Librairie de Achille Faure (p. 171-192).


VIII


La ballade s’animait de plus en plus, quand un grand tumulte se fit entendre du côté de la principale rue qui débouche sur la place publique. C’étaient des rires à plein gosier, des exclamations retentissantes, des cris, des applaudissements, des huées, sur une basse grondante de propos confus. Toute la ballade s’émut ; plusieurs coururent, et les danseurs eux-mêmes retournaient la tête, quand on vit s’avancer un cortége bizarre.

Sur un âne gris, paré de loques, était monté à rebours un homme qui contrefaisait l’ivre, et vacillait de droite et de gauche, en grimaçant d’une façon grotesque. En guise de bride, c’était la queue de l’âne qu’il tenait dans ses mains. D’un air solennel, un autre paysan conduisait le quadrupède, tandis qu’un troisième, armé d’un plumail (sorte de plumeau fait d’une aile d’oie), passant de minute en minute ce plumail sous la queue de l’âne, en essuyait immédiatement après le visage du cavalier bouffon. Il y avait enfin, à califourchon sur la monture, une besace déjà quelque peu gonflée, où des ménagères, en riant aux éclats, vinrent déposer qui des œufs, qui une poignée de farine, d’autres un morceau de beurre ou de lard, dans une feuille de chou. La marche était fermée par une foule triomphante d’enfants de tous les âges, les plus petits boitant par derrière, tous glapissant, chantant, hurlant sur différents tons.

Ce fut un sens dessus dessous général. La danse fut désertée ; on entoura le cortége, et on s’élevait sur les épaules les uns des autres pour mieux voir. Le violonneux seul resta sur sa barrique, l’archet en l’air.

— Qui est-elle ?

— Qui est-elle donc celle-là qui a battu son homme ? demandait-on de toutes parts.

— Eh ! ne voyez-vous pas que c’est la Lurette ? puisque c’est le tailleur qui est monté sur l’âne, comme doit faire le plus proche voisin du battu.

— Diable ! faut regarder à ses voisins ; car c’est déjà pas si drôle d’avoir ce plumail par le nez.

— Bah ! le tailleur est toujours content quand il joue pièce à quelqu’un.

— Il ira se débarbouiller le museau, et tout sera dit.

— Non pas, allez, tout ne sera pas dit, car ils feront une belle riole avec les œufs, le beurre et la farine, ce soir.

— M’est avis que Luret doit enrager dans sa peau !

— Et la Lurette, adonc !

L’un des plus rieurs parmi les assistants était le maire, quand M. Berthoud, l’agent voyer, qui ce jour-là se trouvait à Chavagny, fendant la foule en toute hâte, arriva essoufflé près de lui.

— Vous n’y pensez pas, monsieur le maire ! il y a désordre et scandale ! cela rentre dans la loi sur les charivaris. Et vous seriez responsable… Prenez votre écharpe au plus vite, et sommez l’attroupement de se dissiper.

— Bah !… vous croyez ? répondit en se grattant l’oreille le magistrat contrarié.

— Parbleu ! à Poitiers on vous balayerait ça par un escadron de cavalerie. Je vous le dis, c’est votre devoir !

— Mais j’ai pas de scadron, moi, monsieur Berthoud.

— Votre écharpe suffira.

— Allons ! fit Perronneau en soupirant, faut donc que j’aille…

Il se dirigeait vers son domicile, suivi de l’agent-voyer, quand de bruyantes acclamations retentirent.

— Entendez-vous ? s’écria Berthoud.

Le maire tourna la tête, et la parole expira sur ses lèvres béantes, car il vit son épouse qui, tenant d’une main son tablier rempli, de l’autre déposait des œufs dans la besace de l’âne.

— Vive la mairesse ! criaient les acteurs de la comédie.

— Vive la mairesse ! braillaient les gamins.

Il n’y eut pas jusqu’à l’âne qui, électrisé par ces cris, ne fît entendre des applaudissements formidables.

La Perronnelle, charmée, revint en se rengorgeant vers son mari ; mais, au milieu de son triomphe, elle fut accueillie par ces mots :

— S…… femelle ! tu me mets dans de beaux draps ! Tu me compromets au vis-à-vis du gouvernement. V’là M. Berthoud qui me disait que je dois prendre mon écharpe, et dissiper ce troupement de la part du roi.

— M. Berthoud ne sait ce qu’il dit, répliqua sans façon la mairesse. Il ferait beau voir que le roi voulût empêcher la coutume. Si tu veux recevoir un fier charivari, tu n’as qu’à essayer ça.

— Au fait ! dit le maire en s’apaisant, c’est-il pas jour de fête ? Un jour de fête, faut que le peuple s’amuse, monsieur Berthoud.

En conséquence de cette parole magnanime, les rênes de l’autorité flottèrent à Chavagny le reste de la soirée.

Le peuple n’abusa pas, car avant dix heures, malgré l’excitation de la fête, les maisons du bourg étaient plongées dans les ténèbres et dans le sommeil. Le paysan ne connaît pas les longues veilles. Il ne resta d’éclairées que deux maisons sur la place : l’auberge, pleine de sourdes rumeurs, et la maison de maître Perronneau, où retentissaient les accords du violon et le bruit d’une foule joyeuse.

Les portes étaient ouvertes pour donner de l’air. À la campagne, d’ailleurs, il n’y a pas de portes fermées. Au seuil de la salle du bal, s’étaient groupés les humbles de la maison et des maisons voisines, serviteurs pauvres, enfants mal vêtus, vieillards indigents, Lazares qui regardaient, rebut de cette aristocratie de village qui, s’ils eussent aussi donné quelque fête, auraient trouvé sans doute quelque triage à faire à leur tour.

La salle de bal était une chambre vaste, aux murs blanchis à la chaux, dont la grande cheminée de pierre, également blanchie, supportait des tasses de faïence bleue, des bonshommes de plâtre peint, des chandeliers de cuivre et des coloquintes. Deux lits à la duchesse, en indienne rouge à personnages qui représentaient Eucharis et Télémaque dans l’île de Calypso, occupaient le fond de la chambre à droite ; et, comme on manquait de siéges, les plus dégourdis de l’assemblée avaient pris le parti de s’asseoir sur les lits, en dépit des observations aigres-douces de la Perronnelle, qui craignait qu’on ne gâtât ses courtes-pointes. Entre les deux lits, sur une chaise posée sur une table, était juché le violonneux. Trois chandelles allumées éclairaient la salle.

Bien que régnât dans l’assemblée cette liberté joyeuse sans laquelle il n’y a pas de fête pour le paysan, cependant la solennité inaccoutumée de ce bal sur un plancher, dans la belle salle du maire, aux clartés de trois chandelles, et en présence de la bourgeoisie de Chavagny, maintenait un décorum instinctif. Les femmes se tenaient plus droites, et les hommes parlaient moins haut. On ne folâtrait point.

De chaque côté de la fenêtre, sur des chaises, les dames étaient assises. Mme Bertin, venue, disait-elle, pour servir de mentor à ses filles, causait avec Mlle Boc ; Clarisse et Lucie, bien gantées, avaient mis leurs robes d’indienne rose et une fleur dans leurs cheveux ; Gène, qui, à cause de sa compagne, avait consenti à rester au bal, s’était placée près de Lucie ; venaient ensuite la Martine et Chérie Perronneau. Deux autres siéges attendaient Mmes Bourdon.

Sylvestre fit sensation. Il était habillé comme pour les bals de la préfecture, habit noir, gilet blanc, cravate bleu tendre, souliers vernis et gants blancs. Outre cela, il sentait la pommade, et portait un bouton de rose à sa boutonnière. On le trouva bien supérieur à Émile et à Gustave, qui, dédaigneusement, avaient gardé leurs paletots.

Vraiment, il semblait que le maire et sa femme voyaient leur fils pour la première fois, tant ils le regardaient, et sa sœur Chérie avait cent prétextes pour lui parler et se pendre à son bras.

Crin, crin, îc ! Le violon entamait la ritournelle. Gustave, Émile et Sylvestre se précipitèrent vers Chérie, Lucie et Clarisse ; et, se courbant en demi-cercle, articulèrent cérémonieusement la phrase d’usage. Cela parut de haut goût à tout le monde, et Mme Bertin, ravie, qui suivait son fils des yeux, se courba de même avec une grimace épanouie, comme si elle eût voulu inviter Mlle Boc. Mais les autres jeunes gens de l’assemblée n’y mirent pas tant de façon ; allant délibérément aux danseuses, ils les tiraient par le bras, en disant : Veux-tu venir, toi ? et les filles quelquefois se faisaient prier ; mais alors, en tirant plus fort, on les amenait en danse.

Quand Lucie prit place à côté de son cousin, elle aperçut Michel, adossé contre la muraille au fond de la chambre, qui la regardait. Elle devint rêveuse. Et, tandis que, légère, elle glissait dans la contredanse, de temps en temps elle jetait sur Michel un regard furtif. Il était toujours à la même place, immobile, occupé d’elle seule et la suivant d’un regard triste et charmé.

M’invitera-t-il ? se demanda-t-elle. Puis elle pensa à Gène, à la Martine. Pourquoi Michel ne les invitait-il pas ? Il était bien étrange de ne regarder qu’elle ainsi. On s’en apercevrait peut-être…

— Tu es bien distraite, cousine, lui dit Émile en riant.

Pendant la contredanse, Mme Perronneau s’était glissée sur une chaise vide auprès de Mlle Boc.

— C’est-il dommage, dit-elle d’une voix insinuante, que M. Gorin n’a pas venu ! il aura trouvé que c’était trop loin pour s’en revenir de nuit.

— Ce n’est pas ça, répondit aigrement la vieille fille ; mais du moment que mon cousin devait trouver ici des personnes… désagréables, il ne pouvait pas s’y présenter.

— Seigneur ! des personnes désagréables ! et qui donc ça, mam’zelle Boc ?

— Vous savez bien ce que je veux dire, madame Perronneau.

— Dame ! ça serait-il donc Michel ? Ça n’est donc point vrai ce qu’on m’a conté, qu’ils s’étaient touché la main ?

— C’est vrai ! mais pourtant quand on a reçu de si grosses injures de la part d’un petit drôle de paysan…

— Bah ! interrompit la Perronnelle, ce petit drôle n’est pas si bête ; je lui ai-t-entendu dire qu’un paysan valait ben un monsieur.

— Tenez, ma voisine, ne parlons plus de ça. Vous attendez bien mesdames Bourdon ?

— Oui, elles m’ont acertainé (assuré) qu’elles viendraient.

— Et vous aurez sans doute aussi M. Gavel ? Quel charmant jeune homme ! Quel beau couple ! hein ?

— Oui ben, quoique tout de même il soit un petit trop minçolet. Me ressemble qu’un homme riche, ça doit toujours être gros et gras. Quoique ça, nous verrons une belle noce, allez !

— Oh ! l’on sera bien une soixantaine de personnes, dit Mme Bertin.

— Quelle tablée ! Ils n’auront jamais assez d’argenterie, observa Mlle Boc.

— Oh ! je leur prêterai la mienne, reprit Mme Bertin. J’ai même un surtout en cuivre argenté, qui est une belle pièce. Elle figurera bien. Ma mère la tenait de son oncle, qui…

— Mais, madame Bertin, êtes-vous sûre qu’on ne manquera pas de couverts d’argent ? Moi, je n’en ai que six. Mme Bourdon en a, je crois, deux douzaines.

— Mais moi, j’en ai douze, répliqua Mme Bertin avec orgueil, tous d’héritage, six au nom des Talambin, vous savez ?… Les Talambin d’où sortait ma mère, une famille qui dans le temps était la première de Confolens ; six autres…

— Mais tout cela ne fera pas soixante ! interrompit encore Mlle Boc.

— On s’en passera ! dit la Perronneau. De beaux couverts d’étain bien luisants…

— Ah !!! s’écrièrent les deux bourgeoises, avec des gestes d’horreur. Allons donc ! Il ne faut pas songer à cela !

Et toutes deux se regardèrent d’un air d’intelligence, écrasant pour la Perronneau.

— Moi, j’aimerais mieux boire de l’eau claire dans une cuiller d’argent que du bouillon gras dans une cuiller d’étain ! Fi ! c’est si désagréable !

— Et puis l’habitude ! Il semble vraiment impossible de manger ailleurs que dans l’argent.

— Ma foi, mesdames, dit la Perronnelle, impatientée de ce colloque, où elle n’avait rien à dire, bien que tout cela se dît pour elle, m’avait semblé que vous trouviez bon tout de même, la dernière fois que vous êtes venues chez moi manger de mon cochon gras. Mais je suis ben aise à c’te heure de savoir ce qu’il vous faut. On vous le donnera.

— Comment cela, Mme Perronneau ?

— Adonc, quand vous reviendrez dîner chez nous, vous aurez des couverts d’argent.

— Y pensez-vous, madame Perronneau ? s’écria la Boc un peu déconcertée ; c’est une dépense de plusieurs cents francs.

— Bon ! bon ! on la fera. S’il ne faut que ça pour vous contenter, c’est pas difficile.

Et se levant sur ce mot d’un air dégagé, la Perronnelle laissa ses interlocutrices fort mortifiées.

— Oh ! ces paysans riches ! souffla haineusement la vieille fille à l’oreille de Mme Bertin.

— Orgueil de parvenu, ma chère ! répliqua celle-ci avec un grand soupir.

— Ah ! c’est une triste race ! riposta la Boc. Et des riches passant aux pauvres, elle tomba sur le chapitre de la petite Francille, chez laquelle elle venait de découvrir deux ou trois vices de plus.

Le bal s’animait. À défaut de lustres, les yeux des danseurs étincelaient. Un habitant des villes n’imaginerait guère qu’avec de pareils éléments, trois chandelles, un violon criard, dans une chambre fruste, on pût créer une fête enivrante. Et cependant, cette musique et ces clartés avaient suffi pour remuer au fond de ces âmes simples un idéal confus de choses splendides, qui alluma de toutes parts des girandoles, et remplit l’atmosphère de ses émanations. C’est qu’il y avait à cette fête le plus vrai, le plus grand, le plus enivrant luxe de la terre, la jeunesse, non-seulement la jeunesse des ans, mais la naïveté des âmes, que possédaient, outre les jeunes, tous les vieux qui étaient là.

Après deux ou trois contredanses, l’orchestre se mit à jouer un bal. C’est une danse du pays.

L’homme et la femme, se tenant par les mains, balancent au son d’une musique à mesure très-marquée ; puis ils se séparent, se suivent, se fuient sans se perdre, tantôt balançant, tantôt pirouettant : après s’être rejoints, ils font des passes très-gracieuses et très-vives, la danseuse courant sous le bras du danseur comme sous un cerceau. On se sépare de nouveau, et la danse continue, jusqu’à extinction d’haleine, entre vingt ou trente couples qui se croisent et s’entrelacent à la fois.

Quoique très-jolie, cette danse est déjà presque abandonnée par les élégants du village, comme trop rustique. Peut-être la mazurka l’a-t-elle déjà remplacée ? car le chemin de fer passe maintenant à une lieue de Chavagny. Tout marche, de tous les points de la terre, vers l’unité de la famille humaine ; mais ce que les hommes s’empressent d’abord d’échanger, ce sont leurs sottises et leurs travers.

— Est-ce que ça pourrait vous faire plaisir de danser un bal, mam’zelle Lucie ? demanda Michel d’une voix timide.

Elle sentit une rougeur monter à ses joues, et, se levant tout de suite, sans répondre, elle lui donna la main. À travers son gant, elle s’aperçut que la main de Michel tremblait en tenant la sienne. Une vive émotion la saisit. Depuis plus d’une heure qu’immobile dans un coin de la salle, il s’oubliait à la regarder, elle avait compris enfin ces regards pleins d’une adoration profonde. Oui, ce pauvre garçon l’aimait d’amour.

S’il eût fallu rendre compte de ses sentiments à cette découverte, Lucie eût été fort embarrassée, très-confuse peut-être. — Mais quel est celui de nos sentiments où n’entre pas d’alliage ? Donc, elle n’acceptait pas, certes, cet amour ; elle en était même presque indignée ; et cependant… pouvait-elle en vouloir à ce pauvre Michel, si ardent et si sincère ? Mais comment osait-il ? car enfin c’était de l’outrecuidance !… Non ! en face du regard triste et tendre de Michel, Lucie n’en crut rien.

Ce qu’il faut dire, car elle ne se l’était pas avoué, c’est qu’elle éprouvait une jouissance secrète et profonde. L’amour, dont elle entendait parler depuis son enfance, et qu’elle se plaignait de ne pas connaître, il était là, près d’elle ! Elle en était l’objet ! Enfin, elle pouvait la voir et la toucher, cette chose inconnue que tout signale à la jeune fille comme son but et sa destinée ! Elle sentait bien la présence de la divinité, et n’y touchait qu’en tremblant. Mais elle était aussi fille d’Ève. Pauvre Michel !

Jamais elle n’avait été si légère. Ses poses étaient si charmantes, ses ronds de bras si gracieux, ses pirouettes si éblouissantes, qu’il y eut des exclamations dans la salle parmi ceux qui regardaient. Michel aussi dansait bien, et, tout en suivant sa danseuse, il avait des yeux si brillants et des joues si vives, que plusieurs s’avisèrent de dire : — Un joli couple ! c’est ma foi dommage que mam’zelle Lucie ne soit pas une paysanne, ou Michel un monsieur.

Ces paroles choquèrent l’oreille de Mlle Boc, et elle dit à Mme Bertin :

— Si j’avais des filles, ma chère dame, elles ne danseraient pas avec des paysans.

— Vous m’étonnez beaucoup, ma chère demoiselle, répondit l’autre ; il serait bien étrange de supposer qu’il pût y avoir le moindre inconvénient.

En ce moment, Lucie, haletante, les lèvres entr’ouvertes et les yeux humides, regagnait sa place, conduite par Michel. Il pressa doucement la main de la jeune fille.

— Merci, mam’zelle Lucie ! Merci de tout mon cœur ! Et ce cœur éclatait si bien sur son visage que, troublée, elle ne trouva rien à lui répondre, absolument comme si Michel eût eu des gants blancs, un langage de rhétoricien et l’habit noir.

Elle aussi, d’ailleurs, elle subissait l’enivrement de la fête. Mais surtout elle se sentait depuis une heure dans un milieu nouveau plus vivant et plus large, où ses facultés, resserrées jusqu’alors, s’épanouissaient tout d’un coup. L’amour venait d’entrer dans sa vie, et, bien qu’elle ne pût l’accueillir, n’était-ce pas déjà un soin intéressant et grave que d’avoir à le repousser ?

Malgré le souvenir de Mlle de Parmaillan, Émile ne put s’empêcher de trouver que sa cousine était bien jolie. Jamais encore il ne lui avait vu ce regard vif, ce geste animé, cette parole prompte, cette grâce exquise. Il fit le courtisan auprès d’elle, et elle recevait son hommage d’un petit air de reine.

Mais en même temps, à travers le voile de ses cils abaissés, elle regardait Michel qui, à l’autre bout de la chambre, en face, la contemplait comme un idolâtre. Il était accoudé sur le lit, le front dans sa main. Il y avait dans son attitude je ne sais quelle force et quelle noblesse. Un moment, Sylvestre vint près de lui. Quelle différence entre eux à l’avantage de Michel ! malgré l’habit, malgré l’instruction que le jeune Perronneau avait reçue. Même cette comparaison la révolta. Sylvestre était gauche, prétentieux, ridicule. Michel avait une simplicité parfaite, c’est-à-dire la grâce du naturel et la dignité de la franchise. Quant à son langage, eh bien, c’était le langage du pays. Dans la bouche de Michel, il n’y avait rien de grossier, et Lucie, dont il frappait l’oreille depuis sa naissance, y faisait à peine attention.

— Émile, du moins… Oh ! c’est un bon garçon ! Mais il a pris de l’affectation à la ville, même un peu de fatuité. Il est bien plus instruit que Michel ; pourtant il ne saurait pas s’exprimer avec cette vérité, cette chaleur… C’est qu’il ne sent pas aussi vivement.

Elle s’éveilla tout à coup en se disant : Mais je suis folle ! et se remit à causer avec son cousin et sa sœur.

Clarisse était heureuse d’être au bal ; mais elle jouait la nonchalance, car il était au-dessous d’elle de s’amuser à un bal de paysans. Cependant, en attendant sa tante et sa cousine, elle ne se reposait guère, sachant bien qu’en leur compagnie elle devrait pousser le dédain jusqu’à s’abstenir. Ses yeux s’étaient animés, ses joues s’étaient colorées et sa poitrine respirait plus à l’aise. Sa mère la regardait en rêvant avec un sourire, filant peut-être in petto quelque roman dont Clarisse était l’héroïne.

À neuf heures, eut lieu l’entrée de M. et de Mme Bourdon. Au grand désappointement du public, ils n’étaient pas accompagnés de M. Gavel.

Mme Bourdon répondit à ce sujet aux doléances de la Perronneau que M. Gavel était souffrant d’une migraine, et que, même avant leur départ, il s’était retiré dans sa chambre.

M. Bourdon alors offrit la main à la mairesse, pour danser une contredanse. Aurélie accepta l’invitation de Sylvestre, et le bal devint solennel, au point qu’on n’osa plus rire.

Deux figures devenaient de plus en plus tristes : c’étaient celles de Gène Bernuchon et de la fille à Martin. Michel n’avait dansé qu’avec Lucie. En vain Cadet Mourillon, qui était au bal avec sa sœur Marie, saisissait-il à chaque contredanse la main de Gène ; en vain, pendant les intervalles, appuyé sur le dossier de sa chaise, dépensait-il pour elle tout l’esprit de village qu’il possédait, elle ne souriait que par complaisance, et, malgré ses efforts, elle laissait percer de l’impatience et du dépit. Cadet n’était point assez malin pour en deviner la cause, car pas une seule fois les yeux de Gène ne s’arrêtèrent sur Michel.

Plus naïve, la Martine, au contraire, ne détachait pas de celui qu’elle aimait un regard doux, triste et fidèle, comme celui qu’attache sur son maître un chien disgracié. Michel, à la fin, surprit ce regard, et, s’arrachant à ses rêves, il vint prendre la main de la Martine, qui l’accueillit avec un sourire de béatitude. Mais, si ingrate enveloppe était celle de la pauvre fille, que pendant toute la contredanse à peine répondit-elle par monosyllabes aux paroles que lui adressait Michel.

Ils figuraient en face de Lucie et de Jules.

— Voudrez-vous danser avec moi la prochaine contredanse, mam’zelle Lucie ? murmura Michel au balancé.

— Volontiers ! répondit-elle d’un air indifférent.

Pouvait-elle négliger l’occasion d’être un peu coquette ? Non, elle ne voulait pas éloigner d’elle cet amour avant de l’avoir étudié, compris et savouré. Comment d’ailleurs s’y serait-elle prise pour l’éteindre ? On sait bien qu’il est impossible de dire effrontément à un amant timide : Vous m’aimez en vain ! Peut-être, il est vrai, à force de dédain et de sécheresse, pourrait-on se faire comprendre. Mais, quand on est bonne et polie, comment soutenir un pareil rôle ? On ne l’essaye même pas.

Ils dansèrent donc une seconde fois ensemble. La chaleur dans la salle était devenue si forte, que l’on dut ouvrir la fenêtre. Placée tout auprès, Lucie recevait l’air frais sur ses épaules humides, et cependant, malgré l’insistance de sa mère, elle ne consentit point à prendre un châle.

— Ce n’est pas, disait Mme Bertin, comme si tu étais au bal de Poitiers.

— Maman, je n’ai pas froid.

Danser avec un châle ! quoi de plus disgracieux ? Puis elle avait remarqué devant son miroir combien lui donnait de grâce et de beauté la coupe échancrée de sa robe qui montrait à demi ses jolies épaules.

Quoique attentif pour sa danseuse, Michel était silencieux et concentré. Cependant le peu de mots qu’il disait empruntaient du charme à l’accent ému de sa voix. Lucie voulut le faire causer davantage.

— Aimez-vous la danse ? lui demanda-t-elle.

— Oui, répondit-il ; je voudrais que cette nuit ne finît jamais !

— Ah ! dit-elle avec fourberie, en regardant la Martine, peut-être est-ce à cause de quelque personne qui doit partir demain ?

— Vous savez ben que non, mam’zelle Lucie, répondit-il simplement.

— Alors, quel grand charme y trouvez-vous ? reprit-elle avec une feinte candeur.

Michel rougit et ne répondit pas.

Un peu embarrassée, la naïve coquette se tourna vers la fenêtre et regarda sur la place. Elle aperçut en face d’elle le cadre lumineux que formait la porte de l’auberge, toute grande ouverte. Au milieu de ce cadre des ombres humaines semblaient se colleter. Quelques jurements retentirent avec des bruits de pieds entrechoqués, et il parut à Lucie qu’on jetait quelqu’un dehors, après quoi la porte se referma. Elle entendait aussi les voix de son père et de M. Bourdon, qui causaient ensemble sous la fenêtre, assis sur un banc. Le ciel ruisselait d’étoiles ; c’était une nuit douce et tiède, qu’embaumaient les parfums des vergers voisins.

— C’est à vous, mam’zelle Lucie, dit Michel. Elle s’élança vers Gène qui s’avançait pour la chaîne des dames, et serra la main de son amie en lui souriant. Mais Gène resta sérieuse et froide.

Ce muet reproche saisit le cœur de Lucie. Gène était triste ; elle boudait son amie : Gène était donc jalouse, elle comprenait donc aussi… La jeune fille rougit de honte.

— Pourtant, qu’y puis-je faire ? se dit-elle avec un peu d’humeur.

En se retournant, elle surprit le regard de Michel attaché sur elle, regard si tendre et si triste qu’il acheva de fondre le cœur de Lucie. Quoi ! Gène avait du chagrin ! Michel souffrait d’un fol amour ! Et Lucie, elle, pouvait jouer avec tout cela ? Elle fut tout à coup si mécontente d’elle-même et de tout le monde, que des larmes lui en vinrent aux yeux.

Et quand, revenue à sa place, Michel, d’une voix douce, lui demanda : Qu’avez-vous ? elle faillit même ne pouvoir les empêcher de couler. Oh ! que de tendresse n’y avait-il pas dans cette clairvoyance ! Plus attentif qu’une mère, il voyait donc à travers les plis de son front ! à travers ses paupières baissées ! Personne jamais ne l’avait aimée ainsi ! Émue de reconnaissance, et ne sachant que lui dire, comme, en figurant, sa main se trouvait encore unie à celle de Michel, elle répondit par une légère étreinte. Mais elle regretta presque aussitôt d’avoir fait cela, et leva les yeux sur Michel pour corriger d’un sourire l’effet de cette étourderie. Il était pâle comme quelqu’un qui vient d’éprouver un grand saisissement. Le cœur de Lucie battit avec violence. En même temps qu’elle s’avoua que le plus grand des bonheurs était d’être aimée, elle dut se promettre de faire tous ses efforts pour éloigner d’elle cet amour.

— C’est une horreur, messieurs, disait sous la fenêtre une voix avinée, que Lucie reconnut pour celle de Mourillon, insulter une petite comme ça, si jeune ! et qui n’a pas plus de malice que l’enfant à naître ! Oui ! c’est une horreur ! et ceux qui ont dit ça feront connaissance avec mon poing, foi de Mourillon ! Ou ben, je vas plutôt devant le juge.

— Bah ! c’est des bêtises ! des propos de cabaret, allégua M. Bertin.

— Il vaut mieux laisser tomber ça, mon vieux, dit M. Bourdon.

— Non point ! not’ maître, non point ! si je soutiens pas mes filles, moi, qui c’est-il donc qui les soutiendra ? Une petite fille qui a pas seize ans ! Mon Dieu ! mon Dieu ! quand je vous dis, c’est abominable, quoi !

— Es-tu seulement bien sûr d’avoir entendu ça ? reprit M. Bourdon.

— Oh qu’oui ! parguiéne ! not’ mossieur ; un père a des oreilles. Je dis pas que j’aie pas bu un peu, non, je mentirais ; mais je suis pas saoul, au moins, à preuve qu’il y en a-t-un là-bas qui a senti ce que mon bras pèse, allez ! Je vas seulement voir où est Lisa, et puis j’irai me coucher, puisqu’ils ont fermé la porte ; mais je les retrouverai au moins ! Elle est là dedans qui danse, pas vrai, not’ monsieur ?

— Je n’en sais rien, répondit M. Bourdon ; je ne l’ai pas vue.

— Ni moi non plus, dit M. Bertin.

— Avez-vous entendu, Michel ? demanda Lucie.

— Non, mam’zelle Lucie. Qu’est-ce que c’est ? Elle n’eut pas le temps de l’en instruire, car c’était à leur tour de figurer la pastourelle. Presque au même instant, elle vit entrer Mourillon qui se mit à chercher des yeux dans la salle. Il avait la figure très-animée, l’air inquiet, et son état d’ébriété paraissait exalter ses facultés au lieu de les abattre.

Apercevant Marie, il se dirigea vers elle, et ils échangèrent quelques mots ; puis Mourillon quitta la salle. Marie le suivit des yeux avec un air d’inquiétude, cependant elle se remit à danser ; mais évidemment elle était préoccupée. Après la contredanse, elle s’approcha de son frère, assis auprès de Gène, et parut lui adresser une demande qu’il refusa de belle humeur, mais péremptoirement. Déconcertée, Marie d’un pas lent retournait vers sa place, quand tout à coup, changeant de direction, elle alla vers Michel.

Celui-ci venait d’apprendre par Mlle Bertin ce qui s’était dit sous la fenêtre. Aussi, quand Marie lui eut demandé comme un service de la reconduire à la ferme des Èves, il accepta tout de suite, et après avoir échangé avec Lucie un regard d’intelligence, il suivit hors de la salle la jeune Mourillon.

— Je te porte ennui, mon bon Michel, dit Marie quand ils furent dehors ; mais vois-tu, jamais n’aurais osé, un soir de ballade, m’en revenir toute seule à la nuitée. Les chemins à cette heure sont pleins d’ivrognes qui regagnent leur logis.

— Tu as bien fait, dit Michel. Mais pourquoi donc quittes-tu le bal avant les autres ?

— Je peux te conter ça, reprit-elle, car tu sais comment sont les hommes, quoique tu sois plus sage, toi. M’a semblé que mon père avait du vin, et quand c’est ainsi, je me soucie pas que ma mère soit seule à la maison.

— A-t-elle pas Lisa ? observa Michel.

— Oh ! Lisa !… fit Marie avec un soupir. Elle dort !…

— Jean aussi est resté aux Èves ; il n’a pas voulu danser. Que diable a-t-il donc, ce Jean ? Il est si triste !

— Tiens, Michel, dit la jeune fille, je vois que tu veux me faire causer, et que tu en sais aussi long que moi. Et c’est même à cause de quoi je t’ai prié de venir avec moi, plutôt que mon prétendu, qui ne sait rien encore, et à qui je me soucie point d’en rien apprendre. Je sais aussi que tu es un gars en qui l’on peut avoir fiance ; mais, vois-tu, c’est assez d’avoir ça sur le cœur ; pour en parler, ne saurais, et d’ailleurs, dans ces chemins, quelqu’un pourrait nous entendre.

— Tu as raison, dit Michel ; si je t’en parlais, c’était seulement pour te faire savoir que j’étais à ton service dans l’occasion.

— Merci, Michel ! eh bien, allons vite. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le cœur transi.

Ils doublèrent le pas. Un quart d’heure après leur départ de la maison du maire, ils arrivaient à la ferme. Elle était obscure et silencieuse, tout semblait dormir.

— Mon père se sera couché tout de suite, dit Marie. J’ai pris peur follement ; tout va bien. Retourne à la danse, pauvre Michel.

— Attends ! dit-il, va dans la maison. Nous avons marché vite et ton père n’est qu’entré, si mêmement il l’est. Va voir d’abord si ta sœur est dans sa chambre. Je reste ici.

Marie ouvrit doucement le clion, puis la porte, et entra. Un moment après, elle revint et murmura d’une voix altérée :

— Lisa n’y est pas !

En même temps, du côté de l’aire, un cri perçant retentit, suivi d’un aboiement plaintif de Tant-Belle. Michel et Marie s’élancèrent… Un homme les croisa en courant. À la clarté des étoiles, ils reconnurent Gavel.

Une exclamation de fureur fut poussée par Michel qui voulut le poursuivre ; mais derrière les paillés (meules de paille) retentit un nouveau cri de douleur, avec de terribles imprécations.

— Michel ! au nom de Dieu ! s’écria Marie, laisse, le vilain ! viens empêcher mon père de tuer Lisa.

En deux bonds, ils atteignirent les paillés. C’était horrible à voir ! Un homme furieux, frappant à coups retentissants une créature gémissante, pelotonnée à terre, et qui criait : — Vous tuez mon enfant !

Marie se précipita sur sa sœur pour la couvrir de son corps. Michel saisit le bras de Mourillon et lutta contre lui.

Il criait en même temps : — Vous êtes fou, Mourillon, c’est pas vot’ fille qu’il faut tuer, c’est le Gavel. Venez ! courons après !

À la fin, il le terrassa. — Marie ! — Elle vint près de lui. — Conduis ta sœur au fond de l’ouche[1], lui dit-il tout bas ; et attendez-moi là toutes deux. J’emmènerai Lisa chez nous.

Quand elles furent parties, il lâcha Mourillon. Mais au transport de la colère avait succédé chez le fermier une prostration hébétée. Il se tourna la face contre terre agité de mouvements convulsifs, et poussant par intervalles de longs gémissements.

Michel s’assit près de lui :

— Vous avez ben de la peine, bourgeois ! oui ! c’est une rude secouée, celle-là ! Un homme comme vous, qui n’a jamais donné que de bons exemples, c’est dur de se voir comme ça trahi par son enfant ! Tout de même, faut considérer qu’elle est ben jeune ; elle ne savait guère tant seulement, la pauvre innocente ! ce qu’elle faisait. Quand un homme d’éducation cherche à mettre à mal une jeunesse, voyez-vous, ça ne lui est pas difficile, et tout le péché en est à lui.

Mourillon poussant un cri de rage, se leva tout à coup :

— Faut que je le tue, Michel ! Veux-tu m’aider ?

— Écoutez, bourgeois, raisonnons un peu la chose. Le tuer, je ne dis pas qu’il ne l’a pas mérité ; mais ça vous ferait aller aux galères, voyez-vous ? et vot’ famille, tout du coup, en serait perdue et ruinée. Non ! non ! vaut mieux l’attaquer en justice, et montrer à tout le monde comme quoi ce beau monsieur-là n’est qu’un sale brigand.

Le malheureux père se rejeta par terre en poussant des cris, comme saisi d’un nouvel accès de désespoir. Cette fois, ni les raisonnements ni les supplications de Michel n’en purent tirer une parole, pas même un signe d’intelligence. Il restait là, pantelant, gémissant, insensible à toute chose extérieure, et de temps à autre exhalant des plaintes si profondes qu’elles pénétraient Michel jusqu’à la moelle des os, tant qu’enfin, n’y pouvant plus tenir, le jeune homme se leva pour aller chercher Lisa et renvoyer Marie près de son père.

Enfermés dans le cercle des occupations matérielles et rudement élevés, enfants immédiats de la terre, les paysans en général ont l’imagination lente et la sensibilité engourdie. Mais quand la douleur ou la joie les ont enfin saisis, c’est tout entiers qu’elles les possèdent, et pour eux toute préoccupation étrangère de honte, de crainte, d’intérêt ou de pudeur s’anéantit. La douleur s’étale dans toute sa force, la joie s’exhale dans toute sa naïveté. Regardez alors : voici bien l’homme aux prises avec la destinée, l’homme sans masque et sans vernis, chez qui le doute n’a rien ébranlé, auquel n’a point touché cette lime rongeuse que nous appelons décorum ou convenance.

Tel à peu près Michel avait laissé le père, telle il trouva la fille, assise par terre au fond de l’ouche, la tête dans ses mains, sourde aux reproches aussi bien qu’aux exhortations de sa sœur. Michel cependant parvint à lui persuader de le suivre, et, la prenant par la main, il l’emmena.

Comme ils arrivaient par les prés à la porte de la mère Françoise, la famille Bertin, revenant du bal, passait dans le chemin. En entendant la voix de Lucie, Michel soupira. Il avait espéré la revoir, lui apprendre ce qui s’était passé… l’occasion si rare de se trouver avec elle au milieu de l’égalité d’un bal, elle était perdue, et peut-être ne reviendrait jamais. Cependant, contenant son regret, il ouvrit la porte de sa maison, et, laissant Lisa dehors, entra pour préparer sa mère à la recevoir. Il y eut plus d’une exclamation au dedans de la maisonnette. L’indulgence et la pitié ne sont pas encore des sentiments vulgaires ; mais enfin la Françoise vint, et d’une voix sans rudesse : Entre, Lisa ! — Entre ! ma pauvre fille, dit Michel doucement en lui prenant la main. Il la fit asseoir près du foyer sur la huche, lui offrit à boire et sortit quelque temps après. Car il se disait : Mam’zelle Lucie est inquiète ; elle voudra savoir ce qui est arrivé, et peut-être viendra-t-elle au jardin ?

Mais le jardin était vide, et une lumière brillait dans la chambre de Mlle Bertin. Le jeune paysan s’assit à l’entrée du bosquet et regarda pensif cette lumière. Il se rappelait toutes les marques d’estime et d’amitié que lui avait données Lucie, et retrouvait de souvenir l’émotion qui l’avait bouleversé le soir même, quand elle lui avait serré la main. Cependant, il ne se faisait point illusion, et, peu habile dans l’analyse des sentiments, il voyait un abîme entre l’amitié de Mlle Bertin et son amour qu’il n’espérait pas. Mais il l’aimait avec délices. Elle était devenue pour lui le mot de cette aspiration inquiète et indéfinie qui gît plus ou moins latente chez tout homme, et qui, grâce à la force de son intelligence et à la vivacité de ses impressions, s’était développée en lui d’une manière peu commune aux hommes de sa race. Quoique se dît bien : J’aurai beaucoup à souffrir ! il se sentait heureux et jouissait de sa belle folie.

Une pensée lui vint qui augmenta son émotion, c’est que Mlle Bertin et lui, compagnons de jeux, inégaux de naissance, étaient presque dans la même situation que Mlle de la Tour et le fils de Marguerite. Mais aux mornes de l’Ile-de-France on ne tenait pas compte du rang. Où donc est-elle, cette terre heureuse ? Est-ce bien grand, l’Océan ? Il gémissait alors de son ignorance, puis il se reprenait en songeant que Paul et Virginie avaient eu la même éducation, tandis que Mlle Bertin ne verrait jamais en Michel qu’un inférieur et un paysan. Eh bien, puisque du moins elle l’estimait, il serait son ami, sûr, croyait-il, de renfermer en lui des impressions trop vives. Il rêva d’être le protecteur secret de Lucie, d’être fidèle toute sa vie à cet amour sans récompense et sans espoir, et dans ces heures d’enthousiasme et de solitude, en dehors du langage noté par la pensée, que ses lèvres incultes prononçaient mal, le langage de son cœur atteignit la plus haute éloquence du sentiment humain. Vers deux heures, enfin, il s’endormit. Réveillé aux premières lueurs du jour par le chant des oiseaux et par la fraîcheur du matin, il salua du regard la fenêtre de Lucie, cueillit une branche de lilas tout humide, la pressa sur ses lèvres, et la planta au milieu de l’allée, pour que le pied de la jeune fille la touchât en passant. Puis il prit le chemin de la ferme des Èves.

  1. Enclos attenant à la maison.