Un monde inconnu/Première partie/10

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 87-95).

CHAPITRE X

UNE HUMANITÉ QUI NE VEUT PAS PÉRIR

Depuis que l’intelligence humaine, à l’étroit dans la sphère exiguë où elle se trouve confinée, a commencé à sonder les profondeurs de l’espace pour étudier les lois qui régissent les mondes gravitant dans l’infini, le satellite qui accompagne fidèlement la Terre dans sa route, et dont, à des intervalles réguliers, la lumière vient éclairer ses nuits, a été l’objet de sa plus constante préoccupation. Pendant que l’imagination poétique des Grecs divinisait la blonde Phœbé et la faisait descendre du Ciel sur un rayon argenté, auprès du berger Endymion endormi sur les bords du Céphise, les prêtres chaldéens calculaient l’orbite de notre satellite, en décrivaient les phases, en prédisaient les éclipses.

Au Moyen Age, l’astrologie attribuait à la Lune une influence néfaste.

C’était elle qui présidait aux incantations nocturnes ; c’était à sa lumière indécise et tremblante que les sorcières, déterrant les cadavres, ou cherchant au pied des gibets la redoutable mandragore, composaient les filtres puissants qui distribuaient à leur gré l’amour ou la haine, le plaisir ou la mort. C’était sur un rayon de la pâle Hécate qu’elles chevauchaient pour s’envoler au Sabbat dans les nuits de Walpurgis, et c’est par là qu’elles regagnaient leurs tanières quand l’aube naissante dissipait les fantômes, renvoyait à leurs sépulcres les âmes des morts et faisait rentrer dans leurs sombres domaines les divinités infernales.

Avec les progrès de la science, la Lune, observée à l’aide d’instruments perfectionnés, nous a successivement et par degrés livré les secrets de son étrange existence. Aujourd’hui que des télescopes, chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, ont permis de la rapprocher à une distance de 48 lieues, on la connaît d’une facon à peu près complète ; on a pu la photographier, on a pu mesurer la hauteur de ses montagnes, la profondeur de ses cratères. On a dressé de sa surface visible des cartes beaucoup plus exactes que celles du globe terrestre où tant de régions, comme les pôles, le centre de l’Afrique et du continent australien, sont encore inexplorées.

À en juger par l’aspect que présente le disque lunaire hérissé de montagnes abruptes, creusé d’une multitude de cratères de toutes dimensions, tous éteints, car l’œil aperçoit le fond de leurs cheminées obstruées, il semble que la Lune est un monde refroidi et d’où la vie est complètement absente.

Il n’en est rien cependant. Déjà, avec les télescopes de lord Ross et de Foucault, les astronomes avaient cru distinguer, dans les régions les plus basses du sol lunaire, des signes indiquant la présence d’une atmosphère ; on y avait vu des contours et des arêtes, qui d’ordinaire apparaissaient très nettement, s’émousser et s’estomper comme voilés par une brume. On y avait constaté des phénomènes de réfraction de lumière, et on en avait logiquement conclu qu’au moins dans ces régions, il y avait de l’air et de la vapeur d’eau, c’est-à-dire que la vie n’y était pas impossible. Le raisonnement venait ainsi confirmer les données de l’observation. Aux temps insondables où s’est formé notre système planétaire, où le soleil a projeté de son centre embrasé les gouttes fulgurantes qui sont devenues des mondes, l’éruption qui a donné naissance à la Terre a, du même coup, formé la Lune qui, détachée de notre globe, a été retenue dans son orbite. Les deux astres, d’abord à l’état gazeux, ont commencé à se condenser et ont passé successivement à l’état liquide, puis à l’état solide. Mais le volume de la Lune étant beaucoup plus petit que celui de la Terre, la transformation a été pour elle infiniment plus rapide. À une époque où la Terre était encore une masse en fusion, la Lune avait déjà vu se former à sa surface une croûte solide où la vie se manifestait avec une exubérante abondance.

Puis les siècles se sont succédé, et pendant que la Terre arrivait avec peine à faire éclore à sa surface les premiers germes
Elles s’envolaient au sabbat… (p. 87).
de la vie, et qu’apparaissaient les formes primitives, grossières encore et à peine ébauchées, des végétaux gigantesques et des animaux monstrueux, la Lune voyait s’établir régulièrement à sa surface une vie normale et progressive.

À cette époque, de vastes océans remplissaient les cavités dont notre regard sonde aujourd’hui le fond desséché ; d’épaisses forêts se dressaient sur les flancs de ces montagnes ; une humanité supérieure à la nôtre, parce que les conditions de la vie s’y montraient plus favorables, naissait, grandissait, et, sous d’heureuses influences, atteignait un développement intellectuel et une hauteur morale à laquelle nous ne sommes pas près de parvenir.

L’humanilé lunaire était donc arrivée à un surprenant degré de civilisation, de science et de moralité, alors que commençaient à peine à apparaître sur la Terre les premiers êtres humains, les prognathes contemporains de l’ours des cavernes. Mais l’évolution vitale de la Lune devait être beaucoup plus courte que celle de la planète sa voisine. Si elle était arrivée plus tôt à son plus haut période, la décroissance devait aussi commencer plus tôt. D’âge en âge le refroidissement du globe lunaire s’accentuait ; la chaleur se retirait de la périphérie vers le centre, dont le noyau incandescent, source de la vie, allait diminuant d’une marche lente mais inéluctable.

Comme sur la Terre, tant que la chaleur centrale avait été considérable, les eaux, qui s’infiltraient incessamment dans les couches profondes par les nombreuses crevasses sillonnant la Lune, avaient été vaporisées et rendues ainsi à la circulation générale de la surface ; mais, par suite du refroidissement graduel, l’eau avait fini par être complètement absorbée. Grâce à cette lente absorption, les roches encore fluides que renfermait le centre en fusion s’étaient solidifiées, les éléments chimiques, encore instables, s’étaient combinés.

En même temps, l’oxygène de l’air se fixait dans les parties solides, et ainsi avaient disparu peu à peu l’atmosphère et les mers lunaires. À mesure que diminuaient ces éléments essentiels à l’entretien des êtres organisés tels que nous les comprenons, la vie se retirait insensiblement.

Mais l’humanité lunaire ne voulait pas mourir.

Lorsqu’on étudie attentivement une carte de la Lune, on remarque dans bon nombre de ses vallées, au pied de ses hautes chaînes de montagnes, des fissures qui, du point d’où nous les observons, ressemblent à de minces lignes noires tracées comme par une pointe aiguë, mais qui, en réalité, sont de larges crevasses dont les bords sont distants de plusieurs kilomètres
Il semble que la Lune est un monde refroidi (p. 88).
et qui souvent pénètrent profondément dans les entrailles du sol.

Les savantes explorations auxquelles s’étaient livrés les habitants de la Lune leur avaient fait connaître la structure intime du globe qu’ils habitaient et qui n’avait plus de secrets pour eux. Ils savaient qu’au-dessous de la croûte solide, où la vie s’était manifestée pendant des siècles, il existait toute une région souterraine où s’était maintenue loin des rayons du soleil une vie encore primitive.

À des profondeurs variables et pouvant être évaluées à 12 ou 15 de nos lieues terrestres, dans d’immenses excavations, se trouvaient des mers, des continents, des fleuves, une végétation abondante. Là, dans ces cavités plus rapprochées du centre, où régnait encore une température douce et toujours égale, dont les voûtes s’élevaient à de prodigieuses hauteurs, où l’air était plus dense et où, à défaut de la lumière du jour, régnait une clarté de source électrique entretenue par des phénomènes cosmiques, il y avait place pour une humanité tout entière. C’est là que s’étaient retirés avec leurs sciences, leurs industries, leurs institutions et leurs lois, les derniers habitants de notre satellite, bien résolus à défendre leur vie jusqu’au dernier instant.

Pendant que l’humanité terrestre s’éveillait péniblement à la vie intellectuelle et morale, et s’élevait, à travers de longues périodes séculaires, de l’âge de la pierre à l’âge du bronze et à l’âge du fer ; pendant que les premières tribus humaines, dispersées et errant à travers les gigantesques forêts primitives, passaient de l’état de peuples chasseurs à l’état de peuples pasteurs, puis agriculteurs et enfin industriels, les habitants de la Lune continuaient, dans le monde souterrain où se maintenait la vie, leur existence de progrès ininterrompu.

Dans ces régions calmes et tranquilles, où la température était presque sans variations, où ne se faisait pas sentir l’influence des saisons, où l’humanité n’avait pas à se défendre contre les forces aveugles d’une nature marâtre, où la lutte pour l’existence n’avait pas cette âpreté qu’elle présente chez nous, ces êtres organisés pour vivre dans un milieu surchargé d’oxygène et où la vitalité était par suite plus énergique et plus résistante, avaient dépassé de beaucoup le niveau des sciences où nous nous sommes si longtemps attardés.

Afiligés de moins de besoins que nous, ils étaient exempts de la plupart de nos vices et de nos convoitises. Moins préoccupés du soin de satisfaire des passions basses ou égoistes, ils avaient donné davantage à la culture de leur âme et leur moralité était à la hauteur de leur science. Après avoir expérimenté dans les âges précédents les diverses formes politiques entre lesquelles nous hésitons ici-bas, ils étaient arrivés à une organisation sociale rationnelle et simple où chacun tenait exactement la place que lui assuraient son degré d’intelligence et sa valeur morale.

Depuis de longs siècles déjà, avant même que le refroidissement de la surface les eût contraints de se réfugier dans leurs nouvelles demeures, ils s’étaient préoccupés de cet astre voisin dont le disque énorme flamboyait au-dessus de leurs têtes, dans l’orbite duquel ils se mouvaient, dont ils savaient que leur monde n’était que le modeste satellite. Ils avaient mesuré la distance qui les en séparait, et, grâce aux puissants instruments d’optique qu’ils avaient su construire bien avant nous, ils l’avaient attentivement observé et soigneusement étudié. Aucune des parties de sa surface n’avait échappé à leurs investigations et sa constitution leur était parfaitement connue.

Ils savaient, à n’en pas douter, que la Terre était habitée ; ils avaient même pu, dans une cerlaine mesure, y surprendre les développements de la vie. Ce qui s’était passé sur le globe qu’ils habitaient les avait renseignés sur l’histoire du globe terrestre. Ils avaient suivi de l’œil les transformations de sa surface ; ils avaient vu des continents surgir ou disparaître, les vastes forêts des âges préhistoriques diminuer avec les siècles. Les grands fleuves qui sillonnaient les continents terrestres leur étaient apparus ; ils avaient vu, dans les principales vallées ou à l’embouchure des cours d’eau les plus importants, se produire sur le sol des taches dont la couleur et l’aspect différaient des régions avoisinantes et où la perfection croissante de leurs instruments d’optique avait fini par leur faire reconnaître des agglomérations d’habitations humaines.

Avec les progrès qu’avaient accomplis chez eux les sciences astronomiques et aussi les sciences naturelles, disposant de forces considérables de la nature, le désir leur était venu bientôt d’entrer en communication avec les habitants de ce monde voisin, et ils avaient souvent essayé d’attirer sur eux leur attention. Mais, à cette époque, les peuples qui commençaient à couvrir la surface de la Terre étaient encore trop grossiers et trop barbares pour songer à regarder, et surtout à étudier les astres qui roulaient au-dessus de leurs têtes ; ou si, parfois, leurs regards s’élevaient dans la profondeur des nuits jusqu’à ces points brillants, leur aveugle superstition y voyait des divinités dont il fallait, à force de prières et de sacrifices, conquérir la faveur ou écarter l’influence néfaste.

Aucun des efforts auxquels s’étaient livrés les habitants de la Lune n’avait été couronné de succès ; toutes leurs interrogations étaient demeurées sans réponse. Aussi, découragés, avaient-ils fini par penser ou que leurs observations étaient inexactes et que la Terre n’était pas habitée, ou que les êtres qui la peuplaient, dépourvus d’intelligence, ne s’élevaient pas beaucoup au-dessus de la vie animale. Et les tentatives, commencées avec une certaine ardeur, étaient restées interrompues pendant de longs siècles.

Plus tard, après que les conditions de l’existence avaient si complètement changé pour eux, alors qu’ils pouvaient mesurer, avec une certitude presque infaillible, la durée du temps qu’il leur restait à vivre, ils s’étaient repris à tourner leurs regards vers ce monde, qui continuait toujours si près d’eux sa course majestueuse.

De nouveaux perfectionnements dans l’art de construire les instruments d’optique avaient rendu possibles de nouvelles et plus précises observations. Des signes leur étaient apparus : des tracés semblables à des canaux, des figures géométriques qui pouvaient être des enceintes de villes et dont les formes régulières semblaient révéler la présence d’êtres actifs et intelligents ; des monuments dont ils avaient pu, par la mesure de l’ombre, calculer la hauteur, leur avaient appris que les habitants de la Terre étaient en possession de moyens mécaniques assez puissants, et ils en avaient conclu qu’ils s’étaient avancés assez loin dans la connaissance des sciences. Leur désir d’établir avec eux des communications régulières et suivies s’en était augmenté.

Comme les signes par lesquels, dans les âges précédents, on avait essayé, au moyen de puissants foyers lumineux, d’attirer l’attention des habitants de la Terre, n’avaient pas réussi, on avait songé à d’autres procédés. Puisqu’ils n’avaient pas répondu alors qu’on les appelait, il fallait forcer leur attention en leur envoyant directement, brusquement au besoin, des messages sur l’origine et la signification desquels ils ne pussent se méprendre. Comme les lois de la balistique leur étaient depuis longtemps familières, ce n’avait été qu’un jeu pour eux d’envoyer au delà de la ligne neutre d’attraction des deux astres des projectiles que la pesanteur devait ensuite précipiter sur la Terre.

Mais comme la surface du globe terrestre est, pour les sept dixièmes, occupée par les océans, la majeure partie de ces messages lunaires devaient nécessairement se perdre au sein des mers. En outre, de vastes espaces sont, dans les divers continents, ou complètement déserts, ou habités par des peuplades sauvages, ignorantes et absolument incapables de comprendre de telles invitations et d’y répondre ; enfin ceux même des projectiles lunaires que le hasard de leur chute avait pu faire tomber dans des régions civilisées, devaient pour la plupart s’enfoncer profondément dans le sol qui, se refermant après leur passage, en dérobait la connaissance aux habitants de ces contrées.

Il avait fallu un concours prodigieux de circonstances fortuites pour qu’un de ces messages pût être conservé intact, découvert et compris.

C’était celui que Marcel avait montré à ses deux amis. Bien qu’il ne pût nullement se douter des conditions dans lesquelles vivait l’humanité lunaire, l’audacieux ingénieur ne s’était pas trompé en affirmant son existence, et c’est au milieu de cette humanité qu’il allait se trouver jeté avec ses deux compagnons d’aventure.