Un monde inconnu/Deuxième partie/9

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 323-332).

CHAPITRE IX

LA SURFACE INVISIBLE

De retour dans le monde lunaire, Rugel, accompagné de ses trois amis, s’était rendu auprès du chef de l’État et lui avait rendu compte des derniers événements qui venaient de se passer. Bien que la nouvelle de l’intention où étaient Marcel, Jacques et lord Rodilan de retourner sur la Terre l’affectât péniblement, il avait l’intelligence trop haute pour ne pas comprendre leur désir de revoir leur patrie, et l’âme trop juste pour s’y opposer.

Les travaux nécessaires pour assurer leur retour furent donc entrepris sans retard ; mais, quelque diligence que l’on fit, ils devaient durer au moins sept à huit mois, et ce long délai pesait à l’impatience des trois voyageurs.

Les communications établies avec la Terre se continuaient d’une façon régulière, chaque mois, aux époques assez courtes pendant lesquelles les observations étaient possibles. Mais la rareté même de ces instants rendait forcément très lents les échanges d’idées entre les deux mondes. Mathieu-Rollêre, dont la curiosité avait été fortement excitée par cette indication fournie dès les premiers jours de l’existence d’une humanité vivant à l’intérieur de la Lune, multipliait ses questions auxquelles Mérovar répondait avec une inaltérable complaisance. Mais on n’allait pas vite et, bien que des informations précieuses eussent déjà été transmises, il était évident qu’un long temps s’écoulerait encore avant que les habitants de la Terre fussent définitivement fixés sur la nature et les conditions de leurs frères de la Lune.

Marcel et ses deux compagnons avaient, dès le début, suivi avec intérêt cet échange de communications ; mais bientôt cette occupation était devenue impuissante à les satisfaire. Ils se rendaient fréquemment à l’endroit où, sous la conduite de savants expérimentés, les Diémides aménageaient le cratère qui devait servir de moule au canon libérateur. Mais là encore, malgré toute activité déployée, les choses marchaient lentement ; les difficultés à vaincre étaient considérables, et leur fièvre, que chaque jour d’attente surexcitait, leur rendait tout retard insupportable.

C’est alors que Marcel songea à entreprendre un voyage d’exploration destiné, dans sa pensée, à compléter ses études sur ce monde nouveau qu’il devait révéler à la Terre. Sans doute il avait bien eu sous les yeux des cartes dressées par les savants lunaires de cette partie mystérieuse du satellite qui se dérobe éternellement à la curiosité des observateurs terrestres ; il avait pu juger qu’elle était presque en tout semblable à la partie visible, aride comme elle, comme elle hérissée de montagnes et semée d’innombrables crateres.

Il savait que l’imagination seule de quelques rêveurs avait pu y supposer la présence de mers immenses, de profondes forêts, de fleuves rapides, toute une vie enfin dont l’hypothèse est en contradiction absolue avec la loi générale qui préside l’évolution des mondes. Mais il voulait s’en assurer par lui-même et apporter à ceux qu’il comptait bientôt rejoindre le témoignage de son expérience personnelle. Il voulait pouvoir dire : j’ai vu. Jacques et lord Rodilan accueillirent avec empressement cette proposition : elle répondait à leurs secrets désirs ; elle donnait une satisfaction à cette agitation sans but qui les empêchait de tenir en place.

On s’en ouvrit à Rugel, qui se montra tout disposé à les seconder dans cette entreprise, et s’offrit même à les accompagner.

« Ce projet est hardi, dit-il, et digne de votre courage ; et puisque vous êtes résolus à l’accomplir, nous pourrons peut-être vérifier une importante question qui depuis longtemps me préoccupe, et que je serais heureux de pouvoir résoudre. À en croire de vieilles traditions, conservées dans nos antiques histoires, il existerait bien loin, du côté de l’est, une vaste dépression d’une profondeur considérable. Bien souvent nos savants se sont demandé s’il n’y resterait pas encore une certaine quantité de l’atmosphère qui entourait autrefois la planète, et qui aurait pu y conserver des restes de vie végétale. Voilà le point que j’ai souvent rêvé d’éclaircir : l’occasion m’en a toujours manqué. »

Ces paroles avaient jeté Marcel dans un grand enthousiasme.

« Ah ! s’écria-t-il, quelques astronomes de la Terre ont bien cru apercevoir déjà, dans le fond de certains cratères, de légères vapeurs et des variations de teintes qu’ils attribuaient à la présence d’un air très raréfié, mais capable encore d’entretenir des traces de végétation. On a refusé de les croire. Quelle gloire ce serait pour nous de rapporter la preuve évidente qu’ils ne se sont pas trompés ! »

L’enthousiasme de Marcel avait gagné Jacques, et lord Rodilan lui-même, malgré son peu de goût pour les problèmes purement scientifiques, paraissait plein d’ardeur.

Bien qu’elles fussent devenues de plus en plus rares à mesure que la vie se concentrait au sein de leur planète, les habitants de la Lune accomplissaient cependant quelquefois encore des explorations de cette nature, et l’emploi de tous les engins nécessaires à leur exécution leur était familier. Appareils légers et portatifs destinés à fabriquer chimiquement de l’air, accumulateurs puissants capables d’emmagasiner l’électricité à haute tension et de fournir un éclairage suffisant pendant les longues nuits lunaires, tout était préparé d’une façon permanente et à la disposition de ceux que l’amour de la science poussait à s’aventurer sur la surface inhabitée. La difficulté la plus grande contre laquelle devaient avoir à lutter les explorateurs qui entreprenaient des voyages de longue durée, était l’abaissement considérable que subissait la température pendant les périodes d’ombre. L’art ingénieux des savants y avait pourvu. Avant de revêtir leurs vêtements imperméables, les voyageurs se recouvraient tout le corps d’une sorte de maillot formé de mailles métalliques dont la souplesse égalait la légèreté et qui laissait aux membres toute l’aisance de leurs mouvements. Au-dessous du réservoir à air qu’ils portaient fixé sur le dos, était disposé un accumulateur électrique d’une grande puissance sous un petit volume. De là partaient des fils en communication avec le maillot métallique et qui y faisaient circuler un courant d’une intensité suffisante pour maintenir le corps et l’air, dont il était entouré, à une température toujours supportable.

Quant à la nécessité où se trouvaient les trois habitants de la Terre de réparer par la nourriture la déperdition de leurs forces, on y avait facilement pourvu. À l’intérieur de la sphère qui recouvrait leur tête était disposé un petit récipient métallique rempli de la mystérieuse liqueur qui, depuis longtemps déjà, constituait, au grand désespoir de lord Rodilan, leur principal aliment. De ce récipient partait un tube fixé à la sphère de manière à se trouver à portée de leurs lèvres. Un léger mouvement leur permettait de le saisir et d’aspirer les éléments chimiques qui suffisaient à les nourrir.

Comme l’observatoire était à 30 degrés, c’est-à-dire 910 kilomètres de la région toujours invisible à la Terre, Rugel avait jugé que cette distance pourrait être franchie pendant la période d’une nuit lunaire, soit quatorze jours terrestres, et qu’on atteindrait l’autre hémisphère au retour du jour. Il était, en effet, intéressant pour Marcel et ses compagnons de parcourir à la lumière du soleil cette partie de la surface du satellite qu’ils aspiraient à connaître. On partit donc de l’observatoire le 1er juin, au moment où l’ombre commençait à l’envelopper. La petite caravane comprenait, outre Marcel, Jacques, lord Rodilan et Rugel, soixante Diémides. La marche était ainsi réglée : en avant marchaient une dizaine d’éclaireurs portant de puissantes lampes électriques dont les rayons illuminaient l’espace autour d’eux et leur permettaient de distinguer à plusieurs kilomètres tous les détails du paysage qu’ils traversaient. Au centre s’avancaient les trois voyageurs et leur guide et la marche était fermée par le reste des Diémides qui portaient, avec divers instruments scientifiques et de précision, les appareils qui fabriquaient et emmagasinaient l’air nécessaire à la respiration. Les alternatives

de marche et de repos ayaient été réglées à l’avance de façon à

comme tout cela est magnifique !… (p. 332).
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