Un monde inconnu/Deuxième partie/8

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 313-322).


Rien de plus hardi et de plus imprévu… (p. 320).

CHAPITRE VIII

À LA RECHERCHE D’UN CRATÈRE

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis que Marcel et ses compagnons étaient arrives sur le satellite de la Terre, et lorsque leur pensée se reportait sur tout ce qu’ils avaient éprouvé, appris et accompli, ils étaient tentés de se demander s’ils ne vivaient pas dans un rêve continu.

Un voyage extraordinaire entrepris dans des conditions qui semblaient défier toutes les prévisions humaines ; un monde nouveau découvert, monde dont la supériorité morale et intellectuelle réalisait les conceptions les plus sublimes des rêveurs et des utopistes songeant à une humanité meilleure ; une chimère grandiose, des communications régulières entre les sphères qui roulent dans l’espace, réalisée à travers mille difficultés et mille périls : voilà ce qu’avaient fait leur audace et leur foi dans la science.

Mais maintenant que le but était atteint et l’œuvre achevée, leur cœur ressentait un vide profond. Le zèle qui les avait soutenus tant qu’il y avait quelque chose à faire s’éteignait maintenant faute d’aliment. Et ils se retrouvaient avec le regret de cette Terre qu’ils avaient laissée derrière eux, de ces amis dont la pensée leur arrivait à travers l’espace, mais dont ils éprouvaient le besoin de serrer les mains, de sentir le cœur battre contre leur poitrine.

C’est que rien ne remplace la patrie absente, et, malgré les enchantements qui les avaient ravis, la Terre décidément leur manquait. Dans ce milieu étroit et renfermé où ils vivaient depuis de si longs mois, ou régnaient une lumière et une température constantes, aux horizons toujours limités, aux teintes douces mais ternes, où tout était calme et paisible, sans imprévu, sans accident, où rien n’excitait le désir, n’enflammait l’imagination, ils s’étaient pris souvent à regretter les horizons si vastes et si variés de la Terre, la chaude et brillante lumière du soleil, la profondeur du ciel bleu, la vie grouillant à la surface du sol, dans les espaces aériens et dans l’abîme liquide des flots.

Maintes fois, ils avaient désiré un orage, une tempête, quelque chose enfin qui vint rompre l’éternelle monotonie de cette inaltérable sérénité. La vie même que menaient ces êtres supérieurs ne leur suffisait plus. Toute cette existence si sage, si sobre et si réglée, leur paraissait avoir quelque chose de factice ; et ils se demandaient, si, au fond, la vie telle qu’on la mène sur la Terre, avec ses luttes et ses incertitudes, ses périls et ses aventures, ses alternatives de jours bons ou mauvais, n’était pas, pour des êtres doués de sensibilité et d’activité, préférable à cette uniformité idéale, semblable à un lac aux eaux immobiles dont aucun souffle jamais ne viendrait rider la surface.

Marcel, que retenait encore le vague sentiment endormi plutôt qu’éteint au fond de son cœur, se serait résigné peut-être, bien qu’il eût dit adieu à toute espérance, à poursuivre cette existence paisible qui berçait en quelque sorte doucement son amour. Mais Jacques et lord Rodilan commençaient décidément à en avoir assez ; ils pressaient Marcel de songer enfin au retour. Et celui-ci, cédant à leurs prières et fidèle à l’engagement qu’il avait pris envers eux, se décida à s’en ouvrir à Rugel.

« Ami, lui dit-il, les vœux du grand Aldéovaze sont aujourd’hui remplis. Le lien qui doit rattacher les deux humanités sœurs est maintenant établi, et elles pourront, comme l’avait entrevu l’esprit de ce sage, marcher de conserve dans la voie du progrès. Notre tâche est achevée. Le résultat que nous avons obtenu a dépassé de beaucoup ce que nous avions osé rêver en nous lançant dans une aventure inconnue. Si nos ambitions et nos aspirations les plus hautes ont été satisfaites, notre cœur a trouvé ici de douces récompenses ; nous y avons rencontré de précieuses sympathies, de solides amitiés, et nous en garderons l’éternel souvenir. Mais, excusez-nous, ami, cela ne nous suffit plus. Vous le comprendrez assurément, vous qui donnez toute votre vie, tout ce que vous avez de force et d’intelligence à ce monde qui vous a vu naître et où vivent ceux que vous aimez. Nous aussi, nous avons une patrie que nous chérissons ; nous avons pu ne pas souffrir d’en être séparés tant que nous étions soutenus par le désir de travailler à sa gloire et à son bonheur. Mais aujourd’hui l’amour de la terre natale se réveille impérieux dans nos âmes ; nous aspirons vers elle de toutes les puissances de notre être et nous souffrons d’en être privés. »

Pendant que Marcel parlait ainsi, le visage de Rugel s’était voilé de tristesse.

« Ce que vous dites là, ami, répondit-il, m’afflige mais ne saurait me surprendre. Je m’y attendais. J’ai bien compris qu’une fois passée la surprise qu’avait dû vous causer un monde si différent du vôtre, lorsque vous n’auriez plus devant les yeux le noble but auquel vous vous étiez voués, il vous manquerait quelque chose que toute notre affection serait impuissante à vous donner. Vous voulez nous quitter, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique ; votre départ nous fera souffrir ; mais nous vous aimons trop pour songer même à le retarder. Pour ma part, j’emploierai à hâter ce moment après lequel vous aspirez autant de zèle et autant de soins que j’en ai mis à vous guider dans notre monde, à vous aider dans tous vos travaux. »

Le visage de Jacques et de lord Rodilan rayonnait à la pensée qu’ils allaient, l’un revoir la douce fiancée dont son cœur était rempli, l’autre échanger enfin la nourriture chimique dont il n’ayait jamais pu s’accommoder contre les larges et plantureux roastbeefs du Pall’ Mall Club.

« Eh ! bien, fit l’Anglais, puisque nous sommes d’accord sur ce point important, il serait peut-être à propos de s’enquérir des voies et moyens d’assurer notre retour.

— La question, répondit Rugel, me paraît résolue dans son principe ; nous n’avons à nous préoccuper que de l’exécution. »

Marcel reconnut en effet que le seul moyen à employer était celui qui avait permis aux trois voyageurs d’atteindre la Lune. Le poids spécifique du satellite, étant six fois moindre que celui de la Terre, la force d’attraction dont il faudrait triompher serait réduite dans les mêmes proportions.

En outre, le point neutre où les deux attractions s’annulent étant beaucoup plus rapproché de la Lune, — en réalité à huit mille lieues, — la distance à parcourir était infiniment moindre et nécessitait une vitesse initiale beaucoup moins considérable. Il fallait donc s’occuper d’établir un canon capable d’un pareil effort et qui, pour être de proportions moins démesurées que la Columbiad du Gun-club, n’en devait pas moins être énorme.

« Nous n’en sommes pas, disait Rugel, à notre coup essai en matière de constructions de cette nature. Ce n’est pas à d’autres moyens que nous avons recouru pour vous envoyer les nombreux projectiles destinés à attirer votre attention. L’engin qui a servi à lancer le boulet que vous avez si heureusement recueilli a été coulé non loin d’ici. Je vous y conduirai bientôt et vous pourrez apprécier par vous-même l’état de nos connaissances en balistique. »

Peu de temps après, en effet, revêtus de leurs appareils, accompagnés de Mérovar et de quelques-uns de ses collègues, et suivis de plusieurs Diémides, ils sortaient de l’observatoire. guidés par Rugel, ils descendirent les pentes du cratère par un côté opposé à celui qu’ils avaient parcouru lorsqu’il s’était agi d’établir des signaux, et parvinrent bientôt à l’entrée d’une gorge profondément encaissée entre des élévations de rochers granitiques, et qui, dans cet amoncellement chaotique, semblait tracer un sillon sinueux.

À leur grande surprise, ils aperçurent une sorte d’épais ruban de fer qui, posé sur le sol, suivait les contours du ravin.

Marcel s’empressa d’accrocher à la sphère de Rugel son fil téléphonique et s’écria :

« Vous avez donc eu ici un chemin de fer ?…

— Et nous l’avons encore, répliqua Rugel qui souriait sous son masque de l’étonnement des trois amis, car Jacques et lord Rodilan manifestaient eux aussi, par leurs gestes, une véritable stupéfaction.

— On n’en a jamais fini, murmura Jacques, d’être émerveillé dans ce monde extraordinaire.

— Voilà, se disait en même temps lord Rodilan, qui ferait ouvrir de grands yeux aux cockneys de la Cité.

— Suivons Mérovar, ajouta Rugel. »

Le directeur de l’observatoire se dirigeait en effet vers une roche faisant saillie et derrière laquelle apparurent bientôt plusieurs wagons, semblables par leur forme à ceux qu’ils avaient vus circuler à l’intérieur de la caverne, et munis comme eux d’appareils gyroscopiques destinés à les maintenir en équilibre sur un rail unique.

« Ce chemin de fer, expliquait Mérovar, a été construit il y a longtemps pour faciliter précisément l’établissement du canon qui nous servait à vous envoyer des projectiles. Depuis votre arrivée parmi nous, il n’avait plus de raison de fonctionner, et nous espérions bien ne pas être forcés de sitôt de recourir à lui. »

Les Diémides eurent bientôt fait d’achever les préparatifs du départ.

Les wagons de cette voie ferrée, destinés à circuler dans le vide, différaient de ceux que les voyageurs connaissaient déjà. Ils étaient complètement étanches et formés d’armatures solides afin de pouvoir résister à la pression de l’air qui devait s’y accumuler.

Dans l’un d’eux se trouvait installé un appareil propre à fabriquer chimiquement de l’air respirable, et qui fournissait au train tout entier une atmosphère dans laquelle les voyageurs pouvaient vivre aussi à l’aise qu’à l’intérieur même de l’observatoire. Des tables, des sièges élégants et commodes, étaient disposés dans les autres véhicules dont les parois latérales se trouvaient garnies de glaces épaisses et fixes qui permettaient de voir tous les détails de la région qu’on traversait.

Rugel et ses compagnons pénétrèrent dans l’un d’eux et aussitôt que, la porte étant soigneusement fermée, le baromètre indiqua une pression atmosphérique suffisante, ils se dépouillèrent avec empressement du costume spécial et quelque peu gênant qu’ils avaient dû revêtir,

Cependant les Diémides chargés de ce soin avaient mis en action les moteurs électriques, et bientôt, les appareils gyroscopiques ayant atteint leur vitesse normale de rotation, le train s’ébranla et glissa avec rapidité sur le rail.

Confortablement assis dans ce large wagon qui roulait sans secousse et sans bruit, où la lumière entrait à flots, les trois habitants de la Terre croyaient rêver.

Parcourir en chemin de fer la surface de la Lune, il y avait là de quoi troubler des cerveaux moins bien équilibrés, et lord Rodilan se surprit à se pincer vigoureusement les bras, comme pour s’assurer qu’il était vraiment éveillé.

Mais ce n’était pas un songe, et le merveilleux spectacle qui se déroulait sous leurs yeux était bien une réalité.

Après avoir suivi pendant quelque temps les sinuosités de la gorge, que fermaient des deux côtés d’âpres rochers, le train était entré dans une région découverte où le regard embrassait un vaste horizon. Sur leur droite, ils apercevaient le cratère, au sommet duquel se dressait l’observatoire dont un soleil ardent faisait resplendir les voûtes de cristal et les gigantesques lunettes.

Vu de cette distance, où l’on ne distinguait plus les aspérités des roches, c’était une masse imposante que couronnait un magnifique flambloiement.

Au loin, sur leur gauche, ils apercevaient des chaînes de montagnes dont les crêtes dentelées se détachaient vives et nettes sur le noir cru du ciel, et c’était comme un effet magique que cette opposition de couleurs si tranchées dont aucune vapeur ne ménageait la brusque transition.


Confortablement assis dans ce large wagon… (p. 318).

Tout à coup le sol sembla s’effondrer, et le train parut circuler dans le vide.

« Qu’est-ce là ? fit Marcel, en se rejetant instinctivement en arrière.

— Oh ! c’est un pont, fit Rugel en souriant. »

Jacques et lord Rodilan s’étaient levés : leur front avait légèrement pâli. Au-dessous d’eux se creusait un abîme dont le fond se perdait dans une épaisse obscurité. L’impression qu’ils ressentaient malgré eux, suspendus sur un fil qu’ils ne voyaient même pas, leur rappelait celle qu’ils avaient éprouvée au moment où, enfermés dans leur obus et atteignant la surface de la Lune, ils s’enfonçaient dans les entrailles du satellite d’où ils pensaient bien ne pouvoir jamais sortir.

Mais leurs âmes étaient vaillantes ; ils se remirent promptement. Déjà la crevasse était franchie, et la voie, décrivant une courbe à court rayon, il leur fut bientôt possible de contempler cet ouvrage surprenant qui se montrait alors par le travers de leur wagon.

Rien de plus hardi et de plus imprévu que cette construction audacieuse : un simple ruban d’acier reposant sur un are immense de même métal et d’une portée de 400 mètres au moins, encastré à ses deux extrémités dans la paroi même du rocher, et c’était tout.

Jamais l’imagination de Marcel n’aurait osé concevoir rien de pareil.

« Peste ! fit-il, ami Rugel, vos ingénieurs sont de fiers compagnons ; voilà qui laisse bien loin tout ce qu’ont pu réaliser leurs confrères de la Terre.

— Oh ! dit Mérovar, que charmait l’étonnement du jeune homme, il n’y a là rien de bien extraordinaire, et ce pont, pour hardi qu’il paraisse, n’en est pas moins d’une parfaite solidité. »

Le train continuait cependant sa marche rapide ; mais bientôt, moins d’une heure plus tard, sa vitesse commença à se ralentir.

« Nous approchons, dit Rugel ; il est temps de revêtir nos costumes. L’endroit où nous nous rendons est tout près d’ici. »

Le train s’arrêta sans secousse et les voyageurs descendirent.

Ils se trouvaient auprès d’une sorte de construction massive de dimensions assez considérables, où l’on pénétrait par une porte à écluse semblable à celle qui faisait communiquer l’observatoire avec l’extérieur. Elle était éclairée par de larges baies hermétiquement closes, et, à l’intérieur, on remarquait des appareils à fabriquer l’air artificiel, des machines et des outils de toutes sortes.

« C’est là, dit Mérovar, qu’habitaient pendant tout le temps qu’ont duré les travaux, ceux qui y ont été employés. »

Les voyageurs poursuivirent leur marche et au bout d’une demi-heure ils avaient atteint le but de leur excursion.

L’orifice du canon s’ouvrait devant eux.

Un puits de 2m 54 de diamètre avait été creusé verticalement à même le roc sur une profondeur de 70 mètres. Ses parois étaient revêtues d’un alliage métallique, sorte de bronze très résistant, d’une épaisseur de 80 centimètres, ce qui laissait au canon une âme de 94 centimètres.

C’était là l’instrument à l’aide duquel les habitants de la Lune avaient, à de nombreuses reprises, envoyé à la Terre ces messages dont le dernier était, par un si heureux hasard, tombé entre les mains de Marcel.

Et Mérovar leur expliqua qu’on avait dû choisir pour l’installer un lieu assez distant de l’observatoire — en réalité 18 lieues en ligne droite — pour éviter que les vibrations imprimées au sol par les explosions ne compromissent la stabilité du monument et la précision des instruments d’observation qu’il renfermait.

« Il est bien fâcheux, dit alors lord Rodilan, que ce canon soit trop petit pour nous servir, car nous pourrions dès à présent fixer l’heure de notre départ.

— Vous êtes bien pressé de nous quitter, ami, » répondit Rugel. Et dans sa voix on sentait comme un reproche attristé.

L’Anglais comprit qu’il avait froissé inutilement cette âme généreuse et il ajouta :

« Non, mais puisqu’il faut nous séparer, je crois que le plus tôt sera le mieux, car, pour vous comme pour nous, l’attente est d’autant plus pénible qu’elle se prolonge davantage. Vous savez bien que nous vous aimons et que nous ne vous oublierons jamais.

— Je le sais, en effet ; mais nous sommes forcés d’attendre. Il nous faut établir un nouyeau canon capable, celui-là, de lancer un projectile semblable à celui qui vous a amenés ici. Ce sera là un travail long et difficile. Je ne doute pas que le chef de l’État, le prudent Aldéovaze, malgré son désir de vous conserver parmi nous, n’autorise cette entreprise et ne donne toutes les facilités pour la réaliser. Toutefois, notre tâche serait grandement abrégée si nous pouvions rencontrer, dans la région où nous nous trouvons, quelque cratère de dimensions restreintes creusé dans la direction que nous souhaitons et pouvant être aménagé de facon à servir de réceptacle à notre canon. L’expérience nous a démontré en effet que les matières qui obstruent les cheminées des cratères, ne forment qu’une couche d’épaisseur variable, mais jamais très considérable, et que, lorsqu’on l’a traversée, on rencontre au-dessous le vide. Nous aurions ainsi un puits tout creusé dont il suffirait de régulariser les parois. »

À ce moment, un des Diémides qui se tenaient derrière Rugel s’avança :

« Maître, lui dit-il, je crois connaître non loin d’ici un cratère réunissant toutes les conditions que vous désirez ; j’étais parmi ceux qui ont été employés à l’envoi du dernier message adressé à la Terre, et j’ai eu l’oceasion d’explorer toute cette région. Si vous voulez me suivre, je vais vous y conduire.

— Allons, » dit Rugel.

On se remit en marche et, en moins d’une heure, on arriva au pied d’une sorte de mamelon tronqué qui ne s’élevait qu’à une faible hauteur au-dessus du sol. On en gravit les pentes et on se trouva au bord de l’un des plus petits cratères de la surface de la Lune. Mérovar et Rugel examinèrent attentivement la disposition des lieux, mesurèrent le diamètre de l’orifice intérieur, et reconnurent que là se trouvaient réunies toutes les conditions désirables pour l’installation qu’ils projetaient.

« Eh ! bien, dit Rugel en concluant, voilà qui est décidé : c’est d’ici que vous partirez quand le moment sera venu de vous éloigner de nous. Et vous pourrez être assurés que, quoique je voie arriver avec chagrin l’instant de notre séparation, loin de rien faire pour la retarder, je donnerai tous mes soins pour que les travaux soient menés le plus rapidement possible. »

On regagna en toute hâte l’endroit où le train s’était arrêté ; chacun reprit sa place dans les wagons, et bientôt on était rentré à l’observatoire.