Un monde inconnu/Deuxième partie/7

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 307-312).


Penché sur le ruban où s’imprimaient les caractères… (p. 310).

CHAPITRE VII

LA LUNE RÉPOND

L’agitation était grande à l’observatoire de Long’s Peak. Sir W. Burnett, qui était en relations télégraphiques avec Mathieu-Rollère, avait été informé de l’instant précis où celui-ci devait envoyer à notre satellite son premier message. À ce moment, la région des Montagnes Rocheuses étant encore dans la lumière du jour, il n’avait pu s’assurer sur-le-champ que ce message était parvenu à son adresse et avait été compris. Mais aussitôt que la nuit avait gagné la contrée et que les observations avaient pu être reprises, il avait constaté sur le disque lunaire la présence des signaux accoutumés.

Cette fois cependant quelque chose de nouveau s’était produit :

les trois lettres M, J, R, au lieu de se montrer comme elles l’avaient fait jusque-là successivement, apparaissaient toutes ensemble ; elles ne brillaient pas d’une façon uniforme et continue pendant un temps déterminé, on les voyait s’éteindre et se rallumer précipitamment. Rien de régulier dans ces apparitions brusques et désordonnées. On eût dit que les mystérieux correspondants, pressés d’agir mais ne disposant pas encore de moyens plus complets, voulaient dire à leurs lointains amis : « Nous sommes là, nous vous avons vus ; un peu de patience et bientôt nous serons en mesure de vous répondre. »

Aussi les dépêches se succédaient-elles rapides et pressées entre Long’s Peak et Biskra.

Connaissant l’impatience de son collégue français, l’astronome américain lui disait : « Ayez confiance ; nos amis ont recu votre salut. L’agitation presque fébrile avec laquelle ils multiplient leurs démonstrations prouve que là-haut on se prépare avec ardeur. Nous touchons évidemment à la solution définitive du problème poursuivi. »

Et Mathieu-Rollère était dans un état d’exaltation que partageaient l’ingénieur Dumesnil, l’empereur don Pedro, et qui avait fini par gagner tous les Européens que la curiosilé avait groupés autour de lui. Les dépêches de sir W. Burnett étaient lues et commentées publiquement, communiquées à tous les journaux. Pendant les quelques nuits où les signaux faits sur la Lune restèrent encore visibles, les observateurs de Long’s Peak ne cessèrent de constater l’apparition irrégulière mais constante des lettres symboliques et d’entretenir ainsi les espérances de Mathieu-Rollère et de ses compagnons.

Un mois devait nécessairement se passer avant que le point de la surface lunaire, sur lequel se braquaient désespérément les télescopes et les lunettes du monde entier, redevint observable. Pendant ce délai force, toutes les chroniques scientifiques furent remplies d’interminables discussions, de théories indéfinies qui eurent pour résultat de tenir la curiosité publique en éveil.

De nouveaux visiteurs affluaient sans cesse dans le voisinage de Biskra, et une vie intense régnait maintenant dans toute cette région jusqu’alors à peu près déserte. En même temps, beaucoup de savants, désireux de voir confirmer leurs hypothèses ou démentir les théories contraires, beaucoup d’oisifs avides de sensations nouvelles ou de spectacles inconnus, affluaient autour de l’observatoire de Long’s Peak.

Déjà des sommes considérables avaient été offertes à l’honorable Burnett pour acheter de lui le droit de mettre l’œil au télescope et de recueillir les prochains signaux, car personne ne doutait maintenant qu’on ne dit, à la prochaine phase favorable de la Lune, être témoin de quelque manifestation décisive.

Le directeur de l’observatoire s’était montré inflexible.

« Je veux être le premier, avait-il répondu, à recevoir le message des trois voyageurs ; mais, au fur et à mesure qu’apparaîtront les signaux, je les transmettrai au poste télégraphique de Denver où tout le monde en pourra prendre connaissance. »

Force avait été aux curieux de se contenter de cette réponse, et la plupart des grands journaux des deux continents avaient envoyé à Denver des reporters chargés de les informer sans retard du grand événement que le monde entier attendait avec impatience.

Le jour si ardemment attendu arriva enfin : c’était le 18 mai qui devait rester fameux dans les annales de la science.

Comme tous les envoyés des journaux et tous les curieux se pressaient aux abords du poste télégraphique, et que, dans l’empressement général, des désordres menaçaient de se produire, l’autorité publique avait jugé à propos d’intervenir. Il avait été décidé que tous les reporters qui auraient fourni la justification de leur qualité, se réuniraient en une sorte de congrès et choisiraient l’un d’eux, chargé de se tenir auprès de l’appareil récepteur, pour recueillir et transmettre à tous ses collègues les communications de Long’s Peak.

Le choix des intéressés avait désigné le représentant du Figaro, le journal français le plus répandu et qui avait déjà défendu avec ardeur la cause de Mathieu-Rollère.

Il était onze heures vingt-trois minutes du soir au méridien de Long’s Peak, lorsque retentint tout à coup la sonnerie de l’appareil. Toutes les poitrines étaient haletantes, tous les visages tendus. Penché sur le ruban où s’imprimaient les caractères typographiques, le représentant du Figaro lut d’une voix tremblante d’émotion :

« Observatoire de Long’s Peak. — Je lis distinctement mot suivant sur disque lunaire : « Merci »

« Continuerai transmission si autres mots apparaissent. »

Un cri d’enthousiasme retentit.

On se félicitait ; ce simple mot c’était la réponse au salut envoyé de la Terre. Les voyageurs l’avaient reçu et l’avaient compris ; ils avaient, dans un délai si court, trouvé le moyen de se mettre en communication avec la Terre d’une façon plus complète et plus rapide qu’on aurait osé l’espérer, puisqu’ils pouvaient, d’un seul coup, transmettre non plus des lettres isolées, mais des mots entiers. Sûrement ils n’allaient pas s’en tenir là.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que la sonnerie se faisait entendre de nouveau.

Et sur le ruban télégraphique apparurent les mots : « M. J. R. vivants. »

On ne s’était donc pas trompé ; c’étaient bien les trois hardis voyageurs qui, du fond de l’espace, parlaient à leurs amis et voulaient tout d’abord les rassurer sur leur sort.

Le même jour, à quelques heures d’intervalle, une animation semblable régnait dans le voisinage de Biskra. Là aussi on attendait une manifestation nouvelle : les communications régulières de l’honorable W. Burnett avaient entretenu Mathieu-Rollère et ses compagnons dans une absolue confiance.

Aussi, dans ce coin perdu de l’Afrique, lorsqu’arriva le premier télégramme envoyé de Long’s Peak, l’astronome et l’ingénieur Dumesnil se sentirent l’âme inondée d’une joie profonde. Qu’importaient, en présence du magnifique résultat obtenu, les épreuves subies, les difficultés surmontées si péniblement, tant de luttes et tant de sacrifices ? Ils avaient eu raison contre l’envie et l’ignorance. Grâce à eux, une ère féconde s’ouvrait pour l’humanité ; la science allait voir se découvrir devant elle des horizons jusqu’alors inconnus. Et l’impérial bienfaiteur, dont l’intelligence avait compris tout ce qu’il y avait de grand dans leur idée, qui en avait rendu la réalisation possible, partageait leur ivresse.

Aux premiers mots transmis par W. Burnett, l’âme du vieux savant s’était épanouie. Les trois amis, — il en avait maintenant la certitude, — étaient vivants, et il voyait se confirmer, contrairement à ses funèbres prévisions, l’indomptable espérance qui n’avait jamais cessé de vivre au cœur de sa fille. Hélène était auprès de lui et ils confondaient leurs larmes de bonheur.

Mais les communications qui suivirent donnérent bientot à ses idées une autre direction.

Sur l’écran sombre du disque de la Lune, le télescope des Montagnes Rocheuses avait lu distinctement ces mots qui plongèrent tous les assistants dans une stupéfaction profonde et qui semblaient de nature à renverser les théories scientifiques jusqu’alors les mieux établies :

« Surface Lune inhabitable. — Intérieur habité. — Humanité lunaire heureuse entrer en relations avec Terre. »

Quelles perspectives nouvelles faisaient se dérouler devant leurs yeux ces révélations inattendues !

Si la première partie du message confirmait ce que la science avait déjà constaté depuis longtemps au sujet de la surface du satellite, comment s’expliquer cette présence de la vie au sein même d’une masse compacte ? Que pouvait être cette humanité vivant dans des conditions que l’imagination la plus audacieuse avait peine à concevoir ?

À en juger par le caractère scientifique des moyens employés pour communiquer avec la Terre, on pouvait penser que l’humanité qui vivait là était parvenue à un haut degré de développement intellectuel. D’un autre côté, les signes perçus avaient été faits à la surface. Comment cela se pouvait-il, s’il était impossible d’y vivre ?

Autant de questions mystérieuses qui demeuraient sans réponse ; et, dans la tête du vieil astronome, les idées se pressaient et tourbillonnaient dans une inexprimable confusion.

La nouvelle de cet extrordinaire événement s’était répandue dans le monde entier. Tous les Instituts, toutes les Sociétés savantes en avaient été rapidement informés, et des discussions passionnées n’avaient pas tardé à jeter la perturbation dans les esprits. La foule, que séduit toujours le merveilleux, accueillait avec enthousiasme les récits les plus fantastiques que lui servait chaque jour l’imagination surexcitée des journalistes ; plus ils étaient incroyables, plus ils étaient acceptés avec ferveur. L’opinion publique, surchauffée, accusait déjà les gouvernements d’inertie et d’indifférence : on devait en toute hâte fondre des canons monstres pour fournir à de nouveaux voyageurs l’occasion de renouveler l’expérience, construire des télescopes gigantesques égaux ou supérieurs en puissance à celui de Long’s Peak.

L’amour-propre national s’en mêlait.

Pourquoi laisser aux États-Unis le monopole des correspondances avec la Lune ? Chaque nation n’avait-elle pas le devoir de faire tous ses efforts pour arriver bonne première dans cette course vers la conquête de grandes vérités scientifiques ?

En France, les exigences étaient impérieuses.

L’œuvre, en somme, n’était-elle pas surtout française ?

Des trois voyageurs, l’un d’eux sans doute était Anglais ; mais on savait maintenant que lord Rodilan n’était pas un savant, ce n’était qu’un blasé curieux d’émotions nouvelles, et son rôle en tout cela était des plus effacés.

Et puis, Mathieu-Rollère était lui aussi un Français, et c’était lui dont l’indomptable tenacité avait, en dépit de la routine, accompli de si grandes choses. N’était-il pas juste qu’après avoir été abreuvé de tant de dédains et de tant d’amertumes, il demeurât chargé de continuer et d’achever l’œuvre qu’il avait commencée ? Il avait été à la peine, il devait être à l’honneur.