Un monde inconnu/Première partie/12

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 105-118).

CHAPITRE XII

LE MONDE LUNAIRE

L’ignorance où ils se trouvaient de la langue des indigènes fut d’abord pour eux une source d’embarras et de difficultés ; mais ils avaient tous les trois trop de vivacité d’esprit pour qu’un pareil obstacle pût les arrêter longtemps.

Leur arrivée avait fait grand bruit ; de toutes parts on accourait pour voir ces représentants d’une humanité si voisine. On voulait savoir comment ils étaient faits, s’ils étaient intelligents, bons et doux ; on voulait savoir comment ils étaient venus ; on ne cessait de se faire raconter les circonstances dans lesquelles ils avaient été découverts.

Le monde lunaire tout entier était en émoi, et, sans les précautions dont le gouverneur de la province les entourait, les nouveaux venus auraient eu parfois à souffrir d’une curiosité peut-être un peu gênante. La nouvelle avait été promptement apportée à la capitale de l’État lunaire, où résidait, avec le Conseil Suprême du gouvernement, le chef de l’État.

Les sages qui formaient le Conseil avaient jugé qu’avant de présenter les trois étrangers au dépositaire de l’autorité souveraine, il convenait de les initier à la langue du pays, de façon à ce qu’ils pussent être interrogés et fournir sans embarras d’utiles explications sur le monde dont ils étaient les messagers.

C’est ainsi que le sage et savant Rugel, l’un des membres du Conseil, avait été placé auprès d’eux pour les préparer à la réception solennelle qui leur était réservée.

Intelligents comme ils l’étaient, ils n’avaient pas tardé à se familiariser avec la langue que parlaient les habitants de la Lune.

Cette langue, aux inflexions musicales et douces, était d’une extrême simplicité logique. La grammaire et la syntaxe, fondées sur des règles nettes et conformes aux lois mêmes de la pensée, dégagées de toute complication inutile et de toutes ces exceptions qui embarrassent nos langues européennes, étaient claires et faciles. Mais cette sobriété des formes essentielles n’excluait pas la richesse : le vocabulaire était abondant et chacune des nuances les plus délicates de la pensée trouvait pour l’exprimer un mot précis, facile à retenir, qui, le plus souvent, formait image et dont le son mélodieux charmait l’oreille.

Le même esprit d’exactitude méthodique présidait à l’écriture qui servait à représenter les mots de cette langue.

L’humanité lunaire ne présentait en effet qu’une race unique, toujours soumise aux mêmes influences de température et de milieu. Il n’avait donc jamais été parlé qu’un seul idiome qui était allé se perfectionnant à mesure que progressait la civilisation et que les conquêtes de la science apportaient à la pensée de nouveaux éléments. On ne rencontrait pas dans cette langue la variété de radicaux venus de sources différentes et ces chinoiseries d’orthographe que nous ont laissées tant d’idiomes disparus. Les mots étaient donc figurés tels qu’ils étaient prononcés par un petit nombre de caractères faciles à saisir et à tracer. Tout le monde parlait bien, tout le monde écrivait bien.

D’ailleurs, la curiosité des explorateurs était surexcitée par tout ce qu’ils voyaient, et le désir d’apprendre, déjà naturel à ces esprits d’élite, se trouvait singulièrement accru. Toutes les forces de leur intelligence se trouvaient tendues pour comprendre et admirer ce monde où tout leur semblait supérieur à ce qu’ils connaissaient.

Ils allaient d’étonnement en étonnement.

Cette humanité qui semblait, à force de science et de volonté, avoir conquis le droit de vivre dans un milieu étrange ; ces êtres d’une nature plus subtile, débarrassés du souci matériel d’entretenir quotidiennement leur vie par une nourriture grossière ; ces arts et ces industries bien plus perfectionnés que les nôtres et qui avaient déjà dérobé à la nature des secrets que nous soupçonnons à peine, discipliné des forces dont nous sommes loin encore d’avoir tiré tout le parti possible ; cette civilisation si avancée qu’elle était arrivée à simplifier les conditions de la vie, à faire disparaître les rivalités et les dissentiments qui divisent les hommes ; cette haute culture morale, cet amour éclairé du bien, cette sagesse pratique exempte d’austérité farouche et de rigorisme étroit ; enfin ces mœurs douces où l’affabilité et la bienveillance rendaient tous les rapports aimables et faciles, tout cela les enchantait et les ravissait.

Marcel était dans un perpétuel état d’exaltation et d’enthousiasme. Jacques n’avait pas oublié son amour pour Hélène ; mais, dans ce milieu plein de sérénité, il y songeait sans amertume et avec une douce espérance. Lord Rodilan lui-même, rattaché à la vie, était guéri de son spleen et ne regrettait plus d’avoir échappé à la mort.

Pour compléter et hâter leur instruction, Rugel leur avait fait parcourir les diverses régions de la contrée où vivait l’humanité lunaire, dont le chiffre ne dépassait pas douze millions d’habitants.

Le centre de cette contrée était occupé par une mer de dimensions à peu près égales à celles de notre Méditerranée, La surface de cette mer intérieure était semée d’îles nombreuses, quelques-unes de dimensions très restreintes et groupées en riants archipels ; d’autres, plus importantes et isolées, atteignaient les proportions de petits continents. Des États comme la Grèce, la Belgique, le Portugal, y auraient tenu sans peine.

Autour de ces rivages, que découpaient des golfes nombreux, où s’avançaient de pittoresques presqu’îles, s’étendaient de vastes régions sillonnées de nombreux cours d’eau, parsemées de villes florissantes, où vivait à l’aise une population bien moins dense que celle qui s’entasse dans nos étouffantes cités.

Le sol allait s’élevant par une pente insensible jusqu’à une région de montagnes inaccessibles, aux roches surplombantes, aux précipices insondables et dont jamais personne n’avait gravi les flancs inhospitaliers. C’est par delà cette ceinture impénétrable que s’élevaient les assises granitiques formant à la fois et les parois et la voûte de la caverne colossale qui renfermait un monde.

Ce milieu, où ne pénétraient jamais les rayons du soleil, était éclairé d’un jour égal et constant produit par la diffusion dans l’atmosphére de cette lumière de nature électrique dont l’aspect imprévu avait si étrangement surpris les trois voyageurs. Cette continuité de la lumière, que ne variait aucune alternative de jour et de nuit, faisait aux habitants du monde lunaire une existence toute différente de la nôtre. La vie ne s’y partageait pas en deux parties de longueur inégale, dont l’une est toute remplie de fièvre, d’agitations, de combats âpres et acharnés, et l’autre plongée dans les ténèbres, où la nature et l’humanité semblent ensevelies dans la nuit du tombeau.

La surface du sol y était toujours pleine de vie et comme souriante. Chacun y donnait à ses occupations tout le temps nécessaire, sans s’inquiéter des divisions des jours, puisque la lumière ne cessait de remplir l’espace, et se livrait au repos lorsqu’il sentait le besoin de réparer ses forces épuisées.

La nature, toujours logique dans sa prévoyance, avait disposé la vie animale en vue du milieu où elle devait se développer. Comme les hommes, les êtres inférieurs étaient organisés de facon à entretenir leur vie par la seule respiration. La lutte pour l’existence n’armait les uns contre les autres ni les individus d’une même espèce ni les espèces différentes. Aussi le regard n’était-il pas affligé par le spectacle de ces combats incessants où le faible, toujours sacrifié, sert à nourrir le plus fort ; et il n’était pas à craindre que cette absence d’ennemis acharnés laissât se développer outre mesure les diverses espèces animales : leur fécondité limitée suffisait à remplir les vides que la mort, naturellement survenue, faisait dans leurs rangs, sans que jamais aucune d’elles pût devenir envahissante.

Les animaux n’ayant pas à se défendre contre des ennemis sans cesse renaissants et n’ayant pas non plus à attaquer pour vivre, n’avaient nul besoin de cet arsenal d’armes variées et terribles dont la nature les a gratifiés sur notre globe. Pas de griffes acérées, de dents menaçantes, de dards envenimés. Aussi les espèces malfaisantes y étaient-elles inconnues.


Les oiseaux venaient familiérement… (p. 110).

Des êtres doux et inoffensifs, n’ayant jamais eu à souffrir des attaques injustes de l’homme, et par conséquent à le redouter ou à s’en défier, s’en rapprochant du reste par leur intelligence et les instincts d’un naturel presque sociable, vivaient avec lui dans un état qui tenait le milieu entre l’indépendance et la domestication.

L’espèce qui semblait tenir le premier rang dans cette vie d’ordre inférieur offrait des analogies frappantes avec notre race canine. À la fois plus fine et plus forte, de forme plus svelte et plus élégante, elle vivait près de l’homme comme un compagnon affectueux et soumis.

Dans une plus étroite intimité avec les habitants de la Lune, vivait encore un autre animal de taille plus petite, d’allures moins vives, aux formes charmantes, souple et caressant, qui était comme l’hôte assidu de chaque maison. Sa robe aux poils longs et soyeux, offrait les couleurs les plus variées et les plus chatoyantes. Comme le plumage de nos oiseaux des tropiques, elle était tantôt de teinte uniforme et brillante, tantôt diversement nuancée, mais toujours douce et plaisante aux regards. De mœurs familières et paisibles, ces animaux n’avaient rien de l’égoisme féroce, de l’hypocrisie de notre race féline. Ils semblaient avoir fait à l’homme le sacrifice de leur liberté, et leurs yeux, expressifs et doux, montraient qu’ils étaient sensibles à l’affection dont ils étaient l’objet.

D’autres animaux dont la taille et les formes rappelaient celles de nos daims, de nos cerfs et de nos gazelles ou dont le pelage de couleurs variées était tantôt zébré ou capricieusement tacheté comme celui de nos tigres et de nos léopards, dont ils n’avaient ni la férocité ni les instincts sanguinaires, peuplaient la campagne.

Les familles des oiseaux, bien moins nombreuses que chez nous, se faisaient, en revanche, remarquer par la beauté et l’éclat de leur plumage et l’harmonie de leurs chants. Comme ils n’avaient pas plus que les autres êtres animés de raisons pour redouter l’approche de l’homme, ils venaient familiérement à son appel, peuplaient les bosquets qui entouraient les habitations, pénétraient dans les demeures qu’ils égayaient de leurs gazouillements et de leur présence.

Dans les mers, dans les fleuves, dans les lacs, vivaient quelques races de poissons dont rien ne troublait jamais la tranquille existence et qui semblaient n’être là, comme le dit un poète ancien, que pour qu’aucun des éléments de la nature ne restât privé d’habitants.

Dans ce milieu presque complètement clos, la clarté du jour et la température ne subissaient que de légères variations. La lumière qui l’éclairait était analogue à celle que répand sur notre terre le soleil lorsque, dans les journées d’été, il s’élève au matin voilé des brumes qui se forment à la surface du sol refroidi pendant la nuit. Cette clarté était douce, irisée des teintes du prisme singulièrement attendries, délicatement nuancées, et qui semblaient se succéder en ondulations harmonieuses ; elle n’était assombrie que lorsque les vapeurs qui s’élevaient des mers se condensaient dans les hautes régions de l’atmosphère en nuages légers et changeants, ui parfois se résolvaient en une pluie fine dont l’ondée vivifiante faisait s’épanouir les fleurs et augmentait leurs parfums. La température s’abaissait alors de quelques degrés, mais jamais assez pour qu’une sensation de froid vint surprendre les habitants et diminuer leur activité.

Cette tiédeur constante de la température, ces pluies bienfaisantes donnaient au sol une merveilleuse fertilité. Les campagnes n’étaient pas cultivées, puisque les habitants de ces heureuses régions n’étaient pas astreints à la nécessité d’arracher péniblement à la lerre des aliments indispensables à une vie inférieure et matérielle. Aussi les plantes s’y épanouissaient en pleine liberté. Toutefois, privée de la lumière du soleil, la végétation y offrait un aspect étrange auquel l’œil de nos Européens avait eu quelque peine à s’accoutumer. Le sol était généralement couvert d’un gazon épais et fin, d’un vert pâle et qui parfois atteignait la couleur d’un blanc légèrement teinté.

Sur ce fond d’un ton très adouci s’enlevaient des bouquets de bois d’une verdure un peu plus sombre. Les troncs élevés et recouverts d’une écorce tantôt blanche et marbrée, tantôt lisse et verte, tantôt striée de bandes longitudinales plus ou moins foncées, étendaient leurs branches couvertes de feuilles aux formes bizarrement découpées. Ces feuilles n’étaient pas d’une couleur uniforme. Les unes, panachées et légères, étaient presque transparentes, et la lumiére qui les traversait leur donnait un éclat semblable à celui des fleurs ; d’autres, formées d’un tissu fin et cotonneux, découpées comme une fine dentelle, semblaient vaporeuses et légères.

Parfois, au milieu des prairies, s’élevaient des végétaux gigantesques, au tronc colossal, étendant dans tous les sens leurs rameaux vigoureux et tout chargés de longues et larges feuilles qui, comme des voiles de gaze mordorée, ondulaient au moindre souffle, et où la lumière s’irradiait en couleurs variées. D’autres enfin, de moindre hauteur, au tronc lisse et d’un vert plus vif, dressaient dans les airs leurs feuilles lancéolées, aux nervures épaisses, à la pointe armée d’une sorte de dard.

Tous ces arbres, d’essences diverses et inconnues à nos voyageurs, portaient des fleurs aux formes étranges et capricieuses ; mais ces fleurs, comme celles qui émaillaient les campagnes, étaient toutes de couleurs voilées et d’un éclat en quelque sorte attiédi. On n’y voyait point, comme sur la terre, ces rouges éclatants et d’une pourpre saignante, ces jaunes rutilants qui ressemblent à de l’or en fusion, ces bleus et ces violets vigoureux et profonds ; mais des roses pâles, des jaunes qui semblaient atténués par le temps, des bleus tendres, des rouges éteints aux reflets violâtres. Seul le blanc, que caressait la lueur légèrement bleutée de l’atmosphère, prenait à ce contact un lumineux éclat.

Sous cet heureux climat, où il n’y avait jamais d’hiver, les forêts ue dépouillaient jamais leur parure, les gazons n’étaient jamais sans fleurs ; elles se succédaient sans relâche et le regard en était toujours charmé.

Pour des yeux habitués aux couleurs violentes et quelquefois heurtées qu’affectent chez nous les plus riches floraisons, l’aspect général de la nature pouvait paraître un peu fade et un peu monotone ; mais la vue s’habituait bientôt à ces tons d’une douceur infinie et dont les mille nuances et la diversité délicate ravissaient et reposaient à la fois.

Les villes étaient nombreuses, construites comme celle qu’habitaient nos voyageurs et qui était, à proprement parler, la capitale du monde souterrain : car c’était là que siégeait, avec le Conseil Suprême, le chef de l’État. Mais la capitale ne se distinguait pas autrement des autres cités. Comme le sol appartenait à tous et que nul n’avait intérêt à disputer à autrui une part de la propriété commune, chacun avait pu donner à sa demeure les proportions qu’exigeait le nombre des membres de sa famille ou sa propre fantaisie.

Il n’y avait pas là, comme sur la Terre, de ces ruches sans lumiére et sans air, formées d’étages superposés, où s’entassent de
Le train ainsi formé… (p. 115).
nombreuses familles étrangères les unes aux autres. Chaque famille avait sa demeure et tous se plaisaient à l’orner et à la décorer avec un goût d’une exquise variété.

Les rues étaient larges et spacieuses, dallées d’une sorte de matière semblable au verre dont les coloris divers, disposés avec art, formaient une espèce de mosaïque. Les végétaux qui les bordaient, les jardins qui entouraient les maisons, les larges espaces plantés et d’arbustes toujours couverts de feuillage et de fleurs, donnaient à toutes ces villes un aspect riant et paisible. De nombreux véhicules électriques, légers, rapides et de formes gracieuses, roulant sans bruit, les sillonnaient dans tous les sens. Les routes qui reliaient les villes n’étaient que la continuation des rues qui les traversaient ; elles étaient plantées et pavées de la même facon.

Dans la campagne, à certaine distance des villes, s’élevaient des habitations solitaires, asiles préférés de quelques sages jaloux de ne pas être troublés dans leurs méditations par le mouvement des cités.

Grâce à un système de locomotion électrique qui permettait d’obtenir, avec des appareils d’un très petit volume, une force propulsive très considérable, les communications entre les diverses villes étaient rapides et fréquentes. Ils avaient en effet découvert un métal avec lequel la constitution géologique du globe terrestre n’offre rien d’analogue. De couleur bleuâtre, d’une densité inférieure à celle de l’aluminium, moins fusible que le platine, plus magnétique que le fer doux, il avait la propriété de se charger à l’air libre d’électricité, de l’emmagasiner et de former ainsi de véritables accumulateurs d’une extrême puissance et d’une durée presque indéfinie.

Les principales villes étaient reliées par un réseau de voies ferrées dont l’étrangeté avait causé aux trois habitants de la Terre une profonde surprise lorsqu’ils les avaient vues pour la première fois.

Tout y était nouveau, en effet.

Qu’on se figure des véhicules de forme élégante et légère, évidés par le haut et renflés par le bas, reposant des deux côtés sur l’extrémité d’un essieu servant d’axe à une sorte de sphère formée de quatre grands cercles métalliques se coupant angle droit, et dont l’un, perpendiculaire au véhicule et muni d’une gorge, court sur un rail unique. Comment un semblable appareil pouvait-il se maintenir en équilibre ?

Ce fut le problème que se posa tout d’abord l’ingénieur Marcel, et dont la solution, aussi simple qu’originale, l’émerveilla.

Les savants de la Lune n’avaient fait là qu’appliquer à la locomotion le principe du gyroscope.

On sait qu’un corps solide, comme par exemple un disque métallique, soumis à un rapide mouvement de rotation sur son axe, conserve invariablement son plan de rotation et par conséquent son axe tant que la vitesse initiale n’est pas modifiée. C’est sur ce point que le physicien Foucault s’était fondé pour construire l’instrument qui lui servit à démontrer la rotation des planètes. Son gvroscope, en effet, se maintient en équilibre, suspendu en porte-à-faux tant qu’il conserve la même vitesse de rotation.

C’était, dans l’appareil qui causait la surprise de Marcel, l’application de la même loi physique.

Au centre de la sphère sur l’axe de laquelle reposait le véhicule, était disposé un disque ou plutôt une sorte de volant métallique très pesant, animé par un moteur électrique d’un mouvement de rotation extrêmement rapide, dans le plan même de la roue à gorge qui reposait sur le rail. Le diamètre et le poids de ce volant, ainsi que la vitesse qui lui était imprimée, tout était calculé en vue de la charge que l’axe de la sphère était appelé à supporter. Tant qu’il conservait sa vitesse, l’appareil tout entier gardait sur le ruban de métal un équilibre fixe et invariable, assez stable pour n’être pas rompu par le va-et-vient des voyageurs. Le train ainsi formé était mis en mouvement par un moteur électrique indépendant, disposé sur le premier des véhicules, qui constituait ainsi une sorte de locomotive électrique, dont la forme en coupe-vent très aigu diminuait de beaucoup la résistance atmosphérique.

Ce système avait pour conséquence, puisque le tout roulait sur un seul rail, de réduire le frottement à son minimum et d’augmenter proportionnellement la vitesse obtenue. Il en résullait aussi pour l’établissement des voies de précieuses facilités.

En effet, le rail reposait sur des piliers métalliques placés de distance en distance et dont les hauteurs, variant suivant les inégalités du sol, maintenaient la voie dans un plan toujours horizontal. Ainsi étaient évités ces travaux de terrassements, ces tranchées, ces remblais, tout ce qui rend si long et si pénible l’établissement des voies ferrées terrestres ; pas d’autres ouvrages d’art que quelques ponts hardis, également métalliques, jetés sur une gorge profonde ou sur un cours d’eau.

Toujours soucieux de parer aux accidents possibles, les ingénieurs lunaires avaient prévu le cas où, pour une cause quelconque, le courant moteur venant à faire défaut, le train serait menacé de perdre son équilibre.

Ils y avaient pourvu par un ingénieux système de freins. Le rail, de dimensions et de force bien supérieures à ceux en usage sur la terre, avait aussi la forme d’un champignon, à cette différence près qu’il était évidé plus profondément et en retrait de facon à offrir de chaque côté une gorge dont une semelle d’acier pouvait épouser exactement la forme ; cette semelle terminait, à droite et à gauche du rail, un bras de levier très puissant, disposé sous les véhicules et formant ainsi un triangle isocèle dont le rail était le sommet. Quand le train était en marche, ces deux semelles d’acier se maintenaient assez écartées pour qu’aucun frottement ne pût se produire. Aussitôt que le courant actionnant les gyroscopes venait à cesser ou même à diminuer et que la stabilité des véhicules se trouvait compromise, les deux semelles se rapprochaient du rail, y adhéraient fortement et formaient ainsi au train une base inébranlable. Pour déterminer ce rapprochement, un mécanisme automatique était disposé sur le véhicule locomoteur. Là, se trouvaient en effet, sous les veux de ceux qui conduisaient le train, des appareils enregistreurs dont les aiguilles indiquaient à la fois avec précision le nombre de tours accomplis par les gyroscopes dans l’unité de temps, la force et l’intensité du courant électrique. Aussitôt que l’aiguille atteignait le chiffre minimum, un déclenchement se produisait et les semelles de tous les freins, saisissant à la fois le champignon du rail, maintenaient le train en équilibre. Il suffisait alors d’interrompre le courant qui activait l’appareil locomoteur pour qu’en peu d’instants le train s’arrétât sans secousse.

Tout cela était léger, aérien, silencieux, et les trois amis ne pouvaient se lasser d’admirer le génie fertile qui avait imaginé ces trains hardis qu’on voyait fendre l’air avec rapidité et dont un faible bruissement signalait seul le passage.

Ce système de transports servait aux besoins généraux et industriels ; mais, pour les communications particulières ou les déplacements individuels, il existait d’autres moyens d’un usage commode et facile.

Dans cette atmosphère saturée d’électricité, où dominait l’ozone, c’est-à-dire l’oxygène électrisé, il y avait là un réservoir inépuisable de forces naturelles que la science très avancée des habitants de la Lune avait pliées à tous leurs usages.

C’était un jeu pour eux, avec le moteur léger et puissant dont ils disposaient, de construire des appareils qui, plus lourds que l’air, et prenant leur point d’appui dans le milieu ambiant, pouvaient se diriger avec sûreté dans l’atmosphère et franchir sans encombre et avec rapidité des distances considérables.

Un ingénieux système de parachutes qui, sous un petit volume, offraient une large surface de résistance et se déployaient automatiquement, prévenait les accidents, toujours à craindre, même avec les engins les plus perfectionnés, et assurait à ce genre de transports une sécurité complète. Après de longs tâtonnements, les physiciens lunaires avaient reconnu que le mode de propulsion le plus simple et le plus pratique était celui de l’hélice auquel, sur la Terre, on n’est arrivé que si tard.

Les oiseaux fatiguaient leur vol à suivre ces nefs légères qu’une seule personne suffisait à diriger et à maintenir dans la direction voulue.

C’était le fluide électrique lui aussi qui mettait en mouvement les embarcations de toutes sortes qui flottaient à la surface de la mer intérieure, remontaient le cours des fleuves ou même, plongeant sous les eaux, allaient explorer les couches profondes de ces mers inconnues.

Tout, dans ce monde si différent de la Terre, respirait le calme et la paix de l’âme ; tous, affranchis des besoins matériels, semblaient n’avoir d’autre souci que de développer leur intelligence ou de s’abandonner aux sentiments du cœur les plus tendres et les plus élevés. La sérénité de leurs traits, la franchise de leur regard, la bienveillance de leur sourire montraient que leur âme était libre de toutes les ambitions mesquines, de toutes les passions égoïstes qui rendent si misérable la condition de l’humanité terrestre.

On n’y connaissait guère d’autres tristesses que celles qui pouvaient résulter de la perte des êtres qu’on chérit, de quelque enfant arraché, à l’aurore de la vie, à l’affection de ses parents, d’une compagne bien-aimée, d’un ami ou d’un maître vénéré, ou encore de ces inquiétudes ou de ces tourments dont ne peut se défendre l’âme des sages, alors que, tout entiers à la recherche de quelque important problème, ils voient fuir devant eux la solution qu’ils ont longtemps poursuivie.

Nos voyageurs se demandaient cependant où, comment et par qui étaient construits les monuments qui excitaient leur admira tion, les machines et les appareils si divers qui répondaient d’une manière si commode et si complète à toutes les exigences de la vie.

Ils n’avaient en effet, dans les villes et dans les campagnes qu’ils avaient parcourues, aperçu nulle part les traces d’un travail industriel. Ils devaient apprendre, en prolongeant leur séjour dans le monde lunaire, qu’au delà de la limite des régions qu’ils avaient visitées, se trouvaient d’autres agglomérations d’habitants différentes de celles qu’ils connaissaient déjà.

C’était dans le voisinage des montagnes dont nous avons déjà parlé, que se dressaient ces cités véritablement industrielles. Là, on extrayait du sol les métaux utiles ou précieux ; là, on les mettait en œuvre ; de là sortaient tout fabriqués les ustensiles nécessaires aux divers usages de la vie et tous les appareils que comporte un état de civilisation très avancée.

C’était la classe des Diémides qui était employée à ces travaux multiples.