Librairie de Achille Faure (p. 114-150).


VI


Le lendemain Lucie remarqua chez Michel un grand changement. Il n’était plus gai ni communicatif ; il mangeait à peine. Son regard si clair et si pur était abaissé. Il semblait honteux et ne regardait Lucie que furtivement.

— Qu’a-t-il donc ? se demanda-t-elle. Est-ce le souvenir de son impolitesse d’hier ? Mais il l’a réparée. Peut-être est-ce à cause de la superstition qu’il a montrée dans notre rencontre avec le tailleur ? mais son courage n’en a été que plus grand. Tant d’autres à sa place se seraient sauvés à toutes jambes, ou se seraient trouvés mal de peur. Moi-même j’éprouvais un saisissement involontaire, et je n’aurais pas été si brave sans la présence de Michel.

Elle profita de la réserve du jeune homme pour l’examiner à loisir, en le comparant à Cadet Mourillon, qui, disait-on, faisait la cour à Gène. Le résultat de l’examen fut cette exclamation intime : Quelle différence ! Cadet est ce qu’on appelle un beau garçon, pour signifier un homme grand et fort qui n’est pas laid, tandis qu’outre les avantages de la taille, Michel a une figure si intelligente et si douce ! un front si élevé ! des yeux si vifs et si noirs ! Cadet a l’air honnête, Michel a l’air noble. Les mouvements de celui-là, malgré sa jeunesse, ont de la gaucherie et de la lourdeur ; celui-ci a vraiment de l’élégance, et puis, comme Gène, le goût des choses élevées, du tact, de la sensibilité. Ils sont faits l’un pour l’autre, comme disent les romans. Pourvu que Michel pense à Gène ! Car elle, il serait bien impossible qu’elle hésitât entre Michel et Cadet.

Lucie se complut dans l’idée du bonheur de son amie. Elle se représenta Michel et Gène mariés vivant à l’aise aux Tubleries du produit de la vigne, du jardin et du champ. Elle vit Gène vaquer aux soins de la basse-cour, et du ménage, un petit enfant dans ses bras, puis, toujours, avec le doux fardeau, elle allait s’asseoir au bord du champ que labourait Michel, et celui-ci, en conduisant ses bœufs, jetait sur l’enfant un doux sourire, et regardait sa femme… comme il pouvait regarder celle qu’il aimerait tant !

Mais à cet endroit du rêve, Lucie dut étouffer un soupir. Comme elle avait résolu de ne plus se livrer au chagrin, elle se mit à penser à autre chose.

Elle était en veine de comparaisons, car elle en fit une autre assez étrange entre Michel et son cousin Émile Bourdon. Certes, Émile était un bon garçon ; mais excepté son admiration sentimentale pour Mlle de Parmaillan, Lucie n’avait jamais surpris en lui l’émotion d’une pensée, ardente. Ceux de ses jeunes amis qu’il amenait quelquefois à Chavagny, avaient aussi bien que lui-même le ton léger, tranchant, railleur à tout propos. Ils ne témoignaient guère de considération que pour eux-mêmes, et, que ce fût naturel ou volontaire, jamais un mot d’enthousiasme ne leur échappait. Michel, au contraire, était plein d’exaltation ; il joignait un bon sens remarquable à des aspirations généreuses, à une délicatesse de sentiments que jusqu’ici Lucie n’avait guère trouvée qu’en elle-même. Quant à ce genre particulier qu’on prend à la ville, et qui certainement eût dû faire pencher la balance en faveur d’Émile Bourdon, ce n’était, aux yeux de la jeune campagnarde, qu’une anomalie, bien plus frappante pour elle que le ton et le langage de Michel.

À la collation, sur une question fort simple qu’elle fit à Michel, il se troubla et rougit. Mais qu’a-t-il donc ? se demanda-t-elle encore. Et elle chercha de nouveau. Depuis les confidences du jeune paysan, Mlle Bertin se sentait vivement intéressée par ce caractère mêlé de raison, de passion et de sensibilité qui fait les natures complètes, en rapport avec toutes choses, et vibrantes à tout contact. Elle se penchait donc sur cette âme, curieuse de la contempler jusqu’au fond. Et quelle mystérieuse profondeur, ni celle des gouffres écumants, ni celle des grottes insondables, ni celle des claires fontaines où nagent les salamandres, ni celle de l’Océan, quelle autre aussi fortement que l’âme humaine peut nous retenir attachés sur ses bords !

Après la collation de midi, au lieu de suivre Cadet et François dans la grange, Michel, comme la veille, prit une bêche et se rendit au jardin.

Lucie n’y alla pas. Elle avait beaucoup à faire dans la maison et Clarisse avait la fièvre. Mais, quand ce fut près de deux heures, et qu’on dut bientôt se remettre au labour, elle remplit un verre de vin pour le porter à Michel.

Il avait achevé le carré commencé la veille, et en attaquait un second. C’était de bel ouvrage, promptement fait ; aussi l’ardent travailleur avait-il les joues éclatantes et le front humide. En voyant arriver Lucie, il devint plus rouge encore, et tout en la remerciant il prit le verre d’une main que la fatigue sans doute faisait trembler un peu.

— Vous travaillez trop, lui dit la jeune fille. Nous vous en sommes bien obligés, Michel ; mais pourquoi ne pas vous reposer ?

— Oh ! ça ne me fait qu’un grand plaisir, mam’zelle Lucie. J’aurais mêmement voulu travailler ce soir, après l’ensemencement du champ qui se finira de bonne heure ; mais il me faut aller voir chez Gène comment ça va.

— Eh bien, Michel, vous me rapporterez des nouvelles. Dites à Gène que je n’ai pu aller près d’elle aujourd’hui, ma sœur étant malade. Combien je regrette de ne pouvoir les soulager l’une et l’autre en même temps !

— Oui, mam’zelle Lucie, je lui dirai ça et je vous rapporterai des nouvelles. Mais je ne saurais être de retour avant dix heures, comme hier.

Une seconde fois il devint pourpre.

— Je vous attendrai, dit Lucie.

Le soir, en effet, vers dix heures, la jeune fille veillait encore dans le salon, près d’une petite table, en cousant un tablier de coton pour sa mère. Les rideaux fermés de l’alcôve protégeaient le sommeil de M. et Mme Bertin. De temps en temps Lucie levait machinalement les yeux sur la fenêtre, car elle attendait avec anxiété des nouvelles de son amie. Bien que ce fût au rez-de-chaussée, les contrevents restaient ouverts, selon l’usage patriarcal de Chavagny. La clarté de la chandelle se reflétait sur les vitres ; il faisait noir dehors. Une fois, croyant entendre le grincement de la barrière d’entrée, Lucie regarda de nouveau la fenêtre et attendit. Mais aucun autre bruit ne succédant à celui-là, elle crut s’être trompée, et baissa la tête sur son ouvrage. La lumière dorait ses cheveux et son front, laissant dans l’ombre le bas de son visage. Ainsi penchée sur le travail, d’un visage sérieux et doux, elle était plus belle et plus sainte que ces amoureuses figures qu’on représente couronnées d’auréoles et regardant le ciel.

Quelques instants après, un petit craquement se produisant aux vitres, Lucie leva les yeux encore et tressaillit, car elle crut entrevoir quelqu’un derrière la fenêtre. Presque aussitôt un pas retentit dans le corridor, et Michel entra.

— Ah ! s’écria Mlle Bertin en apercevant sa figure émue, vous m’apportez de mauvaises nouvelles ; mais quand il leva sur elle son regard brillant, elle se dit : non, ce n’est pas de la tristesse.

— Non, mam’zelle Lucie, au contraire, tout va mieux. La Bernuchon est revenue, elle parle, elle a pris un peu de nourriture. Et c’est de joie que pleure Gène à présent.

— Asseyez-vous, dit la jeune fille, qui, heureuse de cette nouvelle, en voulut savoir les détails.

Michel avança une chaise de l’autre côté de la petite table, en face de Lucie. Et tandis qu’il répondait à vingt questions, son air intriguait Mlle Bertin, car il semblait à la fois contraint et expansif, heureux et timoré ; souvent il cachait sous sa paupière abaissée un regard brillant. Elle pensa tout à coup : Ah ! c’est qu’il vient de voir Gène… et peut-être… hier il n’a pas dit non… sans doute il l’aime… où prendrait-il cet air-là ? Dans cette idée elle regarda Michel d’un air affectueux, mais avec un sourire malin qui fit monter le rouge au visage du jeune homme.

— Et le médecin ? demanda-t-elle.

— On l’attend toujours, mam’zelle Lucie, et, ma foi, ils ont aussi envoyé chercher le devin.

— Votre ancien maître ?

— Oui, mam’zelle.

Alors, poussée par une vive curiosité, Lucie reprit étourdiment :

— Voyons, Michel, dites-moi cela à moi : est-ce vrai que vous avez refusé d’épouser la fille à Martin ?

— Vous n’auriez pas dû me demander ça, répondit Michel d’une voix empreinte de douceur et de sévérité en lançant à Lucie un regard de reproche.

Sous ce regard elle baissa le sien et se sentit émue :

— Vous avez raison, dit-elle ; et elle ajouta en tendant la main à Michel : J’ai eu tort, et vous êtes un bien honnête garçon, Michel.

Il prit la main de Mlle Bertin, la serra vivement, et se leva.

— Attendez un moment, dit-elle, je vais vous donner des livres.

Il s’assit, elle passa dans la chambre voisine, et revint avec deux volumes, la Maison Rustique et Lucie de Lammermoor. Elle les avait pris pour elle-même le mois dernier dans la bibliothèque de l’oncle Grimaud, et elle les prêtait à Michel avant de les rendre. Comme elle posait ces livres sur la table, Michel se penchant vers elle dit avec chaleur :

— Mam’zelle Lucie, excepté les secrets des autres, tous les miens sont à vous, au moins ; le croyez-vous ?

— Tous ? répéta-t-elle en souriant.

— Vous ne le croyez point ? s’écria-t-il. Ah ! demandez-moi…

— Diable de Michel, va ! grommela M. Bertin au fond de l’alcôve ; ne pourrais-tu pas parler moins haut ?

Et se retournant bruyamment dans son lit, tout de suite il se reprit à ronfler.

Lucie en souriant avait mis son doigt sur ses lèvres. Michel alors s’accouda sur la petite table et se pencha vers Lucie pour achever la phrase à voix basse.

— Demandez-moi, reprit-il, oh ! je vous en prie, quelque chose que je pourrais faire pour vous !

Elle s’était penchée aussi pour mieux l’entendre. La lumière qui était entre eux éclairait leurs yeux jusqu’au fond ; mais de ceux de Michel jaillissait une flamme qui n’était pas empruntée à sa clarté. Lucie se rejeta en arrière, un peu confuse et très-surprise d’éprouver vis-à-vis de ce jeune paysan de la timidité comme vis-à-vis d’un jeune homme.

— Ah ! dit Michel, en remarquant le titre du roman, Lucie ! votre nom ! Que ça doit être un beau livre !

Mlle Bertin ne sut que répondre ; elle était embarrassée et ne savait plus guère comment elle devait traiter Michel.

Trois jours après, c’était le dimanche des Rameaux, la fête de la verdure nouvelle. Tous les enfants de Chavagny, dès la veille, s’éparpillent sur les coteaux pour cueillir le buis en fleur, et reviennent par les chemins, chargés de ces rameaux verts qui doivent le lendemain, à la procession, changer la foule en forêt mouvante. Heureux parmi les enfants ceux qui pourront décorer leur rameau d’une fouace cornue, gâteau villageois orné de cornes ce dimanche-là seulement, reste, dit-on, d’un mythe païen. Rien de plus poétique et de plus beau que ces fêtes printanières, car elles reçoivent l’expansion du bonheur intime qui remplit les êtres au renouvellement de la nature. Dès l’aube, quand le carillon des cloches retentit, la voix intérieure de chacun répète : Fête ! Fête ! c’est un jour de fête ! Et le cœur palpite à l’unisson. Pour les paysans, ce jour des rameaux est si bien la fête du renouveau, de la verdure, que le buis auquel les rameaux sont empruntés n’est connu d’eux que sous le nom d’hosanne. Hosannah ! C’est de l’hosanne, c’est la fête de l’hosanne, disent-ils.

Lucie se rendit au jardin vers neuf heures. Elle y trouva Michel qui, fidèle à sa promesse, avait déjà bêché près de deux carrés.

— Comme vous avancez ! dit-elle. Quoi ! déjà deux carrés depuis ce matin ?

— Ça n’en est pas moins de bon ouvrage, mam’zelle Lucie, dit-il en plongeant ses mains dans la terre émiettée. Vos haricots et vos salades viendront tout à l’aise là dedans. Mais je me suis levé avant jour, et, ma foi, quand j’ai donné le premier coup de bêche, je ne savais trop où.

— Vraiment, dit Lucie, vous êtes bien courageux et bien obligeant, Michel.

Elle voulait ajouter : quel prix fixerons-nous pour votre ouvrage ? Mais, comme elle pressentait que Michel, travaillant le dimanche, faisait cela uniquement par bon office, et que même la proposition d’un paiement lui serait pénible, elle hésita de nouveau. Pourtant, la dose de fierté bourgeoise qu’elle n’avait pu s’empêcher d’acquérir, lui défendait d’accepter un service gratuit, surtout long et pénible, non pas de ce jeune homme, mais de cet inférieur. Elle était ainsi, par seconde nature, toutes les fois qu’elle n’y pensait pas, et que rien ne l’engageait à se conduire autrement. Tout caractère, d’ailleurs, même exceptionnel, n’est-il pas forcé de se plier aux habitudes générales pour les neuf dixièmes de son action ?

Elle se lira d’embarras en se disant : Il sera temps de traiter cette question quand l’ouvrage sera terminé.

— À présent, mam’zelle Lucie, faut me donner des graines ; je vais tout de suite ensemencer. Le temps presse, et ça serait dommage si la terre n’avait rien à faire pousser pendant huit jours de beau soleil.

Lucie courut chercher des pommes de terre et se mit à les couper, assise sur l’herbe, non loin de Michel, pendant qu’il achevait de préparer le terrain. Il eut terminé avant elle, et se reposa sur sa bêche en attendant. Elle se hâtait et ne levait guère les yeux ; mais quand cela lui arrivait, elle surprenait toujours les grands yeux noirs de Michel attachés sur elle, et cela finit même par lui causer un peu de gêne. Pourtant Michel détournait son regard aussitôt qu’il rencontrait celui de Lucie, mais il y avait quelque chose dans ces yeux-là qui n’était pas ordinaire : elle ne savait quoi.

— Plantons vite maintenant ! dit-elle en se levant sitôt qu’elle eut fini ; et tandis que Michel traçait le sillon, elle y jetait les semences une à une.

Ils se baissèrent une fois en même temps pour mettre à sa place une pomme de terre tombée hors du sillon, si bien que leurs fronts se heurtèrent. Lucie, se mit à rire. Elle avait un rire de rossignol composé de notes rondes et claires qui couraient l’une après l’autre comme les ondes d’une cascade ou les perles d’un collier. Mais Michel ne rit point, et Lucie, en le regardant, le trouva d’un sérieux étrange. Un instant après, le visage du jeune laboureur s’empourpra d’un rouge éclatant quand sa main par mégarde eut rencontré la main de Lucie. Elle pensa que Michel sans doute était fatigué par le soleil qui dardait en face d’eux ses chauds rayons.

Après que les deux carrés furent ensemencés, comme Lucie allait quitter le jardin, Michel demanda timidement :

— Avez-vous de l’hosanne, mam’zelle Lucie ?

— Non, dit-elle, mais j’en prendrai à l’église.

— Oh bien ! je vous en ai apporté, s’écria-t-il, et, courant vers le berceau de lilas près duquel se trouvait le passage entre le pré de Françoise et le jardin de M. Bertin, il en rapporta un faisceau de buis mêlé de fleurs.

— V’là pour Mme Bertin, dit-il, v’là pour mam’zelle Clarisse, et voici le vôtre, mam’zelle Lucie.

Voici le vôtre ! En vérité Lucie fut confuse et fâchée. L’hommage d’un bouquet, voilà de ces choses qu’elle comprenait. Passe encore si les trois rameaux eussent été pareils, cela n’eût eu que le caractère d’une attention obligeante. Mais tandis que les rameaux destinés à sa mère et à sa sœur étaient simplement nuancés çà et là de jonquilles et de violettes, le sien était littéralement couvert de toutes les fleurs de la saison, disposées avec un goût véritable. Les jacinthes embaumées s’y mêlaient aux primevères, les pervenches aux anémones, aux violettes et aux crocus. Michel avait dû passer beaucoup de temps à disposer si bien tout cela, et tant de soin et de patience dépensés dans un bouquet par un garçon de vingt-deux ans, cela est suspect depuis longtemps dans le monde. Aussi Mlle Bertin remercia-t-elle d’assez mauvaise grâce le jeune paysan. Elle eut même la cruauté de dire :

— Oh ! mais celui-là est le plus joli, je le donnerai à Clarisse.

Michel ne répondit pas ; seulement il devint triste, et Lucie eut un léger remords. Cependant elle se dit, quand elle l’eut quitté :

— Serais-je donc exposée à de tels hommages ? Oh ! ce serait humiliant !

Maïs, comme elle avait un grand esprit de justice, elle reprit bientôt : Non, l’affection d’un honnête homme, quel que soit son rang, ne doit pas humilier. Toutefois cette idée lui était importune. Elle finit par hausser les épaules en se disant : Je suis folle ! Michel a de l’amitié pour moi ; il me la témoigne. Quoi de plus simple ? Vraiment on a parfois des idées bien ridicules !

En conséquence, dans son abjuration de toute mauvaise pensée, elle prit pour aller à la messe le joli rameau que Michel lui avait destiné. Quand elle sortit de l’église, en le tenant à la main, elle rencontra Michel sur la petite place. Michel, en voyant son présent dans les mains de Lucie, la salua d’un regard si plein de joie, qu’en y pensant elle eût volontiers jeté le rameau. — Mais il était bénit !

Huit jours après, c’était le jour de Pâques, la grande fête. Le soleil s’en mêlant, se leva splendide dès le matin. Pour le saluer, Lucie ouvrit sa fenêtre, tandis que par les airs les sons des cloches dansaient en carillon. L’aubépine blanche et rose parfumait les haies ; les pâquerettes et les primevères jonchaient les prairies et les marges des chemins ; la fleur des pommiers s’épanouissait ; Pâques étaient fleuries !

Lucie ce matin-là se trouvait toute joyeuse. La souffrance ne l’avait pas conquise encore ; ses lèvres, que l’enfance et la première jeunesse avaient habituées à sourire, s’ouvraient toujours au moindre rayon, à la moindre espérance. N’y a-t-il pas dans l’air des jours de fête et de dimanche quelque chose qui n’est pas dans l’air des autres jours ? Chez M. Bertin d’ailleurs, comme chez M. Bourdon, c’était double fête. Les vacances étaient ouvertes, et Gustave avait congé, de même que l’étudiant Émile et que Jules le collégien.

Après que Lucie eut aidé sa mère à faire le ménage, qu’elle eut préparé le déjeuner et prodigué ses soins à Clarisse, vers dix heures environ, elle monta dans sa chambre pour faire sa toilette. Elle avait naïvement besoin de se faire belle ; il faisait si beau ! Puis son frère allait arriver… avec ses cousins. On n’avait pas souvent de ces occasions-là à Chavagny. Montant sur une chaise, la jeune fille retira du rayon supérieur de son armoire deux ou trois robes d’été qui avaient frissonné là pendant tout l’hiver, et les dépliant, elle en choisit une à mille raies, blanche et rose. C’était la plus neuve ; quoique d’indienne seulement, elle était bien jolie, et la jeune fille souriante l’admirait en l’étendant sur le pied du lit.

Elle peigna ses cheveux avec soin, les arrondit en bandeaux bien lisses sur les tempes, et les natta par derrière. Puis elle prit un nœud de ruban rose, et après l’avoir essayé de bien des façons, elle le fixa derrière son chignon, un peu sur le côté. Son miroir, quoique terne, lui rendit un sourire de satisfaction.

Elle mit ensuite une chemisette largement échancrée qui voilait son épaule sans en cacher la forme ni la blancheur ; puis elle passa la robe rose, et ainsi parée, les nuances de son teint s’harmoniant avec celles de sa robe, elle était charmante et jolie comme ces roses églantines à demi ouvertes, au parfum si doux.

Ensuite elle aida Clarisse à s’habiller, car la pauvre malade aussi voulait prendre un air de fête ; mais la robe rose, pareille à celle de Lucie, ne fit que rendre plus effrayante sa pâleur et plus menaçant le vermillon de ses joues. Elle eut froid et dut prendre un châle. Quand elle fut habillée, Lucie lui donna le bras pour descendre l’escalier, l’arrangea dans son fauteuil au salon, et la voyant si triste, voulut causer un peu. Mais Clarisse ne cherchait de ressources que dans ce qui était loin d’elle, et loin à jamais. Elle ouvrit un roman. Lucie donna un coup d’œil à la cuisine, et pressée de jouir du beau soleil de Pâques, elle courut au jardin. Elle pensait aussi que de là elle entendrait plus tôt le bruit de la voiture qui ramenait son frère.

Elle avait oublié Michel, aussi fit-elle une exclamation en l’apercevant ; elle en fit une seconde en voyant le jardin transformé comme par miracle. Il ne restait plus en friche qu’un petit coin de terre qui diminuait à chaque coup de bêche de Michel.

— Eh quoi ! lui dit-elle, vous ne vous reposez même pas le jour de Pâques ?

— Ah ! si ça vous contrarie, mam’zelle Lucie, je vas cesser tout de suite. Mais, voyez, encore un temps et ça sera fini.

— Ce n’est point cela, Michel, c’est parce que nous sommes dans un grand jour de fêle que je vous sais plus de gré de nous avoir consacré votre matinée.

— Oh ! c’est mon plaisir, mam’zelle Lucie, faut pas me remercier.

— Mais si, dit-elle, nous vous devons des remerciements, et de plus… Elle s’arrêta, ne sachant comment dire pour lui offrir, sans le blesser, le prix de son travail. Pourtant le moment était venu. Tandis qu’elle hésitait ainsi, en détournant les yeux, Michel appuyé sur sa bêche la contemplait avec admiration. Il n’était pas en toilette, lui : pantalon de bure bleue, chemise de toile blanche, chapeau de paille usé. Mais les masses d’une chevelure abondante et fine, — beauté moins rare qu’on ne croit chez les paysans, — soulevaient ce vieux chapeau, sous lequel la figure noble et intelligente de Michel n’était que plus remarquable, tandis que son vêtement laissait à découvert sa large poitrine et ses bras nerveux. Lucie eût obéi à une réserve instinctive en s’éloignant de son cousin ou de tout autre jeune homme qu’elle eût vu dans ce costume ; auprès de Michel, le fils de la mère Françoise, elle n’y pensa pas. Elle rougit, mais par un autre motif, en disant :

— Vous nous avez rendu un véritable service, Michel, en défrichant ce pauvre jardin qui serait resté inculte peut-être quinze jours encore, au grand désavantage de nos récoltes. Je vous en remercie donc beaucoup, mais ensuite… combien vous devons-nous pour cela ?

Michel tressaillit et regarda Lucie avec surprise ; puis il rougit, fit un geste de colère ou de chagrin, et baissant les yeux sur sa bêche :

— Rien, mam’zelle, dit-il un peu rudement.

— Non, reprit Mlle Bertin, cela ne peut être ainsi.

— Pardieu, non ! reprit-il d’une voix altérée, une belle demoiselle comme vous ne peut pas recevoir un service pour rien d’un paysan comme moi. Faites excuse, mam’zelle, fallait que je sois imbécile.

— Michel, ne parlez pas ainsi, vous me faites de la peine, et je ne voulais pas vous en faire, moi, bien certainement.

— Oh ! alors ! dit Michel ; mais sa voix s’éteignit et deux larmes coulèrent, qu’il se hâta d’écraser sous sa main.

— En vérité, je ne vous comprends pas, s’écria Lucie, n’est-ce pas l’usage pour tout le monde, et pour vous aussi, Michel, que le travail reçoive un salaire ?

— Oui, mam’zelle Lucie, mais pas un travail comme celui-là, que je faisais de si bon cœur pour vous obliger. Ça n’est pas ma journée que je vous donne, c’est mon repos et mon plaisir. Et j’en étais bien content, allez ! Mais v’là justement ce qui est bête, n’est-ce pas, mam’zelle Lucie, d’avoir voulu vous donner quelque chose, comme si nous étions amis ?

— C’est qu’en effet nous l’étions autrefois, dit-elle en souriant.

— Oui ! oui ! Bon quand on était petit, c’était pas de conséquence ; mais pour quant à présent, mam’zelle Lucie, je vous le dis, je sens que j’ai été ben bête et que j’ai eu grand tort.

— Non, Michel, non, vous n’avez pas eu tort, dit-elle en lui tendant la main, car à présent, comme autrefois, vous êtes parfaitement digne d’être mon ami.

— Merci ! dit Michel vivement ému ; mais, tenez, mam’zelle Lucie, les bourgeois ont raison : une main comme ça (il montrait sa main rude et salie par la terre), une main comme ça ne peut pas en toucher une propre et mignonne comme la vôtre.

— Me prenez-vous pour une paresseuse ? dit-elle en riant, quoiqu’elle fût émue aussi de ce débat. Cette main-là, Michel, n’est pas demoiselle du tout. Comme la vôtre, elle a beaucoup travaillé depuis ce matin.

En disant cela, elle tendit la main de nouveau.

Michel s’en saisit avec transport, et, tombant sur ses genoux, les yeux brillants d’une flamme qui pénétra un instant le cœur de la jeune fille.

— Oh ! vous êtes plus sainte que la sainte Vierge, s’écria-t-il, et plus belle et plus…

Il se tut, mais l’expression de ses traits et toute son attitude révélaient une telle adoration, que Lucie, éperdue, lui arracha sa main en s’efforçant de sourire et en balbutiant : Oh ! vous êtes fou, Michel !

Et le quittant, elle se mit à marcher dans l’allée jusqu’au berceau de lilas et de chèvrefeuille, où elle se jeta sur un banc, tout étourdie, ne pouvant croire à ce qui arrivait.

Jamais dans les yeux d’aucun homme Lucie n’avait vu cette flamme ardente qui, sans qu’elle l’eût permis, l’avait un instant mordue au cœur. Elle ignorait les phénomènes de l’électricité morale comme ceux de la passion physique. En dehors des habitudes et des impressions d’une vie monotone et simple, elle n’avait de tout le reste que des aperceptions ou des rêveries. Aussi eut-elle peur de ce qu’elle avait éprouvé.

Puis elle se demanda quel pouvait être ce Michel si enthousiaste. Serait-ce de sa part audace et hardiesse ? Non, elle ne le crut pas. Elle se dit qu’il avait le caractère étrange et porté à l’exaltation. Car, pouvait-on supposer ?… Allons donc ! fit-elle en se haussant les épaules à elle-même. Non, c’est impossible !

Elle n’était pas fâchée d’ailleurs de n’avoir pas de décision à prendre contre Michel. C’eût été d’abord très-embarrassant, puis… bien pénible. Lucie n’était pas gâtée par la tendresse ; Clarisse était assez froide pour sa sœur ; M. et Mme Bertin aimaient sincèrement leurs filles, mais sans le leur témoigner jamais. M. Bourdon était fort attentif pour sa nièce, mais ce n’était guère chez lui que galanterie, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins affectueux dans le sentiment. Les impressions vives de l’amitié étaient même inconnues à Lucie. Elle ne put donc, au fond, s’empêcher d’être touchée du sentiment qu’elle inspirait à Michel.

Il venait de finir son ouvrage ; il raclait sa bêche et ses sabots, et tirant de sa poche un mouchoir à carreaux bleus et rouges, il s’essuya le front. Mlle Bertin haussa de nouveau les épaules et se dit : Quelle folie !

Mais comme elle quittait le bosquet, elle se trouva en face de Michel dans l’allée. Il avait sa bêche sur l’épaule et se retirait. Sa figure était si belle et si rayonnante qu’elle fit baisser les yeux à Lucie.

— Demain de bonne heure, dit-il, j’ensemencerai les derniers carrés, vous savez, mam’zelle Lucie, demain lundi de Pâques, c’est encore fête. Vous me donnerez des graines, j’apporterai du plant, et vous me direz ce que vous entendez faire.

— Merci, mais pour ce qui reste, je puis le faire moi-même.

— Oh ! mam’zelle Lucie, vous toute seule vous fatiguer à ça ! enfoncer vos petits pieds dans la terre fraîchement remuée et vous salir les mains ! non, non, je ne le veux point.

— Vous ne le voulez point ? répéta Lucie d’un ton irrité, qui attrista subitement le visage de Michel.

— Pardon, dit-il, mais je vois bien que vous ne pouvez pas vous ôter cette peine d’accepter quelque chose de moi. Eh bien ! mam’zelle Lucie, prenons ça autrement. Se rend-on pas service entre voisins ? Et quand je quitterai le pays, si je vous recommandais ma mère en cas de maladie, ça ne vaudrait-il pas davantage qu’un coup de pioche à vot’ jardin ?

L’accent triste de sa voix causa un remords à la jeune fille. Elle répondit affectueusement :

— Je soignerais toujours votre mère avec amitié, quand même vous ne m’en auriez pas priée. Mais est-ce que vous voulez quitter le pays, Michel ?

— Histoire de dire que ça se pourrait, mam’zelle Lucie. Je ne suis chez Mourillon que jusqu’à la Saint-Jean ; après il me faudra chercher une autre place, et il y en a pas tant de bonnes à Chavagny.

— Pourquoi ne vous louez-vous pas chez mon oncle Bourdon ?

— Non, mam’zelle Lucie, j’aime mieux aller chez des paysans.

— Ah ! pourquoi donc ?

— Parce que là tout le monde travaille et mange ensemble ; on n’y est point commandé que par l’ouvrage. On me dit : Michel ; mais je réponds : Mourillon.

— Oh ! vous êtes fier, dit Mlle Bertin.

— Ai-je tort ? demanda Michel.

— Non, répondit-elle. À votre place, il me semble que je penserais de même.

— À demain donc ! n’est-ce pas, mam’zelle Lucie ?

— À demain ! répéta-t-elle faiblement.

Comme elle rentrait à la maison, elle entendit un bruit de roues et courut à la barrière. C’était en effet Gustave, que M. Gavel amenait dans sa voiture avec Émile Bourdon. Un tilbury crotté qui venait par derrière contenait Sylvestre Perronneau, le fils du maire, avec Jules Bourdon, garçon de treize ans, celui qui avait la bourse au collége. Gustave sauta dans les bras de sa sœur. Émile et Jules descendirent aussi pour embrasser leur cousine, puis M. et Mme Bertin, accourus au-devant de leur fils. Clarisse arriva la dernière.

— Oh ! que tu es changée, ma pauvre cousine ! s’écria Émile étourdiment ; toi qui étais si dodue autrefois !

Clarisse rougit et eut peine à retenir ses larmes. Autrefois, importunée d’une santé villageoise, elle avait souhaité de maigrir, afin d’avoir plus de distinction ! Maigre et pâle, à présent, elle était défigurée. Pauvre fille ! Ce mot d’Émile frappa sur des illusions qui persistaient encore, et que le désespoir pouvait seul remplacer.

Pendant ce temps, Sylvestre Perronneau criait de son tilbury des compliments prétentieux auxquels personne ne prenait garde. M. Bertin l’entendit pourtant, et alla lui donner une poignée de main. Quant à M. Gavel, après avoir silencieusement salué, il regardait cette scène de famille de l’air souverain et dédaigneux qui dès lors était de mode chez les hommes comme il faut, ce qui ne l’empêchait pas de lorgner Lucie du coin de l’œil. Enfin Émile remonta dans l’américaine, et Sylvestre vint à bout de reconquérir Jules, car il tenait à faire son entrée au logis, après avoir traversé le village, en ramenant un des fils Bourdon. Les voitures s’éloignèrent ; la jument poulinière de maître Perronneau suivit à grand renfort de coups de fouet le brillant Gemma, et Gustave resta seul avec ses parents qui le regardaient et lui parlaient tous à la fois.

— N’as-tu pas chaud ? as-tu faim ? demandait Lucie.

— Je crois vraiment qu’il a grandi ! s’écriait M. Bertin.

— Mais comme il est habillé ! Qu’est-ce que c’est que cette redingote en manière de sac ?

— C’est un paletot, maman, dit Gustave ; on ne porte plus que ça.

— Quelle invention ! ça te donne un air tout drôle.

— Est-ce qu’on t’a collé ton pantalon sur les jambes ? demanda le père.

— Mais, dit Gustave embarrassé, il faut se mettre comme tout le monde.

— Ça doit fièrement te gêner ?

— Pas du tout, c’est très-commode.

— Si c’est commode, ça n’est guère convenable, reprit Mme Bertin ; tu ne penses pas te présenter avec ton sac chez Mme Bourdon.

— Mais si, dit Gustave, mais si, je vous assure. C’est reçu parfaitement.

— Allons, allons, nous causerons de ça plus tard, dit M. Bertin.

Ils entrèrent. Les haillons de la tenture, les trous de la boiserie et du plancher sautèrent aux yeux de Gustave, qui, de loin, ne voyait tout cela qu’à travers les voiles dorés du souvenir. Il s’assit et causa ; mais il était contraint : on perd si vite l’accoutumance des gènes et des laideurs de la pauvreté ! Déjà, dans cette maison, Gustave n’était plus chez lui.

Ses parents lui trouvaient aussi un air étrange qu’il avait pris à la ville ; son ton n’était plus le même ; il avait des expressions qui leur paraissaient bizarres. Sa canne, un lorgnon qui sortait de sa poche, une épingle d’or qui attachait sa cravate, frappèrent les yeux de ses sœurs et leur causèrent en dépit d’elles-mêmes un sentiment pénible. Elles n’avaient, elles, d’autres épingles que celles qu’elles achetaient quatre sous le cent à Chavagny.

Lucie chassa toute mauvaise pensée en embrassant son frère un peu plus fort. Comme à l’ordinaire, Clarisse renferma cette impression avec tant d’autres, fardeau de plus en plus lourd qui la penchait vers la terre. Elle haïssait le luxe ou l’adorait, suivant ceux qui le lui présentaient. Elle avait en ce genre accepté La supériorité des Bourdon ; mais l’élégance d’un parvenu, les atours de Chérie Perronneau, lui causaient une irritation extrême. Il semblait que ce fût du bien qu’on lui eût volé ; et vraiment c’était bien cela, puisque dans sa pensée le luxe était l’apanage nécessaire du rang. Elle souffrait tant d’être déshéritée, qu’elle ne pouvait pardonner à son frère d’être plus heureux. Une sottise de Gustave rendit cette jalousie encore plus amère. À propos de son lorgnon, d’un air fat et mystérieux, il dit : On me l’a donné ! Ainsi, lui, sauvé par son titre d’homme, il buvait largement, trop largement peut-être, à la coupe de la vie, puis il venait sans pitié parler à ces recluses de ses plaisirs et de sa liberté, ou plutôt de cet inconnu sans nom qu’elles remplissaient de rêves indéfinis, et dont elles saisissaient çà et là quelques révélations au passage, un chant, un parfum, un bijou, lambeaux pailletés qui faisaient supposer l’idole éclatante.

On déjeuna. Il y avait sur la table le pâté de Pâques traditionnel, cuit au four du village, et tout doré avec sa cheminée festonnée. C’était chez les Bertin un grand extra ; mais on ne faisait cela qu’une fois l’an.

Au moment d’aller à la messe, Clarisse fut prise d’une suffocation et d’un tremblement nerveux qui l’obligèrent de se mettre au lit. Sa sœur voulut rester près d’elle, mais Mme Bertin s’y opposa. C’était à elle de soigner Clarisse, et puisque Lucie avait mis sa robe rose, il fallait bien qu’elle sortît.

— Mais, dit Gustave, est-ce que je vais à la messe aussi, moi ?

— Un jour de Pâques ! dit sa mère, je le pense bien.

— Allons, fit-il d’un air bon prince, en prenant sa canne, donne-moi le bras, petite sœur. Quand ils furent dans la cour : Je n’y tiens pas du tout, au moins, ajouta-t-il.

Gustave était de cette race bourgeoise dont l’irréligion factice donne à la religion une si belle proie, si belle, qu’à ces ennemis faciles à réfuter et faciles à conquérir, elle doit une grande part de sa puissance.

— Oh ! répondit Lucie, tu me laisseras au seuil de l’église, si tu n’y veux pas entrer.

Gustave fut déconcerté comme un homme qui aurait fait des frais de bravoure contre un mannequin.

— Ah ! ah ! tu me permets donc d’être incrédule, toi ? demanda-t-il.

— Moi, Gustave ? je n’ai rien à te permettre ni à te défendre à cet égard.

— Mais toi, Lucie, que penses-tu de la religion ? dit le jeune Bertin d’un air héroïque.

— Je ne puis pas la discuter, je suis trop ignorante, répondit-elle. Il y a des choses qui me choquent, il y en a d’autres qui me touchent. Comme tout le monde, je vais à l’église, par la raison d’abord que tout le monde y va, et puis aussi parce que j’aime les chants, l’odeur de l’encens, la voûte majestueuse et la foule recueillie. Quelquefois j’y prie de tout mon cœur, et je trouve cette croyance douce, qu’on peut s’entretenir avec Dieu.

— Je crois bien, ma pauvre petite ; tu as si peu à qui parler ici. Mais, vois-tu, dit-il en baissant la voix jusqu’au ton de la confidence, la religion chrétienne, c’est tout bonnement une invention des prêtres pour nous mener par le bout du nez.

Lucie se mit à rire tout haut et de bon cœur.

— Hein ! te moques-tu de moi ? fit Gustave.

— Non, mon frère ; mais il me semble que ce doit être quelque chose de plus.

En chemin, Gustave saluait les gens d’un ton protecteur : Eh ! bonjour, mon vieux ! Bonjour, ma belle ! ne se reconnaît-on plus ?

À l’église, où il ne manqua pas d’entrer, Gustave affecta de se tenir debout, et, quand tout le monde s’asseyait, il prenait, avant de s’asseoir aussi, une expression de figure qui disait : Tiens ! Ton s’assied à ce moment ; je l’avais oublié. Il parlait fréquemment à l’oreille de sa sœur ; et quand enfin elle l’eut prié de se taire, il s’entretint par signes, d’un banc à l’autre, avec Émile Bourdon. Sylvestre Perronneau, d’un autre banc, leur faisait aussi des signes, et comme ils ne s’en apercevaient pas, il riait en cachant sa tête dans ses mains. Les paysans, qui voyaient tout cela, pensèrent que c’était le genre de la ville ; même la jeunesse trouva qu’il n’y avait rien là que de fort gentil, et l’on parla des jeunes messieurs tout le dimanche. Les dévotes blâmaient d’un ton aigre-doux. Le curé, qui dînait chez Mme Bourdon, prit le parti de n’avoir rien vu.

En sortant de la messe, Lucie et Gustave se joignirent à la famille Bourdon et se rendirent au logis. L’ordre solennel qui régnait d’ordinaire dans cette noble demeure, était un peu troublé ce jour-là. Jules était partout. Émile et Gustave, accompagnés de Sylvestre, allaient, venaient, riaient, accaparant M. Gavel et agaçant tour à tour Aurélie et Lucie. M. Bourdon partait pour une de ses courses fréquentes, un rendez-vous d’affaires dans un bourg voisin. On s’entretenait ouvertement du mariage d’Aurélie, fixé au premier juin. Quel bonheur ! Ça me fera une vacance, criait Jules en sautant à pieds joints par-dessus les chaises. Et il appelait beau-frère l’ingénieur que d’un rien il eût tutoyé. Tout en chiffonnant les barbes du bonnet de sa mère, Émile arrivait par cent détours à la question qui le préoccupait.

— Nous aurons une belle noce, maman, n’est-ce pas ? Y aura-t-il beaucoup de monde ? Vous inviterez tous les voisins ? Aurez-vous les Jaccarty ? Aurez-vous la famille de Parmaillan ?

— Mon enfant, répondit d’un ton sec Mme Bourdon, c’est ton père qui invitera.

Émile devint tout rouge et regarda par la fenêtre pour se donner une contenance.

— Bon ! s’écria-t-il avec dépit, voilà Frédéric Gorin ! Que diable veut-il que nous fassions de lui ?

— Que nous le recevions poliment, sans doute, répondit Mme Bourdon de ce ton sec, taillé à angle aigu, qui lui était familier. En l’absence de ton père, ce soin, Émile, te regarde surtout.

— Oui, maman. Seulement il aurait bien dû rester avec ses chevaux.

— Je conviens qu’il est fortement encrotté, reprit Mme Bourdon, mais nous ne devons pas oublier, malgré tout, que M. Gorin est de bonne famille. C’est, poursuivit-elle, en s’adressant à M. Gavel, un parent de Mlle Boc, né comme elle de bourgeois ruinés, mais de fort bonne souche. M. Frédéric Gorin travaille à refaire sa fortune, et il y réussira. Il fait ici des affaires avec les paysans…

— Et de jolies affaires ! interrompit Émile, où il triche de son mieux.

Un coup d’œil de sa mère lui imposa silence. Elle reprit : Il a le malheur de faire le maquignon et de prêter à courte échéance. Vous savez de quels cris populaires tout cela est l’objet. Mais c’est un banquier de village, voilà tout, dit-elle avec un fin sourire ; un homme doué de beaucoup d’aptitude pour le commerce, et qui fera sa fortune assurément.

La porte s’ouvrit pour annoncer M. Frédéric Gorin, et l’on vit entrer un homme de trente ans, de forte encolure, vulgaire et tournant déjà à l’obésité. Sa voix était forte, et, comme il ne savait pas la maîtriser, il avait toujours l’air de se croire à la halle ou dans une écurie. La sottise et la ruse luttaient sur son visage avec la bonhomie, cette bonhomie fausse qui naît de la satisfaction des appétits repus, celle du milan rassasié qui volontiers alors écouterait le rossignol. Son langage, plein d’expressions basses et de mots recherchés, fatiguait plus qu’il ne prêtait à rire, bien qu’en prenant un mot pour un autre, il fit souvent de plaisants quiproquos. Ce n’était guère que deux ou trois fois l’an qu’il venait chez Mme Bourdon, mais quand il y était il ne savait plus s’en aller, et il mettait ces dames au supplice.

Au bout d’un quart d’heure de conversation avec M. Gorin, Mme Bourdon, cherchant une issue, dit à son fils :

— Émile, tu devrais emmener ces messieurs à la promenade.

— Mais oui, de grand cœur, répondit Émile de l’air le plus contrarié.

— Et pourquoi ne nous feriez-vous pas l’honneur de nous accompagner, mesdames ? dit Gavel. Voyez, le temps est magnifique, nous pourrions faire une partie de pêche, ou quelque excursion en voiture, à votre choix.

— Si l’écrevisse vous va, s’écria Frédéric Gorin, je sais de crânes endroits.

— Oui, oui, allons pêcher des écrevisses, dit Jules.

— Allons pêcher des écrevisses, répéta Mme Bourdon avec résignation.

Lucie refusa d’être de la partie, et voulut retourner chez elle afin de voir comment se trouvait Clarisse. Mais sa tante la retint et envoya Jules chercher des nouvelles, pendant qu’on attelait les voitures et qu’on préparait les ustensiles de pêche. Jules, de retour, annonça que Clarisse était beaucoup mieux, et que Mme Bertin engageait Lucie à faire la promenade. On partit donc ; au bout d’un quart d’heure, à peine, on descendait de voiture au moulin, et l’on se répandait dans les prés au bord de la rivière.

L’endroit choisi pour la pêche était une prairie bordée de deux côtés par le Clain, et que fermait au nord un coteau couvert de bois ; à gauche, s’étendaient d’autres prairies, coupées de saules et d’ormeaux ; sur l’autre rive, en face, parmi les arbres du coteau opposé, apparaissaient les clochetons d’un château du dix-huitième siècle, surmonté d’une vieille tour aux créneaux rongés. Arbres au feuillage naissant, château, moulin et rivière, éclairés par un soleil printanier, le beau soleil de Pâques, formaient un paysage merveilleux et qu’admiraient sans doute les regards d’Émile tournés vers le château, quand Frédéric Gorin, accourant près de lui, s’écria :

— N’est-ce pas que ça ne se présente pas mal d’ici hein, c’te bâtisse ? Voyez-vous, si moi je l’avais à vendre, j’amènerais incontinemment l’acheteur par ici.

— Mais vous n’êtes pas chargé de cela, je pense, dit Émile en le toisant.

— Eh ! eh ! si j’avais les reins assez forts… si seulement vot’ papa voulait m’aider, m’sieur Émile. Je l’ai déjà assez tâté pour ça déjà cinq ou six fois, mais il ne veut pas entendre de cette oreille, à cause qu’il est ami de M. de Parmaillan. C’est-il une raison, ça ! Parsambœuf ! l’amitié ne doit pas empêcher les affaires ; les affaires avant tout, c’est connu, et…

— Mais est-ce que M. de Parmaillan veut vendre son château ? demanda Émile.

— Eh ! eh ! il ne le veut point, mais faudra pourtant qu’il y vienne, et plus vite qu’on ne croit. C’est la raison pourquoi, en s’y prenant bien, on ferait un bon coup. Sapristi ! c’est dommage !

— Dites donc, vous autres, crièrent Gustave, Jules et Sylvestre, il ne s’agit pas de causer là-bas. Aux poëlettes ! aux poëlettes !

Pendant que les uns coupaient des branches dans les haies, que les autres disposaient les appâts, Fernand Gavel, avec les coussins des voitures, arrangeait sous un saule des siéges commodes où s’assirent Mme Bourdon. Invitée d’y prendre place, Lucie déclara que l’herbe de la prairie lui semblait préférable, et que d’ailleurs elle ne s’assiérait guère. En effet, elle alla dans les bois cueillir des anémones et des jacinthes sauvages, et fit un énorme bouquet de belles tulipes tigrées qui croissaient en abondance dans la prairie. Elle aimait les fleurs comme la plus séduisante richesse de la nature, et elle aimait la nature comme une vieille amie. Petite fille vagabonde autrefois, ses plus frais souvenirs étaient épars le long des haies, sous les arbres, dans les bois, au creux des fontaines, et jusque dans les joncs de la rivière. Puis elle se plaisait peu en compagnie de sa tante et de sa cousine, et depuis ce qu’elle avait entendu touchant la petite Lisa, la société de M. Gavel lui répugnait. Il était cependant aimable et attentif pour sa future cousine, et souvent elle surprenait fixé sur elle son regard doux, brillant et fascinateur.

Mme Bourdon, elle aussi, regardait sa nièce et pinçait les lèvres, ce qui était significatif. Toutes les fois que cette ronde petite femme apercevait ou croyait voir les travers d’autrui, elle se rengorgeait et se repliait sur elle-même avec une intime satisfaction. Puis, un moment après, fort à propos, elle vous glissait dans l’oreille de bonnes grosses insinuations, qui, à la façon dont elle les disait, semblaient pourtant menues et délicates ; et son ton en même temps était si discret et si aimable, qu’il était impossible d’oser croire qu’elle n’eût pas raison.

— Il est bien heureux, observa-t elle en prenant son air le plus câlin et le plus nonchalant, que Lucie habite la campagne.

— Et pourquoi cela, maman ? demanda Aurélie, qui, dans ces occasions-là, donnait très-volontiers la réplique à sa mère.

— Mais regarde-la donc au milieu de ces jeunes gens. Bon ! la voilà qui lève une poëlette avec Sylvestre, puis elle court après les écrevisses et s’amuse à les lui enlever avant qu’il ait pu les prendre. Tout cela n’est certainement chez elle que manque d’usage et de tact, mais ce pourrait être ailleurs fort mal interprété.

— Elle est fort piquante ainsi, dit Gavel.

— Vous trouvez ? répliqua sèchement Aurélie.

— Elle y met de la coquetterie, sans doute, reprit Mme Bourdon, mais c’est une coquetterie de village, peu raffinée, et qui ne tire point ici à conséquence.

— Pourquoi ne lui en fais-tu pas l’observation, maman ? dit Aurélie.

— Oh ! je ne me mêle pas de cela, répondit sèchement la grasse petite femme, car je me suis déjà trop aperçue que Lucie n’aime pas les observations.

— Elle aurait pourtant d’assez bonnes raisons d’écouter les tiennes, répliqua Aurélie, qui regardait sa mère comme la bienfaitrice de Lucie, parce que la robe rose était un cadeau de Mme Bourdon.

— Non, non, répéta celle-ci, Lucie a l’esprit d’indépendance. Il n’y a rien à faire à cela. Seulement, ajouta-t-elle de l’air concentré dont elle lâchait ses confidences, Dieu veuille que cela n’aille pas trop loin !

— Ah ! madame ! dit l’ingénieur étonné, dont le regard s’alluma en fixant Lucie.

Mme Bourdon ne répondit pas, mais son air était gros de mystères. Elle n’aimait pas sa nièce, n’ayant pu s’emparer de son esprit, comme elle faisait de celui des autres, avec ses manières félines.

Au bout d’une heure, on fut las de la pêche qui allait assez mal. Une promenade en bateau fut proposée par Émile.

— Oh ! oui, ce sera charmant, s’écria Lucie qui aimait l’eau comme une naïade ; et nous descendrons la rivière du côté de Parmaillan, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle d’un air malicieux qui fit rougir son cousin.

— Méchante ! n’est-ce pas le plus joli ?

— C’est à coup sûr le plus enchanteur, fit-elle du même ton.

— Eh bien, parle-moi d’elle, dit Émile. À la maison, je ne puis obtenir un mot qui la concerne. Elle est ici, n’est-ce pas ?

— Elle doit y être, répondit Lucie, car ils ne sont point allés cet hiver à Paris. Mais si tu es réellement attaché à Mlle de Parmaillan, pauvre Émile, je crains que tu n’aies du chagrin.

— Pourquoi cela, chère cousine ? Tu crois que leur orgueil nobiliaire s’opposerait…

— Quant à cela, je n’en sais rien ; mais tu dois voir que tes parents ne sont pas favorables à cette alliance. Mlle Isabelle n’est pas riche, et ta mère ne consentira jamais à ton mariage qu’avec un million, quand tu auras trente ans.

— Elle est si belle ! si distinguée ! si charmante ! dit Émile avec feu. Mais Lucie, dis-moi, est-il vrai que M. de Parmaillan soit sur le point de vendre sa terre ?

— On le dit, mon cousin ; on dit que le vieux comte a plus de créanciers que d’écus, et que son domaine n’est déjà plus à lui ; on prétend même qu’ils sont à la veille d’une grande catastrophe. Cher Émile ! ajouta-t-elle en le voyant pâlir, je t’informe de tout cela, parce qu’il me semble toujours utile de savoir la vérité. À vingt et un ans, tu n’es plus un enfant, et tu dois connaître ce qui te touche. Maintenant, tu sauras mieux ce que tu dois faire et ce que tu peux espérer.

— Oui, oui, merci ! dit rapidement le jeune Bourdon, car Aurélie s’approchait au bras de M. Gavel. En même temps, Gustave et Jules, qui venaient de replacer les filets, accouraient en disant :

— Eh bien ! montons-nous en bateau ?

— Le chalan (bateau), je sais où il est ! s’écria Frédéric Gorin ; et il se mit à courir à droite, vers le moulin, au fond de la prairie.

Mais en ce même instant, un groupe de paysans, deux jeunes gars et quatre filles, sortaient du moulin et se dirigeaient aussi vers le bateau.

— Flambés ! s’écria Gustave, qui s’en aperçut au moment où Gorin se mettait à courir. En effet, les paysannes étaient assises déjà dans le bateau avec un des hommes, et le second, ayant saisi la longue perche qui sert à voguer sur ces eaux lentes et profondes, poussait l’embarcation au milieu de la rivière quand arriva près d’eux Gorin essoufflé. Déjà, de loin, il leur avait adressé vainement des appels et des signes ; fier de la compagnie des Bourdon, Gorin tenait à se montrer ; aussi cria-t-il grossièrement à l’homme qui tenait la perche :

— Eh ! dis donc, paysan, tu n’as pas vu que le bateau nous allait mieux qu’à toi ?

L’homme à la perche tourna la tête, et attachant sur Gorin de grands yeux noirs où brilla la colère :

— Non, maquignon, répliqua-t-il, n’ai rien vu de bon ni de propre sur ta figure, et tant seulement ne l’ai point regardée.

Les éclats de rire des gens du bateau acclamèrent cette réponse. Gorin cria mille injures ; mais le bateau, poussé par un bras vigoureux et descendant la rivière, fila rapidement.

Bientôt il doubla la pointe de la prairie et vint passer près du bord où se tenaient debout, en causant, Aurélie et Lucie avec M. Gavel. Gustave, Sylvestre et les jeunes Bourdon étaient allés chercher dans les voitures quelques provisions de bouche. Lucie reconnut alors dans le conducteur du bateau Michel, en compagnie de Marie et de Lisa Mourillon, avec deux autres filles du village et Jean, l’autre domestique de la ferme des Èves. Assise au fond du bateau, près de Jean, qui lui tenait la main, Lisa était extrêmement pâle ; elle dit tout à coup : Ct’eau me tourne le cœur ! Michel, laisse-moi aller à rive. Comme elle semblait, en effet, près de se trouver mal, Michel se hâta d’aborder, et sauta le premier à terre pour aider la jeune fille à descendre. En s’attachant aux branches d’un saule, qui était proche, les jeunes paysannes maintenaient le bateau.

Il y eut alors un petit débat entre Marie et Jean, qui tous deux voulaient accompagner Lisa. Jean, enfin, sauta sur la berge, et Marie s’assit dans le bateau. Pendant ce temps, Michel avait fait quelques pas vers Mlle Bertin.

— Salut, mesdemoiselles et monsieur ! dit-il en ôtant son chapeau. Mam’zelle Lucie, je suis fâché de ce qui est arrivé tout à l’heure, puisque c’est vous qui vouliez le bateau. Si ce n’était que de moi, je vous le céderais de bon cœur, mais je ne peux pas faire affront à ma compagnie.

— Voyez ! mais voyez donc, Michel ! s’écria Mlle Bertin.

Elle montrait Gorin qui, profitant de l’absence des deux hommes, avait sauté dans le bateau et l’éloignait du bord à l’aide de la seconde perche, malgré les protestations de Marie et de ses compagnes. Jean, accouru sur le bord, montrait le poing, mais vainement. Michel poussa une exclamation, et, rapide comme la volonté, à l’aide de la perche qu’il avait en main, il s’élança d’un bond gigantesque, et tomba au milieu du bateau, derrière Gorin, qu’en se relevant il saisit par la nuque. Lucie n’avait pu retenir un cri de terreur. Tenant toujours Gorin, Michel dit à Marie : Prends la perche et pousse à la rive. Elle fit ainsi. Gorin avait peur et se démenait en criant. Quand la proue fut à deux pouces du bord, Michel enleva Gorin dans ses bras et le jeta dans l’eau sur les racines d’un saule, où le malheureux se cramponna piteusement. Le bateau, deux minutes après, disparaissait sous les arbres.

Dès le commencement de cette scène, Aurélie, de peur de compromettre sa dignité, ne voulant point en rester spectatrice, était retournée vers sa mère. L’anxiété retint Lucie jusqu’à la fin ; quant à M. Gavel, une anxiété plus ardente le fixait à cette place, à deux pas de la rixe dont il ne s’inquiétait guère ; car à peine Mlle Bourdon l’avait-elle quitté, que Lisa avait saisi son bras et lui disait d’une voix impérieuse, avec des regards égarés : Venez, venez tout de suite ! faut que je vous parle ; il le faut, je vous dis !

En vain essaya-t-il de l’éloigner en lui parlant à voix basse. Inquiet des regards qui l’entouraient, pâle de fureur, il fut obligé de la suivre, de peur d’un éclat plus grand. Au moment où Aurélie s’asseyait près de Mme Bourdon, celle-ci, levant les yeux du livre qu’elle tenait, aperçut Gavel et Lisa qui, suivis de Jean, disparaissaient derrière les saules, dans la prairie voisine.

— Eh bien ! dit-elle, où va donc ainsi M. Gavel ?

Également étonnée, Aurélie répondit : Mais je l’ignore.

Quand Lucie vint à son tour, Mme Bourdon répéta la même question. Je ne sais, balbutia la jeune fille, retenue par la présence d’Aurélie. Si elle eût été seule avec sa tante, certes en ce moment elle eût parlé.

— Voilà un charmant épisode que cette rencontre de paysans, reprit Mme Bourdon. Cependant, elle n’en dit pas davantage et feignit de reprendre sa lecture ; mais ses yeux se portaient souvent avec inquiétude du côté où Gavel avait disparu.

Quand elle eut franchi le rideau de saules qui séparait les deux prairies, Lisa s’arrêta, et, se tournant vers Jean, qui les suivait en silence, d’un air contraint et irrité :

— Reste là, toi, dit-elle ; bientôt je t’appellerai.

— Pourquoi ça ? fit-il rudement. Qu’est-ce que tu peux avoir à lui dire, à ce bourgeois-là ?

— Tais-toi, Jean, puisqu’il le faut, je te dis ; ne me contrarie pas, Jean, si c’est vrai que tu m’aimes.

Le pauvre garçon obéit. Lisa rejoignît alors Gavel et l’entraîna un peu plus loin, à quelque distance de la rivière, où, derrière les arbres, elle entendait retentir les chants et les rires de ses compagnes.

— Hâtez-vous, dit Gavel d’une voix tremblante de colère ; hâtez-vous de parler et de me laisser libre, ou, sur ma parole, je me débarrasse de vous en vous jetant dans l’eau.

— Ah ! je le veux, dit-elle en s’appuyant à lui ; tuez-moi, ça sera le mieux.

Il la repoussa durement.

— Vous êtes devenue folle ! Qu’y a-t-il ? Vous voulez me compromettre. Que doit penser là-bas cet homme qui nous voit ?

— Jean ne peut pas nous entendre, dit-elle, et Jean ne dira rien. Il m’aime plus que vous, lui, quand même il n’est point aimé.

— Enfin, qu’y a-t-il ? Votre père sait-il quelque chose ?

— Ne me dites pas vous comme ça, répondit-elle en pleurant. Ne soyez pas tant fâché, sans quoi le cœur me faut pour dire… Héla ! mon Dieu ! faut-il ? faut-il ?

— Voyons, parle, dit-il en se maîtrisant.

— Ah ! Fernand, je suis enceinte, ma sœur me l’a dit. Je suis une fille perdue ! Là, faut me cacher dans la terre !

Et elle se jeta sur l’herbe en poussant des cris étouffés, en se cachant le visage et en frappant convulsivement la terre de ses poings crispés. M. Gavel proféra une sourde imprécation et demeura un instant immobile ; puis, reprenant tout à coup une nouvelle colère :

— Voyons, dit-il, relevez-vous, regardez-moi. Est-ce vrai ? vous voulez, n’est-ce pas, me couvrir de ridicule et rompre mon mariage ?

— Héla ! non, répondit-elle ; pourquoi le ferais-je ? Sais-je pas bien que nous ne pouvons pas nous marier ensemble ? Pourtant, mon Dieu ! c’est votre enfant que j’ai là !

— Combien te faut-il d’argent ? Ta sœur, probablement, te l’a dit aussi ?

Lisa ne répondit que par un gémissement.

— Écoute, Lisa, je veux te sauver ; je ferai pour toi ce qui est possible ; je te donnerai de l’argent pour quitter le pays et pour élever ton enfant ; je te dirai ce qu’il faudra faire, mais pas ici ; demain, demain soir j’irai te trouver, et nous causerons ; seulement, tais-toi, calme-toi, sois prudente, ou je t’abandonne. Voyons ! calme-toi.

Elle voulait obéir, mais la contrainte même qu’elle cherchait à se faire la crispait et lui arrachait des cris. Cette pauvre enfant, si timide et si douce, était poussée par une force étrangère à sa volonté, et subissait une de ces crises où l’être individuel disparaît sous l’être humain. M. Gavel n’osait la quitter dans cet état, de peur qu’elle ne confiât tout au premier venu ; et cependant, blasé déjà sur de pareilles scènes, il jetait de temps en temps sur Lisa un regard de défiance : — Calme-toi, répétait-il, calme-toi ; attends-moi demain.

— Oui, oui, c’est bon, je suis calme à c’t’heure. Allons, retournez vers mam’zelle Aurélie ; allez, tu peux y aller, je te dis. C’est égal, au moins, faut qu’elle soit folle de prendre un homme comme vous, qui jette ses enfants sur les chemins. Comment est-ce que vous ferez pour aimer ceux de la demoiselle ? seront-ils à vous plus que le mien ?

— Folle ! folle ! tais-toi ! puisque tu sais bien que je ne peux pas t’épouser, que veux-tu donc ?

— Je ne sais pas, mon Fernand, je ne sais pas ; j’ai grand mal de tête, et peut-être que je vas mourir.

En même temps, elle chancela et tomba par terre évanouie.

Fernand courut à la rivière, trempa son mouchoir et fit couler de l’eau sur le visage de la jeune fille. Il avait pourtant des larmes dans les yeux, et murmurait : Pauvre créature ! Jean, accouru, soutenait la tête de Lisa.

— Sauvez-vous, dit-il à Gavel avec un regard féroce, car l’envie me prend de vous étrangler.

Lisa rouvrait les yeux.

— Je ne me sauve pas, dit Gavel, je m’en vais parce qu’il le faut ; mais si tu fais le bavard ou l’insolent, gare à toi !

Alors il prit une pièce d’or et l’offrit à Jean, qui la lui jeta au visage. Gavel faillit sauter à la gorge du jeune paysan, mais, fidèle aux lois de la prudence, il se contint par un violent effort.

— Prends garde ! répéta-t-il avec un geste de menace et une expression terrible ; puis il s’éloigna rapidement. Déjà habile à lutter avec les émotions humaines en lui-même et hors de lui, les cinq minutes qui le séparaient de Mmes Bourdon lui suffirent pour calmer ses nerfs, attiédir son sang et rasséréner son visage.

— Vraiment, mesdames, dit-il avec un sourire, en les abordant, on vous redoute beaucoup. Moins timide avec moi qu’avec vous, sans doute à cause de ma qualité d’ancien commensal de la ferme des Èves, Mlle Lisa Mourillon vient de m’imposer le rôle d’ambassadeur pour excuser la grossièreté de son domestique.

Mme Bourdon était trop amie des convenances pour ne pas accepter sans observation, devant sa nièce et sa fille, l’explication de M. Gavel. Cependant elle appuya sur lui, pendant qu’il parlait, son regard froid et scrutateur ; mais la contenance aimable et dégagée du beau Fernand lui déroba la vérité aussi bien et mieux, peut-être, que n’avait fait le rideau de saules, et ses soupçons hésitèrent.

— En effet, répondit-elle, M. Gorin est furieux ; il est allé, sécher ses habits au moulin. Émile et Gustave regrettent beaucoup de n’avoir pas été là pour s’opposer aux insolences de ce petit Michel.

— À moins d’aller au secours de M. Gorin dans vingt pieds d’eau, répliqua M. Gavel, ils auraient été réduits comme moi au rôle de spectateurs. Tout cela d’ailleurs a été si prompt !

— L’insolent et le grossier, dit Lucie, n’est autre que M. Gorin ; on ne peut reprocher à Michel qu’un peu de vivacité.

— Je suis fort étonnée, ma chère, dit sa tante, que tu applaudisses à ces gens-là quand ils veulent traiter avec nous d’égal à égal.

— Mais, observa M. Gavel, ce garçon-là est des amis de Mlle Lucie, car il est venu s’excuser auprès d’elle seule d’avoir accaparé le bateau. J’ai cru même, poursuivit-il en s’adressant à Lucie, qu’il allait vous proposer de monter avec eux.

La jeune fille se sentit rougir ; elle en éprouva du dépit et répondit vivement :

— Pourquoi cela vous étonnerait-il, monsieur ? Ne comprenez-vous pas qu’on puisse avoir des amis parmi les paysans, aussi bien que parmi les paysannes ?

Cette allusion, à laquelle il était loin de s’attendre de la part de Lucie, déconcerta un instant M. Gavel. Mme Bourdon les regarda tous deux avec surprise. Aurélie se taisait, et les convenances défendaient à sa pensée d’être plus active.

À ce moment, Jules accourait, criant que les voitures étaient prêtes. On se rendit au moulin. Déjà Mme Bourdon montait dans sa calèche, quand Émile, dont les yeux regardaient toujours en aval de la rivière, devint tout rouge et arrêta sa mère par ces mots : — Maman, voici Mlle de Parmaillan.

Mme Bourdon sembla réprimer un vif mouvement de contrariété, mais elle mit pied à terre aussitôt, et prit un de ses plus gracieux sourires en se tournant du côté où la jeune amazone venait d’apparaître.

Celle-ci, par une sympathie frappante, avait arrêté court son cheval en apercevant les Bourdon et leur société. Mais, s’étant ravisée aussi, elle s’avançait au petit pas, suivie de son groom en livrée, droite, sérieuse et fière, avec ce sourire hautain qu’inspire, non la race, mais l’orgueil, et que possèdent, en dehors de l’aristocratie, tous les superbes de ce monde.

Toutefois, les distinctions les plus incontestables dont l’orgueil se prévaut éclataient en cette jeune fille ; elle était accomplie de finesse et d’élégance dans les moindres détails, de son front royal à son petit pied. C’était une blonde aux yeux noirs ; son costume était charmant, et simple.

Elle s’inclina légèrement devant Mme Bourdon, salua Aurélie, et sembla ne pas voir Émile, qui, éperdu de joie et de timidité, remuait les lèvres sans oser se faire entendre. Après les compliments obligés, Mlle de Parmaillan, parcourant du regard la société de Mme Bourdon, y remarqua Gorin et Silvestre.

— Ah ! madame, dit-elle d’un accent plein d’ironie, quelles agréables parties vous faites le dimanche ! et, s’inclinant de nouveau, elle fit siffler sa cravache et partit au galop, suivie de son groom Isidore, qui, tout ce temps, s’était tenu derrière sa maîtresse, roide et majestueux, et qui, se retournant plusieurs fois pour voir s’il était regardé, semblait aussi fier de sa domesticité que Mlle de Parmaillan l’était de sa noblesse.

Et non plus que Mlle de Parmaillan, Isidore n’avait tort, car, après le respectueux murmure d’admiration produit par le passage de la jeune divinité, Sylvestre s’écria : — Ce drôle d’Isodore, hein ! comme il a bonne mine ! est-ce gentil une livrée ! Et le farinier du moulin disait d’un air d’envie à l’enfant ébahi de la meunière : — Sapristie ! c’t’Isodore est-il crâne là-dessous !

De retour au logis, le dîner fut assez triste, M. Bourdon n’étant pas là pour fondre la glace brillante et polie dans laquelle sa femme et sa fille emprisonnaient leurs hôtes. Émile était rêveur, Lucie préoccupée ; M. Gavel, plus causeur qu’à l’ordinaire, s’entretenait avec M. Bertin, Gustave, Sylvestre et Mlle Boc, fiers à l’envi de cette faveur inespérée. Tout en comblant l’oncle Grimaud de ses chatteries habituelles, Mme Bourdon regardait son futur gendre de son œil clair et perçant, avec un sourire factice.

Le soir, quand, vers dix heures, les Bertin revenaient chez eux, ils entendirent, en approchant de la maison de Luret, un grand bruit, et virent à la porte plusieurs personnes en bonnet de nuit et en chemise. Des beuglements d’ivrogne, des imprécations de femme et des pleurs de petits enfants se faisaient entendre de l’intérieur, tandis qu’au dehors les spectateurs en chemise y répondaient par des exhortations et de grands hélas ! M. Bertin, ayant reconnu le tailleur et sa femme avec leurs deux fils, leur demanda : — Que diable se passe-t-il là dedans ?

— Eh ! eh ! répondit l’aîné des fils Touron avec un gros rire, c’est à cette fois la Lurette qui bat son homme ; faut qu’il soit plus soûl qu’à la coutume, il se paraît.