Librairie de Achille Faure (p. 151-170).


VII


Le lendemain, Lucie se levai de bonne heure et se hâta de chercher des graines potagères ainsi que des graines de fleurs, afin de les porter au jardin à Michel, qui devait l’attendre. Elle allait descendre dans sa toilette ordinaire du matin, quand, s’avisant que son bonnet était bien chiffonné, elle en prit un autre, un des mieux faits. Lucie avait cet avantage très-rare d’être jolie en bonnet de nuit. La dentelle seyait bien à son visage pâle, et semblait adoucir ses yeux déjà si doux. Pourquoi changea-t-elle de bonnet ? Peut-être elle eût été embarrassée de le dire ; mais à coup sûr elle eût rougi si on lui en eût fait la question. Après tout, on sait bien qu’il suffit d’être femme pour vouloir être charmante aux yeux de tous.

Michel travaillait déjà. En apercevant Mlle Bertin, il vint au-devant d’elle. Son air sérieux et abattu frappa Lucie. Elle s’était proposé d’être froide avec lui et d’en venir à lui faire quelques observations sur sa conduite de la veille ; mais il la prévint en disant aussitôt :

— Vous êtes malcontente de moi, n’est-ce pas, mam’zelle Lucie ?

— En vérité, dit-elle, cela ne me regarde point ; cependant…

— Pardon, excuse, mam’zelle Lucie, vous étiez avec les autres, mais je ne vous avais pas vue, et je ne peux pas me reconsoler de vous avoir empêchée d’aller en bateau, puisque c’était vot’plaisir.

— Il ne s’agit pas de cela, répliqua-t-elle sévèrement ; il s’agit de vos vivacités qui sont par trop fortes, Michel, et qui indisposent contre vous tout le monde.

— Que fallait-il faire ? demanda-t-il.

Cette question embarrassa la jeune fille. Les choses sont ainsi établies que vis-à-vis d’une agression brutale il est également fâcheux de s’abstenir et de riposter.

Lucie était trop droite pour faire la moraliste quand même, aussi répondit-elle en souriant : — Je n’en sais rien. Il est certain que M. Gorin a eu les premiers et les plus grands torts. Cependant, Michel, vous devinez bien qu’on vous accuse de tout, et que cela vous nuit auprès de beaucoup de personnes ; au lieu que si vous aviez eu plus de modération…

— On vous a dit comme ça bien du mal de moi ?… interrompit-il en regardant Lucie avec une anxiété qu’elle comprit.

— Oui, répondit-elle. J’ai essayé de vous justifier, mais cela ne m’a pas été possible.

— Ah ! mam’zelle Lucie ! ah ! vous avez pris ma défense ! Mon Dieu ! que ferai-je pour vous, moi ? C’est donc bien vrai ce que vous m’avez dit l’autre jour, que vous me trouvez digne d’être votre ami ?

— Puisque je vous l’ai dit, Michel, c’est que je le pensais.

— Et vous le pensez toujours, est-ce pas ? Ah ! que je suis heureux ! mam’zelle Lucie, je n’ai dormi de la nuit à force de songer que vous étiez peut-être fâchée contre moi.

— Vous êtes trop poli pour moi, et pas assez pour les autres, répliqua Lucie froidement.

Le pauvre garçon rougit, baissa la tête et ne dit plus mot. Comme l’autre fois, Mlle Bertin lui aida à ensemencer, mais instinctivement elle se tint à distance. Ils n’échangèrent de paroles que ce qui était nécessaire, et à neuf heures Lucie, rappelée par ses occupations de ménagère, allait quitter le jardin quand Michel la pria d’écouter quelque chose qu’il avait à lui dire.

— Parlez, répondit-elle en s’accoudant sur le vieux cadran sans aiguille qui faisait le coin d’une plate-bande, tandis que Michel, appuyant ses deux mains et son front sur le manche du râteau, reprit en fixant les yeux à terre :

— Il me semblait d’abord, mam’zelle Lucie, que je ne devais pas vous parler de ça, à vous, et je peux ben vous dire que ça me coûte plus que d’avoir à faire le plus rude ouvrage. Mais, après y avoir beaucoup pensé, je n’ai vu personne autre que vous à qui confier ça. Pour quant à n’en point parler, ça serait une mauvaise action.

— C’est donc quelque chose de bien grave ? dit Lucie étonnée.

— Oui, mam’zelle Lucie. Alors il hésita, son front rougit, enfin, il dit avec effort : — Le mariage de vot’ cousine est arrêté, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Lucie.

— Il ne doit pas se faire, mam’zelle Lucie, faut l’empêcher, parce que, voyez-vous, M. Gavel est un mauvais homme, un grand coquin.

— En vérité ! comment le savez-vous ? demanda la jeune fille, qui devina tout de suite qu’il s’agissait du secret de Lisa ?

— Voici comment, mam’zelle Lucie. D’abord, depuis un temps, je me méfiais de quelque chose, voyant Lisa tout affolée de ce Gavel. Hier soir, en revenant de cette enragée promenade, elle pouvait pas se retenir de pleurer, et Jean, le pauvre gars, il était comme fou, parce qu’il aime Lisa, mam’zelle Lucie. À souper, il ne mangea point, et quand après je le vis sortir avec de grands yeux tout ouverts, qui ne voyaient pas, je fus près de lui dans l’écurie, et je le vis se jeter sur la paille tout de son long, et la mordre avec ses dents. Ensuite, des soupirs qu’il faisait !… tant que les bœufs s’en retournaient et le regardaient d’un air tout bête. Moi, je tâchai de le reconsoler, en sorte qu’il vit que je savais à peu près la chose, et qu’il me conta le tout.

Michel s’arrêta. Lucie, les yeux baissés, grattant du bout des doigts la mousse du vieux cadran, restait silencieuse. Michel reprit avec un nouvel effort :

— Eh bien ! mam’zelle Lucie, peut-être n’entendez-vous pas bien encore pourquoi il faut empêcher le mariage de vot’ cousine ? Comment vous dire ?… Voyez-vous, je serais content, moi, si je pouvais prendre ce Gavel au collet, là, devant tout le monde, et lui crier qu’il n’est qu’une canaille, en lui crachant à la figure.

Michel parlait d’une voix vibrante. Son visage était couvert d’une généreuse rougeur, et ses yeux lançaient des éclairs d’indignation. Lucie vit à peine qu’il était beau ainsi, tant il lui parut noble. C’était la première fois que devant elle, sur un pareil sujet, une bouche d’homme s’ouvrait pour flétrir, au lieu de sourire. Elle en fut touchée jusqu’au fond de l’âme.

— Ah ! vous êtes juste et bon, Michel, s’écria-t-elle. Eh bien ! dites-moi ce qu’il faut faire.

Il la regarda tout étonné en même temps qu’heureux.

— Ce qu’il faut faire, mam’zelle Lucie ! parler à vot’ tante, et lui dire que son futur gendre a déjà femme et enfant dans le pays.

— Ah ! fit Lucie.

— Oui ! oui ! c’est horrible, je vous dis, tromper deux femmes à la fois et abandonner son enfant par-dessus le marché ! Vous voyez bien, mam’zelle Lucie, que ces choses-là doivent se dire quand on les sait.

Ils entendirent en ce moment le grincement particulier que faisait la porte du jardin avant de s’ouvrir. Michel brandit son râteau et se mit vivement à ratisser le carré. C’était Gustave. Il renouvela connaissance avec ce brave Michel, mais en le taquinant fortement sur l’aventure de la veille. Lucie resta pour tout adoucir.

— Mais, dit Gustave, est-ce que tu ne chômes pas aujourd’hui, mon gars, comme tout le monde ? Quoi ! tu es si avaricieux que de venir en journée pendant que tant de belles filles font leur toilette pour la danse !

— Oh ! je compte bien danser, monsieur Gustave, dit Michel.

— Il n’est point en journée, ajouta Lucie, et c’est un service qu’il nous rend.

— Comment ! comment ! s’écria Gustave, mais cela ne peut pas aller ainsi.

— Oh ! dit Michel, c’est une affaire réglée avec mam’zelle Lucie ; faut pas vous occuper de ça.

— Alors, dit Gustave à sa sœur, tu comptes, je pense, lui faire un cadeau.

Michel haussa les épaules.

— Peut-être, répondit Lucie ; en tout cas, je n’éprouverais aucune peine d’être l’obligée de Michel.

Il leva sur elle un regard si plein de reconnaissance et de bonheur, qu’elle en fut profondément touchée. Elle quitta le jardin ; mais, tout en vaquant aux soins domestiques, elle revoyait sans cesse la figure du jeune paysan illuminée par l’indignation. Elle songeait aussi à la mission dont elle s’était chargée auprès de Mme Bourdon, et, bien qu’elle éprouvât à ce sujet beaucoup de malaise et une sorte de terreur, elle n’eût pour rien au monde manqué à la confiance que Michel mettait en elle. Mériter l’estime de cette âme énergique et pure lui semblait un devoir. D’ailleurs, elle souffrait dans sa conscience de garder un tel secret. Elle résolut donc de s’acquitter le plus tôt possible de cette tâche pénible, et aussitôt après le déjeuner elle partit pour le logis.

C’était grande fête encore à Chavagny ce jour du lundi de Pâques, plus grande fête même que la veille, car le bon Dieu en avait assez d’autres, tandis que la jeunesse de Chavagny n’avait que celle-là. On n’entendait plus le carillon des cloches, mais les accords du violon ; et quand Lucie traversa la place publique vers onze heures, quoique rassemblée ou ballade ne commençât guère avant midi, déjà quelques groupes de filles et de garçons, et beaucoup d’enfants, dansaient aux préludes d’un violonneux monté sur une barrique.

De onze heures à midi, quand il faisait beau, Aurélie, bien gantée, enveloppée d’un châle et coiffée d’un chapeau, se promenait invariablement dans les jardins. Lucie espéra donc ne rencontrer à cette heure ni sa cousine ni M. Gavel, qui l’accompagnerait sans doute. Elle trouva, en effet, Mme Bourdon seule. Enveloppée dans son châle du matin et trottant magistralement à travers les corridors, de la salle à manger à l’office et à la cuisine, pour surveiller les opérations du ménage, la ronde petite femme semblait une boule en rotation. Sur la demande que lui fit Lucie d’un entretien particulier, l’air de contentement de soi épanoui sur sa figure céda la place à un air important et solennel moins en accord avec ses formes sphériques. Elle conduisit Lucie dans sa chambre à coucher, et, s’asseyant sur un fauteuil tandis qu’elle montrait à sa nièce une chaise basse, elle prit, pour écouter, l’air d’un président au tribunal.

Aussi bien, ne sachant par où commencer, Mlle Bertin, de son côté, semblait un accusé sur la sellette. Elle était fort pâle et avait le cœur serré. Enfin, évitant les détours, elle dit résolument :

— Je crois, ma tante, accomplir un devoir en vous informant, puisqu’il en est temps encore, de l’indignité de M. Gavel.

Mme Bourdon fit un bond sur son fauteuil ; mais se calmant aussitôt : — Que signifie cela ? demanda-t-elle.

M. Gavel, ma tante, a séduit la petite Lisa Mourillon, qui, dit-on…

— Qui, dit-on ? répéta Mme Bourdon.

— Est enceinte.

— Voilà de belles nouvelles ! Et pourrait-on savoir d’où tu les tiens ?

Lucie raconta ce qu’elle avait entendu derrière la haie.

— C’est tout ? demanda Mme Bourdon.

Avec un peu d’hésitation, Lucie rapporta encore la confidence de Michel.

Pendant ce temps, Mme Bourdon regardait sa nièce, et sous ce regard clair et froid, accompagné d’un serrement particulier des lèvres, Lucie se troubla.

— Vous avez sans doute des preuves ? dit lentement Mme Bourdon.

— Des preuves ! répéta Lucie… mais quelles preuves pourrais-je avoir ? Et d’ailleurs…

— C’est qu’on ne peut lancer une accusation si grave sans preuves, dit Mme Bourdon.

— Ce n’est pas une accusation, ma tante, c’est une confidence que je vous fais dans l’intérêt d’Aurélie.

Mme Bourdon sourit de l’air d’une vipère qui siffle. — Assurément ! dit-elle ; mais, je le répète, dans une circonstance si grave il faut absolument des preuves.

— Mon témoignage en est une, dit Lucie indignée en se levant.

— Sans doute, sans doute ; il y a aussi la parole de M. Michel.

Mais, continua-t-elle d’un ton pénétré, en changeant subitement de physionomie, quand il s’agit de l’homme qu’Aurélie aime et qu’elle a choisi, qui d’ailleurs passe partout pour un galant homme, il est impossible de le condamner sans un examen approfondi. Quand tu seras mariée, ma fille, tu sauras que les hommes peuvent avoir à se reprocher beaucoup de fautes, sans être pour cela méprisables, ni même de mauvais maris. M. Gavel a connu cette petite avant de s’engager à Aurélie ; nous l’avons eue cet hiver à notre service ; elle faisait sa chambre, et je me rappelle qu’on la voyait partout derrière lui. Ces filles sont d’une effronterie !… Un jeune homme est facilement entraîné… ses sens peuvent le trahir ; et, s’il est vrai… il doit être bien malheureux, bien tourmenté !… J’ai remarqué parfois de la tristesse en lui. C’est cela… Cette petite dévergondée le poursuit. Hier encore, sous nos yeux mêmes, n’a-t-elle pas osé exiger un entretien ? Ah ! c’est abominable ! Je comprends tout maintenant.

Elle se leva tout à coup, et, d’un ton sec : — À présent, ma fille, j’ai un conseil à te donner. Appuyant la main sur le bras de Lucie, et parlant d’une voix basse et sifflante, tandis qu’elle lançait à sa nièce des regards foudroyants : C’est qu’il est de tou-oû-te in-côn-ve-nan-ce qu’une jeune fille se mêle de semblables choses, et que je ne m’explique pas… qu’il m’est impossible de comprendre comment il se peut faire que tu t’entretiennes de pareilles choses avec M. Michel.

Elle quitta le bras de Lucie pour aller vivement tirer le cordon de la sonnette ; puis, revenant à la jeune fille :

— Surtout, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, pas un mot à Aurélie.

Pleine d’indignation, mais excessivement troublée, Lucie voulut se justifier. — Il a su me dire ces choses en termes convenables, et, si j’ai cru devoir les écouter, c’est par intérêt pour…

La femme de chambre qui entrait obligea Lucie de se taire. Elle attendit ; mais Mme Bourdon retint cette fille et se mit en devoir de s’habiller. Lucie revint chez elle, pleurant presque de honte et de colère, et se demandant par quel étrange revirement des choses elle était devenue coupable, et M. Gavel innocent.

La ballade était commencée. Les violons grinçaient à tour de bras et la foule grossissait à chaque instant. On voyait arriver des paysannes pimpantes, à califourchon sur des juments de charrette, leurs jupes bien retroussées, un long tablier d’étoffe pendant de chaque côté pour cacher leurs jambes, mais dérangé sans cesse par le trot du cheval. Le plancher du bal n’était autre que le sol bien balayé de la place publique. Il n’y avait point de siéges ni d’enceinte. Moyennant deux sous par contredanse, que chaque garçon donnait au violonneux, dansait qui voulait, après quoi l’on se reposait d’une jambe sur l’autre. Il y avait bien là des bois de charpente sur lesquels de temps en temps s’asseyaient quelques jeunes hommes avec des filles sur leurs genoux, comme cela se fait à la campagne, sans que personne y trouve à redire ; mais les filles n’y restaient guère, préférant voir la danse et surtout être vues, afin d’être invitées. Elles avaient presque toutes des fichus blancs de tulle ou de mousseline, découvrant le cou par derrière et chastement croisés sur la poitrine. Les coiffes les plus brodées étaient sorties de l’armoire ce jour-là, et les tabliers roses, bleus, blancs, violets, arboraient toutes les couleurs du printemps.

C’était en plein soleil, et la poussière ne manquait pas. On la voyait s’élever sous les pieds des hommes quand ils frappaient la terre de leurs souliers ferrés. El c’étaient les plus beaux danseurs qui frappaient le plus fort et qui levaient le pied le plus haut par derrière. Quant aux filles, elles sautaient aussi, mais presque sans secousse, et pirouettaient plutôt, bien en mesure, penchées de côté, sérieuses et les bras pendants. Entre couples on ne causait guère, mais on s’embrassait quelquefois, et pendant les repos le danseur, entourant de son bras la taille de sa danseuse, jouait avec les cordons de son tablier. Du haut de sa barrique, le violonneux proclamait tour à tour le nom des figures, et chantait l’air de toutes ses forces dans les passages difficiles, où l’instrument s’embrouillait un peu.

Tous les bourgeois de Chavagny, sauf Mme Bourdon et sa fille, étaient là comme spectateurs, Mlle Boc la première, en robe à pointe de soie-puce, avec un bonnet à fleurs, et près d’elle son cousin Frédéric Gorin, qu’elle avait à déjeuner tous les jours de foire et de dimanche, parce qu’il habitait à une lieue de Chavagny. Gorin était aussi faraud que la veille, et même davantage, car il avait changé son gilet de satin noir, gâté par l’eau de la rivière, contre un gilet vert à fleurs d’or triomphalement épanouies sur son ventre bombé. Mais on aurait dit que le coucou l’avait pris à jeun, tant il riait jaune. Émile et Jules s’amusaient à railler en style de collége la tournure et les façons des villageois, tandis que Gustave et Sylvestre, le lorgnon à la main, se posant en roués de la ville, débitaient des fadeurs aux demoiselles.

Clarisse, qui ne voulait pas manquer à la fête, vint appuyée sur le bras de sa sœur. Elles furent bientôt accostées par Chérie Perronneau, un peu plus noire qu’à l’ordinaire dans sa robe de soie verte à reflets violets, mais plus fière qu’on ne peut dire, car elle réalisait ce jour-là une ambition nourrie depuis longtemps, celle de porter un bracelet comme elle en voyait un à Aurélie. Le père Perronneau n’aimait point ces colifichets. Il disait que de beau bien pousse mieux au soleil que dans l’armoire. Mais sa femme répliquait alors que ce n’était pourtant pas la peine d’être riche, si on ne le montrait pas un peu. Elle et sa fille se paraient donc aux jours de fête ainsi que des châsses ; et comme c’était la mer à boire que de tirer de l’argent de la bourse du maire, Mme Perronneau ou la Perronnelle ne se faisait faute à l’occasion de mesurer en cachette à ses voisins quelques boisseaux de pommes de terre ou même un sac de blé ; car, dans les gros tas qu’il y avait, ça n’y paraissait guère.

Clarisse détourna péniblement la vue du bracelet qui reluisait au bras de Chérie. Lucie l’en complimenta de suite, afin de n’y plus songer ; car, bien qu’elle en eût pris résolûment son parti, elle aimait aussi les jolies choses. Les jeunes messieurs se rapprochèrent des demoiselles, et Chérie (son véritable nom était Pulchérie) se mit à causer avec eux d’un air agaçant, riant aux éclats de tout ce que disaient Émile et Gustave. Quand elle était en toilette, les paysans n’approchaient point d’elle, sachant qu’elle ferait la fière et ne les regarderait pas. Mais les autres jours il y avait moyen de jaser avec la Perronnelle, et même, disait-on, d’aller plus loin qu’avec bien des gardeuses de moutons, dont les oreilles étaient moins patientes.

Pourtant elle attaqua Michel placé tout près de là, et qui regardait plus du côté des demoiselles que du côté de la danse.

— Que fais-tu donc, toi, et pourquoi que tu ne danses pas ?

— C’est que je t’attendais pour ça, répondit-il d’un ton narquois.

— Ah ! ben, t’attendras longtemps.

— Ah ! çà, pourquoi que tu ne danses plus aux ballades ? Faut que tu sois ben innocente, va, de t’amuser comme ça à t’ennuyer. Allons, viens danser avec moi.

— Non, non, je ne veux pas, fit-elle en retirant sa main.

— Bah ! tu en grilles d’envie.

— Non, Michel, non pour sûr ; mais je danserai avec toi ce soir chez nous. Le bal y tiendra. Voudras-tu venir ?

— Je veux ben ; mais on étouffera dans ta chambre, tandis qu’ici on est tout à l’aise au grand air.

— Vous êtes ben patiente, mam’zelle chérie, dit Gorin en s’approchant. Envoyez-moi promener tout de suite cet affronteur-là.

— Oh ! oh ! dit Michel en le toisant des pieds à la tête, qu’est-ce qui vous fait rager comme ça, monsieur Gorin ? Êtes-vous pas encore sec ?

— Tiens, vous êtes fâchés tous deux ? demanda Chérie.

— Je peux bien te raconter ça, dit Michel, c’est…

— Des menteries, s’écria Gorin. Depuis que ce drôle-là est courtisé par les filles, il ne se connaît plus. Mais nous verrons ce qu’il dira quand je lui enverrai de l’écriture du juge.

À ce grand mot d’écriture du juge, plusieurs paysans se retournèrent ; on s’approcha les uns suivant les autres, tant qu’il y eut foule en un moment.

— Vrai, monsieur Gorin, dit Michel, de cet air bénin dont le paysan débite ses sarcasmes, j’aurais jamais cru que pour un coup d’eau nous finirions d’être amis ! Paraîtrait que vous portez pas l’eau si ben que le vin. Et cependant pour sûr vous en avez pas bu tant seulement un verre, quand je vous tenais délicatement entre les quatre doigts et le pouce, comme un lapin chéri.

— Quoi que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ? demandait-on de toutes parts.

— C’est ce poisson-là, reprit Michel, qui…

Mais il dut s’interrompre, car Gorin tombait sur lui à coups de poings. La lutte ne fut pas longue. Michel saisit Gorin parle cou, s’empara de ses deux mains, et sous son genou le plia jusqu’à terre. Alors il se mit à raconter l’histoire à ceux qui l’interrogeaient, y mêlant d’un air simple lardons et plaisanteries, que l’auditoire accueillait avec de grands éclats de rire. Il restait calme en apparence, bien qu’il élevât le ton de sa voix sonore au-dessus des vociférations de Gorin, des anathèmes perçants de Mlle Boc, et des admonestations de Gustave, d’Émile et de Sylvestre, qui n’osaient cependant employer la force pour délivrer le vaincu, parce que les paysans auraient pris la défense de Michel, et que c’eût été une collision complète. Il fallut même retenir le petit Jules qui, exalté par l’esprit de corps, lançait à Michel un grand coup de poing.

Lucie intervint à son tour : — Michel, dit-elle à demi-voix. Il se tourna aussitôt vers elle. Michel, soyez plus généreux.

— Pardon, mam’zelle Lucie, répondit-il ; mais si je le lâche, il va encore se jeter sur moi, et je voudrais pourtant pas être obligé de me battre tout à fait. Qui veut me garantir qu’il ne me touchera plus ? demanda-t-il en regardant Émile et Sylvestre.

— Michel, Michel, dirent encore l’une après l’autre deux autres voix. C’étaient Gène et une autre fille dont la vue sembla vivement frapper le jeune paysan.

— Si vous ne lâchez pas tout de suite M. Gorin, cria Émile, je vais chercher mon père.

— Je ne suis pas le domestique de votre père, m’sieur Émile, et quand même je le serais…

— Non, tu n’es pas mon domestique, dit M. Bourdon qui arrivait ; aussi je ne te commande point, je te prie de laisser M. Gorin.

— De tout mon cœur, m’sieur Bourdon, car en vot’présence il n’osera pas, je crois, recommencer.

Il lâcha donc Gorin, qui se releva écumant de rage et souillé de poussière.

— Voyons, voyons, reprit M. Bourdon, il faut faire la paix. Je sais que M. Gorin a eu les premiers torts ; il sera assez galant homme pour le reconnaître ; quant à toi, Michel, tes vengeances sont trop rudes…

— La paix ! hurla Gorin en montrant le poing à son ennemi, jamais ! jamais !

M. Bourdon alors, l’emmenant à l’écart, se mit à lui parler avec cette éloquence habile et insinuante qu’il possédait.

La foule s’étant dispersée, Michel s’approcha de Gène et de sa compagne :

— Bonjour, Gène ; bonjour, Martine. Je m’attendais guère de vous voir ici. Je suis fâché que vous m’ayez trouvé en dispute, mais ça n’était pas ma faute.

La Martine était devenue toute rouge. C’était une fille à tournure lente et gauche, dont le visage plat, large et inintelligent était couvert de taches de rousseur. Ses yeux petits et sans vivacité prirent cependant une expression tendre et touchante en s’attachant sur Michel. D’un ton très-doux, presque plaintif, elle répondit :

— Y avait si longtemps qu’on ne vous avait vu !

Michel était un peu embarrassé vis-à-vis d’elle, et aussi parce que tout le monde les regardait. Pourtant, comme c’était son devoir de faire politesse à la Martine, il l’invita à danser. On se poussait pour les voir.

— A-t-elle une belle chaîne d’or ! disait-on.

— Les dentelles de sa coiffe ont coûté des mille et des cents.

— Et sa robe de soie ! elle se tiendrait, ma foi, debout toute seule quand on la poserait par terre.

— Et ses bagues !

— Tout de même elle est laide là-dessous comme un chardon.

— On dirait que Michel ose pas la regarder.

— Elle le regarde ben, elle !

— Ma foi, c’est un gentil gars !

— Faut qu’il soit guère intéressé pour vouloir pas de cette fille-là, si riche.

— Bah ! Peut-être qu’il se ravisera.

Gène, pendant ce temps, disait à Lucie :

— Vous voilà bien étonnée, mam’zelle, de me voir ici en la compagnie de la fille à Martin. La première fois que le devin est venu chez nous, il a tant dit que sa fille voulait être à la ballade, mais qu’elle ne connaissait personne à Chavagny, tant qu’enfin mon père l’a invité à nous l’amener, disant qu’elle irait à la ballade avec moi. Ce matin ils sont arrivés. Savez-vous, mam’zelle Lucie ? elle n’e vas venue que pour voir Michel.

— On m’a dit cela, répondit Lucie. Crois-tu que Michel en soit content ?

— Regardez-le, fit Gène d’un air de triomphe. Il danse avec elle par complaisance et bonne amitié seulement, mais ça l’ennuie. Pour savoir ce que pense Michel, il n’y a qu’à le regarder. Soyez tranquille, mam’zelle Lucie, il ne se mariera jamais avec la Martine.

— Que je sois tranquille ! dit Lucie d’un ton de marquise : et qu’est-ce que cela me fait ?

Gène devint toute rouge.

— Ça me fait quelque chose à moi, répondit-elle, qu’il y ait chez nous un garçon assez brave pour ne pas songer par-dessus tout aux écus. Il n’y en a pas tant comme ça, voyez-vous, ni parmi les paysans, ni parmi les messieurs.

— C’est vrai, dit Lucie, en serrant la main de son amie, et ce brave garçon-là mérite bien d’être aimé d’une bonne et aimable fille, n’est-ce pas ?

— Oui, mam’zelle Lucie, répliqua Gène en levant sur Mlle Bertin ses beaux yeux candides, et en répondant à son étreinte par une vive pression.

— Savez-vous que je suis fameusement ennuyée ? vint s’écrier la Chérie Perronneau, en se jetant au travers de leur conversation. Donnez-moi une idée, voyons. Faut que la Martine soit à not’bal, d’abord, ça va sans dire. Moi, je veux faire sa connaissance, et puis, pour tout not’monde, ça sera une curiosité de l’avoir. Mais si je n’invite pas Michel, elle ne sera pas contente. Et si j’invite Michel, v’là Mlle Boc et M. Gorin qui délogent et qui nous en veulent à mort. Comment faut-il faire ?

— Ça n’est pas facile de donner raison à tout le monde, observa Gène.

— Oui, c’est assez embarrassant, dit Lucie.

— On se passera de Michel, dit Clarisse ; vous ne pouvez faire cette injure à Mlle Boc et à son cousin.

— Dam ! je ne sais pas, moi, répliqua Chérie avec une moue méprisante ; ils ne sont pourtant pas les plus gais de la compagnie. Michel vaut-il pas M. Gorin, et Mlle Martin Mlle Boc ?

— La Martine, riposta Clarisse, vaut beaucoup plus pour vous, ma chère, puisqu’elle a beaucoup plus d’écus. Vous avez raison, engagez-la.

— Eh ! mademoiselle Clarisse, les écus valent bien quelque chose, allez ! Demandez plutôt à ceux qui n’en ont pas. Tenez, puisque c’est comme ça, je vas trouver mon père et tâcher qu’il leur fasse faire la paix.

Elle tourna les talons, et un moment après on la vit entraîner le maire, au travers de la foule, vers l’endroit où M. Bourdon parlait encore à Gorin. Celui-ci, à force d’être catéchisé, en vint à ne plus savoir que répondre, et l’on se hâta de prendre son silence pour un consentement. Chérie alla quérir Michel, qui ne dansait plus, et, après l’avoir prié de la suivre, au nom du maire et de M. Bourdon, elle n’oublia pas de faire briller à ses yeux la perspective du bal.

— Ton bal ! dit Michel, en quoi sera-t-il plus beau que la ballade ?

— Il sera plus beau, répondit Chérie en se rengorgeant, d’abord parce que ce sera un bal, et puis, parce que nous aurons tout le beau monde.

— Qu’est-ce que tu appelles le beau monde ? répliqua le jeune paysan.

Mme Bourdon et Mlle Aurélie, mon cher, avec l’ingénieur ; puis MM. Émile, Jules et Gustave, qui veulent mettre des gants blancs.

— Et comment diable veux-tu que ça m’amuse, leurs gants blancs ?

— Allons ! allons ! Y aura aussi la Martine que je vas engager tout à l’heure. Es-tu content ?

— J’en suis bien aise, dit Michel. Mais tout de même j’aurais crainte des yeux de Mlle Boc. Tu n’auras pas d’autre monde ?

— Bah ! tu fais le renchéri. Faut point te parler de Mlle Lucie ni de Mlle Clarisse, qui viendront aussi chez nous ; mais si c’est Gène qui te tient au cœur, on tâchera de la faire rester.

— Tu ne vois donc pas que c’est toi ? reprit Michel. Pour une fille qui fait semblant d’avoir de l’esprit, tu ne devines rien. Dis-moi que tu y seras, à ton bal, voyons, et j’irai.

— Grand fou ! s’écria la Chérie. Mais tu fais ben de gouailler, va, car ça ne serait pas moi qui voudrais d’un gars sans le sou, tout beau et gentil qu’il soit.

— Moi, je n’y ferais qu’une difficulté, répliqua Michel, ça serait que tu prendrais un peu plus de langue, parce que j’aime pas les femmes trop douces et trop timides comme toi.

— Voyons, mauvais sujet, veux-tu faire la paix avec Gorin ?

— Je ne demande rien mieux, dit Michel, et si ton Gorin veut donner la patte, je lui donnerai la main.

Chérie, triomphante, poussa Michel au milieu du groupe des Bourdon, des Bertin et du maire, en s’écriant ; Le voilà !

— Il se paraît qu’on me demande, dit Michel en s’adressant au maire, je viens donc savoir ce qu’on me veut.

— Nous voulons une réconciliation honorable pour les deux parties, dit M. Bourdon d’un ton d’avocat, tandis que ses petits yeux pétillants lançaient aux autres bourgeois des regards d’intelligence. Afin que les paisibles fêtes de notre village ne soient plus troublées par des dissensions… des dissensions… Vous disiez le mot tout à l’heure, monsieur le maire ? — intestinales ? souffla Perronneau — ne soient plus troublées, répéta M. Bourdon, par des dissensions intestinales, M. Frédéric Gorin, estimable propriétaire, et Pierre Michel, jeune cultivateur, vont abjurer toute haine et se jurer amitié.

— Pour quant à l’amitié, dit Michel, si c’était pour de vrai, je dirais non ; mais puisque c’est une comédie…

— Tu es un finaud, répliqua M. Bourdon, qui changea de ton immédiatement, mais ça ne t’empêche point d’être un brave garçon. Écoute : tu as durement molesté M. Gorin, qui reconnaît d’ailleurs avoir eu les premiers torts ; tu as eu l’avantage dans la lutte, et cela doit t’engager à faire le premier pas. Allons, tends la main à M. Gorin, nous t’en prions tous.

— De bon cœur, dit Michel, puisqu’il est entendu que je n’ai pas tort.

Et il tendit à Gorin sa large main ouverte, que celui-ci prit de l’air d’un enfant boudeur.

— Ce Michel est bien intelligent, disait M. Bourdon à son fils Émile en retournant avec lui au logis. C’est dommage qu’il soit trop âgé pour pouvoir entrer au séminaire ! Il aurait fait un beau chemin.

— Au séminaire ! s’écria Émile, quelle idée !

— Ou à l’armée, répondit M. Bourdon. Mais il eût été mieux au séminaire. Des hommes comme celui-là ne devraient pas rester dans la foule.

— Vous avez des idées… bien libérales, mon père, observa Émile étonné.

— Libérales ! pas du tout, pas du tout. C’est de la bonne politique, et assez ancienne, comme en faisaient Louis XI, Henri IV et même Louis XIV. Non, l’intelligence ne doit pas rester dans la foule ; nous devons lui tendre la main et l’en tirer bien vite. C’est ce que les gouvernements habiles ont toujours fait. N’est-ce pas la conduite opposée à ce principe qui a perdu la restauration ? Et ne vois-tu pas, Émile, ajouta-t-il, comment, une fois sortis du peuple, tous ces grands hommes lui tournent le dos ? C’est qu’en effet ils n’ont plus de rapports véritables ni profonds avec lui. Devenus bourgeois, ils resteront tels en dépit d’eux-mêmes, car ils ont oublié le langage, les besoins, les sentiments du peuple, et désormais, associés à nous, ils sont devenus solidaires de tous nos risques. Ce qu’il y a de bon, c’est qu’à ce mot, sorti du peuple, le peuple se frotte les mains, fier et tout content. Moi aussi, parbleu, j’applaudis, car c’est utile en même temps que juste, et voilà de l’égalité comme il faut l’entendre. Oui, Émile, je le reconnais très-sincèrement, les constituants de 89 ont bâti un grand édifice, un labyrinthe admirable, d’où bien fin qui sortira. Le système actuel, avec ou sans les Bourbons, est inébranlable, sauf quelques modifications, parce qu’il a pour complice le caractère même des hommes, et c’est pourquoi je m’y suis franchement rallié. Mais, pour qu’il devînt parfait, ce qu’il faudrait encore, ce serait l’examen et le triage officiel parmi le peuple des élus de l’intelligence. Ils me prendraient pour républicain à la chambre, si je proposais jamais cela. Cependant, Émile, imagine-toi le peuple intelligent, ou seulement conduit par des hommes du peuple intelligents et fermes, nous avons l’anarchie, et tout est perdu.

— Tout est perdu ! répéta Émile, ébahi de ces communications ; comment cela ?

Tout veut assez souvent dire nous-mêmes, répondit M. Bourdon en haussant les épaules. Tu ne me parais pas encore bien fort, mon pauvre Émile. Nous avons grand besoin de causer ensemble d’ici à ton entrée au conseil d’État.