nous à initiés à tant de merveilles. »

Jacques et lord Rodilan s’étaient approchés et joignaient à celles de Marcel leurs marques de respect et de reconnaissance.

« Amis, reprit Rugel, le moment que je vous avais annoncé est arrivé. Vous avez maintenant une connaissance suffisante de notre langue pour pouvoir paraître devant le prudent Aldéovaze, notre chef suprême et vénéré, et les sages qui l’assistent dans la direction de nos affaires publiques. Depuis longtemps déjà le bruit de votre si extraordinaire arrivée est parvenue jusqu’à lui ; nos savants s’en sont occupés ; c’est lui qui m’a placé auprès de vous avec la mission de vous instruire pour vous permettre d’entrer en communication avec nous. »

Jacques l’interrompit :


« que les grâces de l’esprit souverain descendent sur vos têtes »,
dit le sage rugel
(p. 97).

« Et vous vous êtes acquitté de cette mission avec un zèle, une bonne grâce et une aménité qui nous ont touchés jusqu’au cœur.

— C’est vrai, ajouta lord Rodilan ; je n’ai jamais rencontré dans le monde où nous avions vécu jusqu’ici un esprit plus fin et plus délicat, un caractère plus égal et plus doux, une bienveillance plus aimable que celle que vous nous avez témoignée. »

Rugel souriait.

« Je n’ai fait que remplir auprès de vous, répondit-il, la tâche que m’avaient confiée les membres du Conseil Suprême, et vous me laisserez bien vous dire, à mon tour, que cette tâche m’a été aussi douce que facile. Lorsque nos Diémides — et c’est là, vous le savez, le nom que nous donnons aux rangs inférieurs de notre humanité — ont rencontré votre véhicule dans la caverne où ils venaient chercher ces cailloux brillants qui servent à orner nos édifices ou nos vêtements, et où la main de l’Être Souverain avait dirigé votre chute, ils l’ont conduit, par le canal qui sert de déversoir au lac de la caverne, jusqu’à la capitale de la province voisine.

« Déjà nos savants avaient été témoins de la tentative faite par les habitants de la Terre pour entrer en communication avec nous. Aussi le magistrat qui gouverne cette province n’a pas eu de peine à comprendre que cette maison flottante avait dû servir d’abri à des êtres humains, sans doute venus de la Terre. En voyant les traces des chocs, les éraflures que portaient ses parois, il resta effrayé en songeant aux terribles hasards de cette chute. Il était évident que vous étiez tombés dans une de ces fissures larges et profondes qui sillonnent la surface de notre globe. Vous avez dû vous heurter aux nombreuses aspérités qui en hérissent les parois, bondir et rouler à travers toutes ses sinuosités jusqu’à ce qu’enfin un dernier élan vous ait précipités dans le lac qui a amorti votre chute.

« La caverne dont il forme le fond est en effet située à une profondeur bien plus considérable que vous n’aviez pu le soupçonner. La distance qui la sépare de la surface peut être évaluée au soixantième environ du rayon de la Lune.

— C’est-à-dire, interrompit Marcel, à peu près soixante de nos kilomètres.

— Le magistrat, poursuivit Rugel, que le hasard mettait en présence de cette étrange découverte, s’attendait à ne trouver que des cadavres dans ce singulier véhicule ; le voyant vide, il comprit que le soin avec lequel tout avait été disposé à l’intérieur avait garanti les voyageurs, et il jugea que, s’ils l’avaient momentanément abandonné, c’était pour explorer la région où le hasard les avait conduits et se mettre le plus promptement possisle en rapport avec nous. Il fallait donc aller au plus tôt à leur recherche, et cela avec d’autant plus d’empressement que les voyageurs, perdus au milieu de l’obscurité, devaient se trouver dans le plus grand embarras et peut-être exposés à périr.

« Des émissaires furent envoyés dans toutes les directions et l’on finit par vous découvrir sur les bords mêmes du lac où l’on avait recueilli votre projectile.

— Et il était temps, fit Jacques avec une explosion de gratitude, que vous vinssiez à notre secours : sans vous nous allions mourir.

— Et de la mort la plus ridieule et la plus humiliante pour des gentlemen, fit lord Rodilan : mourir de faim et d’inanition.

— Ah ! oui, reprit doucement Rugel, car vous êtes sur votre Terre soumis à cette nécessité d’entretenir chaque jour en vous la vie par l’absorption d’éléments étrangers, nécessité dont nous sommes heureusement affranchis.

— Nous étions en effet à bout de forces, dit Marcel ; notre désespoir avait été immense lorsque nous avions constaté la disparition de notre obus. Cette disparition même prouvait que la Lune était bien habitée, comme nous l’avions pensé, et c’est au moment même de toucher le but que nous succombions. Nous n’avions pas voulu nous éloigner de ce lieu dans la pensée que ceux qui y étaient déjà venus pourraient y revenir, mais le besoin nous avait terrassés et nous nous endormions du dernier sommeil lorsque nous avons été arrachés à une mort certaine. »

L’entretien continua quelques instants encore sur ce ton de cordialité et d’aimable confiance, et Rugel prit congé de ses hôtes en les informant que leur réception par le magistrat suprême du monde lunaire était fixée au moment prochain où la Terre se trouverait à son premier quartier.

Depuis que, miraculeusement sauvés, nos trois voyageurs vivaient au sein de l’humanité lunaire, ils étaient dans un continuel et complet enchantement. Ceux qui les avaient recueillis les avaient trouvés évanouis au bord du lac dans la caverne obscure,


Le magistrat que le hasard mettait en présence de cette découverte… (p. 102).

et lorsque, rappelés à la vie par des soins intelligents, leurs veux s’étaient rouverts, ils s’étaient crus transportés dans un monde surnaturel. Ils étaient étendus sur de riches coussins dans une vaste salle dont les baies larges et hautes s’ouvraient à un air tiède et comme embaumé. Autour d’eux s’empressaient des êtres dont le visage sans barbe, les longs cheveux, la douceur des traits, les robes longues et flottantes, trahissaient le sexe. Leur voix était douce, et elles s’entretenaient dans une langue harmonieuse et sonore dont les accents, cadencés comme par un rythme caressaient l’oreille.

Bientôt ranimés, Marcel et ses deux compagnons sentirent se réveiller en eux les tortures de la faim. Ils désespéraient de se faire comprendre de celles qui les entouraient lorsque lord Rodilan, jetant les yeux autour de lui, reconnut, rangés dans la salle où ils se trouvaient, les divers objets qui garnissaient l’obus dans lequel ils avaient accompli leur étonnant voyage. Il désigna du doigt une boîte de forme carrée qu’on s’empressa de lui apporter et qu’il ouvrit avec effort.

Ses deux amis et lui se mirent à dévorer les biscuits qu’ils en retiraient avec une avidité gloutonne que Jacques, en sa qualité de médecin, ne tarda pas à modérer. Les femmes qui les entouraient donnaient, à ce spectacle évidemment nouveau pour elles, les marques de la plus complète stupéfaction.

« Qu’ont-elles donc à nous regarder ainsi ? grommelait lord Rodilan ; on dirait qu’elles n’ont jamais vu un honnête Anglais satisfaire son appétit. »

Et, comme le peu de nourriture qu’il avait prise lui avait rendu ses forces, il se leva et alla prendre un flacon de vieux bourgogne dont il se versa une large rasade, ainsi qu’à ses deux compagnons.

En les voyant absorber ce liquide qui leur était inconnu, les habitantes du monde lunaire passèrent de la stupéfaction au plus complet ahurissement.

« Les singulières personnes ! » murmurait Marcel.

Telle avait été l’entrée de nos trois voyageurs dans ce monde inconnu qu’ils venaient visiter de si loin.