Librairie de Achille Faure (p. 454-484).


XX


Huit jours après, la teneur du testament fut connue : M. Grimaud instituait pour ses héritiers MM. Émile et Jules Bourdon, et Mme Aurélie Gavel, née Bourdon. Il donnait sa bibliothèque à Lucie Bertin.

À peine instruit de cet arrêt, M. Bertin, ivre de colère, courut chez Mme Bourdon. Il entre comme un tonnerre, la trouve seule au salon, et dès son entrée en matière il lance les épithètes de scélérate et de voleuse. En vain, déployant toute sa majesté, Mme Bourdon place entre elle et son ennemi le rempart sacré de ses enfants… Au nom de jésuite femelle, qui lui est décerné, frappée au vif, elle sonne, elle appelle ; M. Bourdon, accouru, veut s’interposer, mais il est foudroyé lui-même. On jette enfin M. Bertin à la porte, et des deux parts une brouille éternelle est jurée.

Mlle Boc se chargea de colporter, bien enluminée, l’affreuse ingratitude de M. Bertin.

Cette malheureuse famille se trouva donc déchue de toute espérance et dans la plus profonde misère. Une fois de plus tout manquait, et nul moyen héroïque de conjurer l’orage n’était plus possible. L’argenterie n’existait plus ; Mme Bertin n’avait plus de bagues ; nul héritage n’était pendant, et l’on avait perdu l’espoir de marier Lucie. Gustave, endetté de plus en plus, chassait au mariage parmi les filles de marchands, ce qu’improuvait énergiquement la fierté de sa mère. — Peut-être la vieille bourgeoisie fait-elle moins de cas d’un boutiquier que d’un paysan. — Enfin, il ne restait plus qu’une livre du pain de sucre acheté par Mme Bertin, et Clarisse avait besoin de citrons, d’eau de fleurs d’oranger, de sirop, de chocolat, de fécule et de vin vieux. En outre, à force de reprises et de pièces aux genoux, les pantalons de M. Bertin rassemblaient à ceux du plus pauvre journalier, tandis que les omoplates de son habit quotidien, devenues d’un blanc luisant, affichaient de loin sa misère. Il avait encore des souliers, mais, au rebours de toutes choses, ces souliers ne devaient pas avoir de successeurs, le cordonnier de Gonesse ayant juré de ne plus livrer qu’au comptant, et les savetiers de Chavagny ayant décliné l’honneur de la pratique. Ces dames avaient bien chacune une robe de soie, mais les robes de laine tombaient en poussière, et celles d’indienne avaient dans toutes leurs fleurs des jours si ténus et si merveilleux qu’elles ressemblaient à des toiles d’araignée.

De même que ses parents, Clarisse avait espéré une part honnête de l’héritage de M. Grimaud. Elle fut frappée au cœur en se voyant frustrée par sa tante, qu’elle avait jusque-là prise au sérieux comme modèle de vertus domestiques et de dignité. À partir de ce jour, elle fut décidément alitée.

Pour comble de maux, le secours faible, mais bien nécessaire, qu’ils recevaient de chez les Bourdon se trouvait supprimé. Lucie reprit de nouveau ses veilles acharnées ; mais bientôt elle reçut l’avis de ralentir ses envois, parce que le magasin de broderies était encombré ; on lui rabattait même vingt pour cent sur le prix de chaque article. Un jour, sans rien dire, elle fit un paquet de sa belle robe de soie grise, et s’en alla chez les Perronneau. Chérie avait beaucoup admiré cette robe. Après un long marchandage, Lucie laissa la robe et revint avec trente francs. Pour ce fait, Mme Bertin bénit solennellement sa fille cadette, et compara sa conduite aux plus beaux dévouements de l’antiquité. Maman, ce n’est qu’une robe, disait Lucie, n’en parle point à Clarisse.

On put donc acheter de la viande et quelques bouteilles de vin. Bien ménagés, les trente francs donnèrent le nécessaire pour un mois, après quoi la débine recommença. Mme Bertin alors voulut vendre sa robe, mais Chérie n’en achetait plus. Par un intermédiaire, la robe parvint à Gorin, qui en donna dix-huit francs, car il faisait alors la cour à la Martine et il espérait l’épouser.

On atteignit ainsi la fin de mars 1846. L’air doux, le chaud soleil et la terre féconde renouvelaient la vie. Clarisse éprouva tout à coup un mieux sensible. Elle put quitter le lit où elle gisait depuis deux mois et passer tous les jours quelques heures dans un fauteuil. Même un jour que le soleil était plus radieux, en apprenant que les pêchers commençaient à fleurir et que les lilas montraient déjà le bout de leurs grappes violettes, elle voulut sortir et marcha, soutenue par sa mère et sa sœur, jusqu’au bosquet, où elle s’assit. Longtemps les yeux éblouis de la pauvre malade contemplèrent cette nature éternelle, hier, elle aussi, languissante et couchée, maintenant exubérante de force et de beauté. Errant de la fleur éclose à l’oiseau joyeux, de l’arbre bourgeonnant au ciel splendide, ses yeux enfin se mouillèrent. Jamais elle n’avait senti si fortement la grandeur de la nature et le charme de la vie.

Elle sourit, son cœur se gonfla d’émotion et elle s’efforça de respirer profondément. Mais sa poitrine obstruée refusa le passage à l’air en produisant un sifflement sourd. Clarisse pâlit, sa main se crispa sur le bras de sa mère, et tout à coup éclatant de larmes et en cris :

— Ah ! s’écria-t-elle, je ne veux pas, je ne veux pas mourir.

— Ma fille, ma chère fille ! s’écria Mme Bertin.

— Chère sœur, dit Lucie toute pâle, en embrassant Clarisse, la maladie t’inspire de cruelles idées. Oh ! ne t’y abandonne pas.

— Oui, sans doute, dit-elle d’une voix âpre, que je me laisse bercer de paroles jusqu’au moment de partir ! Non, cela m’est par trop amer de penser que je vais mourir et que si l’on voulait je pourrais être sauvée.

— Si l’on voulait, répétèrent-elles ensemble avec épouvante.

— Oui, oui, si c’était pour moi comme pour d’autres. Il y a sur la terre, autour de moi, tout ce qu’il faut pour me sauver ; mais ce n’est pas pour moi, et je meurs sans secours ! Oh ! c’est un crime ! Aurélie ne serait pas morte ! elle, de cette maladie-là. Ah ! j’ai été folle, insensée ! Je me voyais dépérir avec joie ; la vie m’était si triste que je voulais mourir. Mais, à présent, je ne veux plus ! La mort me fait horreur ! Je veux rester sur la terre. Ah ! maman ! maman ! s’il est possible, tâche de me sauver !

Elle entourait sa mère de ses bras tremblants, des sanglots sifflants et brisés déchiraient sa poitrine, puis ses lèvres blanchirent, et elle s’évanouit.

Aux cris de Lucie et de Mme Bertin, un homme accourut, en sautant par-dessus la haie. C’était Michel. Il prit Clarisse des bras de sa mère, l’emporta en courant et la mit sur son lit.

— Je cours à présent chercher le médecin, dit-il.

— Oui, Michel, je vous en prie, répondit Mme Bertin.

Dix minutes après, Michel revenait précédant M. Jaccarty.

La première personne qu’il rencontra dans le salon fut M. Bertin. Il demanda en tremblant :

Mlle Clarisse va-t-elle mieux ?

— Oui, mon garçon, répondit le père de Lucie, elle a repris connaissance. Je te remercie bien.

Et comme M. Bertin n’avait jamais de mesure, ni dans ses colères, ni dans ses retours, il offrit une chaise à Michel. Michel s’assit trois minutes, parla de Clarisse, écouta les doléances de M. Bertin et s’en alla discrètement. Depuis ce moment, il eut retrouvé le privilège d’échanger un bonjour avec M. Bertin quand ils se rencontraient ; même quelquefois il osait l’arrêter pour s’informer de Clarisse.

Décidément elle se mourait, et elle se mourait désespérée. Chaque jour, elle exigeait la visite de M. Jaccarty et le forçait d’ordonner quelque chose. Puis c’étaient d’effrénés désirs de telle ou telle friandise, ou même de quelque vêtement, dont elle se parerait aussitôt qu’elle serait guérie. On dut louer à Poitiers pour elle des romans qu’elle dévorait dans ses longues insomnies, et qui la faisaient beaucoup pleurer. Cependant un jour Mme Bertin et Lucie se virent complètement à bout de ressources et d’expédients ; et à l’idée de refuser quelque soulagement à sa fille mourante, la pauvre mère se tordait les mains de désespoir.

L’occasion ne tarda guère. Au sortir d’un léger sommeil, Clarisse s’éveilla.

— Ah ! dit-elle, pourquoi me suis-je éveillée ? Je faisais un rêve si agréable ! J’avais de belles oranges mûres, plein mon tablier. J’en mangeais avec plaisir, et je sentais leur suc rafraîchir ma poitrine. À présent, je souffre d’une soif ardente, et ces beaux fruits sont bien loin de moi ! On lui parla d’autre chose, mais elle revint à dire un moment après : Les oranges sont-elles bien chères à présent ? Mme Bertin ne répondit pas et se détourna pour cacher ses larmes. Tu en auras demain, dit Lucie en embrassant sa sœur. La pauvre fille remercia d’un sourire et devint plus calme. — Tu as eu tort de la tromper, dit quelque temps après Mme Bertin à Lucie, elle en souffrira davantage. Lucie ne répondit rien. Mais le lendemain matin elle présentait quatre belles oranges à Clarisse, qui fut charmée.

— D’où te sont venues ces oranges ? demanda Mme Bertin quand elle fut seule avec Lucie.

— J’ai trouvé quelque monnaie dans mon tiroir, dit la jeune fille en rougissant.

— Et qui donc est allé les chercher à Gonesse ?

— Un bon génie, répondit-elle d’un accent qui laissait deviner la vérité.

Une contraction agita le visage de Mme Bertin ; elle rougit, hésita ; Lucie quitta la chambre, et Mme Bertin ne revint plus sur ce sujet.

Bientôt après, quoique la malade en bût fort peu, le vin rouge manqua de nouveau. Mme Bertin alors fît à son mari, devant Lucie, la proposition d’un emprunt sur hypothèque. — Il faut à tout prix, dit-elle en sanglotant, adoucir les derniers moments de notre malheureuse fille.

— Ma femme, répondit M. Bertin, j’ai fait à mon père sur son lit de mort le serment de ne jamais engager mon bien, et ce serment, je le tiendrai. Songe d’ailleurs que c’est tout l’avenir de notre vieillesse et la seule ressource de Lucie. Or, vois-tu, si nous commencions une fois à l’hypothéquer, notre petit domaine fondrait dans nos mains comme beurre au soleil. C’est comme ça que mon père a mangé cent mille francs, sans même le savoir. Il faudra trouver autre chose.

Le lendemain, au déjeuner, — c’était un dimanche, — ils venaient tous trois de se mettre à table tristement, et sans se parler, quand tout à coup Mme Bertin repoussa son assiette et fondit en larmes.

— Sapristi ! s’écria le père en se levant comme par un ressort, qu’est-ce que tu as ?

— Ce que j’ai ? dit-elle au milieu des sanglots, en étendant les bras vers la chambre de Clarisse, ma fille est là mourante et sans secours, elle vient de me demander un peu de bouillon ou du vin sucré pour se réconforter, et je n’en ai pas ! Et tu veux que je mange ! Non, non, je préfère mourir avant elle pour ne pas la voir souffrir.

— Est-ce qu’il n’y a rien à vendre ici ? balbutia-t-il tout tremblant en jetant des yeux hagards autour de la chambre. Voyons ! voyons ! Je veux prendre mon lit sur mes épaules ; c’est un bon lit, et je le porte au milieu de la place. Il y a dans le village assez de monde aujourd’hui, quelqu’un me l’achètera bien.

Il se précipita vers l’alcôve quand sa femme l’arrêta : On te prendra pour fou, dit-elle. Fortuné, ne fais pas cela. Il vaut mieux chercher à le vendre de gré à gré, n’est-ce pas, Lucie ?

Lucie n’était plus dans la chambre.

— Où est-elle allée ? se demandèrent-ils avec angoisse. Aurait-elle songé à quelque chose ?

Et, tout tremblants, ils s’assirent en face l’un de l’autre, essayant de se donner une idée salutaire, mais ne pouvant que bégayer des mots entrecoupés.

— Je vais chez Perronneau, dit tout à coup M. Bertin en se levant.

— C’est une grande… humiliation ! observa-t-elle en pleurant.

— Oui, mais ce n’est que ça, répondit-il.

On entendit alors les pas de Lucie qui rentrait en courant. Ils la regardèrent avidement, comme si elle eût été l’espérance. Elle était bien pâle et toute haletante. Elle mit une poignée d’argent sur la table en disant : Je viens d’emprunter cinquante francs.

— D’emprunter ? et à qui ? s’écria M. Bertin.

— À quelqu’un d’honorable, et sans conditions, répondit-elle ; nous le rendrons plus tard. Pour l’amour de ma pauvre sœur, acceptez-le.

— Il n’est que trop impossible de le refuser, dit la mère.

M. Bertin regarda sa femme, poussa un éclat de rire nerveux, faillit briser sa chaise et bondit hors de la chambre. Il ne revint que le soir, et Mme Bertin sut qu’il avait tenté vainement toute la journée d’emprunter sur billet. Le lendemain matin, il prit sans mot dire vingt francs et partit pour Gonesse, où il acheta ce qui était nécessaire à Clarisse.

Vers la fin d’avril, la malade était à toute extrémité. Depuis un mois Mme Bertin et Lucie la veillaient alternativement toutes les nuits. On dormait à peine ; il fallait se lever dix fois. Lucie avait extrêmement maigri ; et sa pâleur était transparente comme celle d’une statue de cire. En la regardant, souvent sa mère frémissait. La pauvre femme eût voulu se dévouer seule ; à cause de son âge, elle souffrait moins de la privation de sommeil ; mais Lucie réclamait avec ardeur sa part de dévouement, et sa jeune et douce figure, ses naïves consolations faisaient, au milieu des cauchemars de la nuit, tant de bien à Clarisse, qu’elle eût, au contraire, désiré sa sœur auprès d’elle plus souvent.

Le dimanche matin 28 avril elle fut si mal, qu’on la recommanda aux prières dans l’église. L’après-midi beaucoup de personnes vinrent faire visite chez les Bertin. Mlle Boc elle-même y vint et fut bien accueillie. C’est dans de telles circonstances, à la campagne, que la sensibilité bourgeoise éclate à l’envi. On peut bien accabler de haines, de calomnies et de tourments quelqu’un pendant sa vie ; mais il ne doit pas mourir sans faire couler vos larmes et sans vous fournir les émotions pathétiques d’une réconciliation dont on parlera. C’est alors qu’apparaît la charité chrétienne avec tout un cortége de soupirs, d’yeux mouillés, d’exclamations pieuses, de démarches touchantes et d’applaudissements. Mlle Boc, dès le lendemain, apporta sous son châle pour Clarisse un pain de Savoie qui fit le tour du pays.

Pendant quelques jours il y eut des alternatives continuelles. Tantôt la malade semblait près d’expirer ; tantôt la couleur lui revenait, et s’asseyant sur son lit, elle demandait à manger. Mme Bertin, qui depuis longtemps savait que sa fille était condamnée, implorait à mains jointes M. Jaccarty pour qu’il la sauvât par des remèdes. Un jour qu’un vésicatoire parut nécessaire, on l’envoya chercher à Gonesse par Michel, qui seul aux environs se trouva disponible. Car malgré les demandes qu’on lui adressait de toutes parts pour qu’il allât en journée, Michel restait obstinément chez lui depuis quelques jours, afin d’être à portée de secourir les Bertin à l’occasion. Il travaillait pendant ce temps sur son propre terrain, et souvent, quand il croyait n’être pas vu, il travaillait aussi au jardin de M. Bertin, l’ensemençant à sa guise, sans que personne parût s’en occuper. Une fois, M. Bertin vint au jardin pendant que Michel bêchait, mais il ne dit rien autre chose que lui souhaiter le bonjour. Quelquefois Lucie, le soir, allait au bosquet passer quelques instants. Alors, la tenant embrassée, Michel pleurait, se désespérant de la voir si pâle et de ne pouvoir lui venir en aide.

Le 1er mai, Clarisse tomba pendant plusieurs heures dans une atonie si profonde, qu’on jugea la mort prochaine et qu’on fit venir le prêtre. Il apporta l’extrême onction, suivi comme à l’ordinaire par quelques vieilles femmes et par les voisins.

Une petite table, couverte d’un linge blanc, sur laquelle on posa les huiles, était dressée près du lit. Tout le monde s’agenouilla, et l’assistance en chœur, alternativement avec le prêtre, récita les litanies des agonisants. Mme Bertin, à genoux au chevet de Clarisse, priait et pleurait ; de l’autre côté du lit, étaient Gène et Lucie, et, derrière les assistants, Michel, un genou en terre, pâle et consterné. M. Bertin s’était enfui.

Aux accents élevés de la voix du prêtre, aux répons monotones et sourds, la malade s’agita et rouvrit les yeux. Peu à peu ses regards effarés se promenèrent autour d’elle, ses mains se crispèrent comme pour se retenir au bord d’un abîme, et comprenant enfin de quoi il s’agissait, elle murmura d’une voix désespérée : Je ne veux pas mourir ! Qu’ils s’en aillent, je ne veux pas mourir !

Lucie et Mme Bertin, se penchant vers elle, essayèrent de la calmer. On se hâta d’achever les prières et de congédier l’assistance. Puis, le prêtre s’adressant à Clarisse, l’exhorta à recevoir l’extrême onction avec des sentiments chrétiens. Mais elle répétait énergiquement :

— Laissez-moi ! je ne veux pas mourir !

— Mademoiselle Clarisse, dit Gène de sa voix douce, ma mère l’a reçue, et maintenant elle se porte bien.

Lucie demandait en sanglotant qu’on se retirât et qu’on laissât en paix la pauvre mourante. Mais le zèle ne regarde ni à quelques tortures de plus, ni à quelques heures de moins, et le prêtre insista.

— Ma sœur, dit-il, ceci n’est point un appareil lugubre, ni une cérémonie funeste ; c’est la religion qui vient vous consoler, adoucir votre âme, conjurer en vous l’esprit du mal et racheter les péchés de votre jeunesse. Acceptez le divin sacrement qui purifiera vos sens et sanctifiera votre cœur.

Elle se dressa sur son séant avec une force dont on ne l’eût pas crue capable.

— Ai-je péché ? s’écria-t-elle avec ces yeux brillants et hagards que la superstition emprunte aux mourants pour les donner aux fantômes. Qu’ai-je à purifier ? qu’ai-je à racheter, moi qui n’ai pas connu la vie ? Oh ! non, je ne dois pas mourir ! Je ne veux pas ! Ce n’est pas juste ! Pourquoi serais-je donc venue au monde ?… Dieu n’a pas le droit de m’appeler avant que j’aie vécu !

Elle se voila la figure de ses mains osseuses.

— Ôtez cette table, ces vases ! Je ne veux pas de cela. Ôtez ce cercueil et ce drap noir, c’est vous qui me faites mourir !

Lucie enleva la table ; mais le prêtre resta.

— J’ai pitié de vous, ma sœur, dit-il. La résignation chrétienne vous manque, et cependant vos moments sont comptés et votre âme est en danger. Pourquoi regrettez-vous des biens périssables ? Que sont les vanités du monde en comparaison des délices du paradis ?

— Je ne les connais pas, répondit-elle en retombant épuisée sur son oreiller. J’étais née pour les joies de la terre, et elles ont passé loin de moi. Moi aussi je demandais à boire, et l’on m’a donné du fiel ! Ah ! Dieu n’est pas un bon père ! Pourquoi m’a-t-il faite femme, et envoyée dans ce monde pour souffrir sans aimer !… Non, j’ai trop souffert !

— Clarisse, ma fille, tais-toi, s’écriait la mère éplorée.

— Ne savez-vous pas, ma sœur, que l’amour humain n’est qu’une chimère, que ses joies sont méprisables et impures, que notre gloire… ?

— Qu’en savez-vous, reprit-elle avec colère, vous qui n’avez point aimé ? Ce n’est pas vrai ! La fille de Jephté a pleuré devant Dieu parce qu’elle mourait sans être mère. Ah ! qu’on me laisse, je souffre, je parle trop, je ne sais plus où je suis ! Tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai pleuré, je ne veux pas le dire. Taisez-vous ! Maman, mon cerveau s’en va ! Retiens mes lèvres ! Ah !…

Elle ferma les yeux ; puis, cherchant la main de sa mère :

— Maman, empêche que Lucie ne meure comme moi.

Ses lèvres blanchirent, on la crut morte. Elle revint à la vie cependant, mais de toute la journée elle ne put parler. Dans la nuit suivante, elle eut un redoublement de fièvre et le délire. Elle évoqua certains personnages des romans qu’elle avait lus et dit :

— Au moins si je mourais, moi aussi, d’un chagrin d’amour !

Le lendemain elle demanda elle-même les secours de la religion, et parut avoir oublié la scène de la veille. Tant de songes fiévreux habitaient son cerveau qu’elle put confondre le rêve et la réalité. Le prêtre, rassuré, la déclara édifiante. Elle eut une agonie terrible. Le peu de forces qui lui restaient, ou seulement l’amour de la vie, luttèrent avec énergie contre la mort. Il fallut pour la maintenir et la préserver plus de force que n’en avaient les deux pauvres femmes épuisées, ni le père éperdu, ni Gène elle-même, qui n’abandonna pas Lucie pendant les trois derniers jours. Au milieu de ce désastre suprême, toute autre considération disparaissait. Michel, venu timidement pour savoir des nouvelles, resta par nécessité, et ce fut dans ses bras, au milieu de la nuit, qu’expira Clarisse.

Depuis plusieurs heures que durait cette affreuse agonie, Gène, dont la sensibilité nerveuse n’en pouvait supporter le spectacle, cédant aux prières de Lucie, s’était jetée sur un lit dans la chambre voisine. Énervé par la faiblesse de son âme, le père avait fui la maison, et s’était endormi brisé sur un banc du jardin. Au moment du dernier soupir de Clarisse, ils étaient seuls, Mme Bertin, Lucie et Michel. En vain Lucie avait supplié sa mère d’aller rejoindre M. Bertin. La pauvre femme s’était obstinée à rester là ; mais sous une pareille torture ses forces avaient fléchi, et repliée sur elle-même, elle gisait à terre, au milieu de la chambre.

Elle n’avait guère en ce moment la faculté que nous appelons raison ; mais quand elle entendit le silence et l’immobilité succéder à l’agitation, quand elle vit les bras de Michel retomber inertes et Lucie chanceler, alors elle comprit. Elle voulut se lever, courir à sa fille, crier, mais elle ne put. Michel lui amenait Lucie. Elles retrouvèrent des forces pour s’étreindre. Clarisse ! cria la pauvre femme. Seuls les gémissements de Lucie répondirent, mêlés aux sanglots de Michel.

— C’est fini ! dit enfin la pauvre mère en levant ses mains jointes. C’est donc fini ! Elle n’est plus, ma première-née, le doux fruit de l’amour, le premier trésor de notre espérance ! Elle était donc née pour mourir !

Et des idées qu’elle ne pouvait exprimer se pressaient sur ses lèvres. — Aurait-on cru qu’elle devait mourir quand elle marchait toute petite avec ses souliers bleus et sa robe blanche, si fraîche et si rose alors ! Ils avaient pleuré de joie de lui voir faire ses premiers pas. On la regardait avec amour comme un avenir vivant. À quinze ans, elle était charmante et gaie ! Elle regardait devant elle avec espérance, tout ouverte à la vie, à de douces attentes. On voyait luire ensemble son sourire et ses yeux. Mais peu à peu elle était devenue sérieuse ; un nuage avait voilé son front ; son sourire avait disparu ; des rougeurs ardentes avaient remplacé ses fraîches couleurs, elle s’était affaissée peu à peu, lentement, sans rien dire… Et la voilà morte ! mon enfant, ma petite Clarisse ! elle qui aimait tant la vie, qui voulait tant être heureuse… elle est morte de misère, près de moi, là, dans les tortures, sans que je l’aie sauvée ? Elle a souffert ! bien souffert ! — Et la pauvre mère qui s’était soulevée, retomba roide sur le plancher.

Quand Mme Bertin reprit connaissance, elle se trouva sur son lit, dans l’alcôve. Son mari sanglotait dans un coin ; la bonne petite Gène, debout en face, la contemplait en pleurant ; et Lucie, brisée, était étendue sur le pied du lit, les cheveux épars ; et comme elle sentait aux tempes quelque chose de frais qui lui faisait un bien extrême, elle regarda : c’était Michel qui, en exprimant un linge mouillé de vinaigre, la soulageait ainsi. Tout ce qui maintenant leur restait d’amis était là, hors Gustave. Leur famille les avait abandonnés et trahis. Qu’était en ce moment pour eux le reste des hommes ? Sous l’empire d’une douleur profonde, la vanité n’existe plus.

— Lucie, dit Mme Bertin, j’accomplirai les derniers vœux de ta sœur mourante. Il faut que tu sois heureuse. Michel est un noble cœur.

— Maman ! oh ! ma chère maman ! s’écria Lucie.

Michel se prosternant devant Mme Bertin :

— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce possible ? Qu’avez-vous dit ? Ah ! si c’est vrai, je vous aimerai plus que ma mère !

En même temps, Gène poussait une grande exclamation, et M. Bertin s’écria :

— Que veux-tu dire, ma femme ? Le chagrin te rend folle, tu as le délire. Michel ! va-t’en.

— À votre volonté, monsieur, répondit le jeune homme avec douceur ; et il partait, quand Gène l’arrêtant :

— Monsieur Bertin, dit-elle avec énergie, ce n’est pas comme ça que vous devez renvoyer Michel après ce qui s’est passé.

— Non, reprit la mère, tu nous as abandonnées à son dévouement, et à présent tu le chasses ! Tu ne sais donc pas, Fortuné, que c’est entre ses bras que ta fille est morte ?

Le pauvre homme retomba sur sa chaise foudroyé.

— Embrasse-le et remercie-le, reprit-elle. Nous parlerons plus tard de ce que j’ai dit ; mais quoi qu’il arrive, Michel est notre ami désormais.

Le jeune homme alla se jeter dans les bras de M. Bertin, serra la main de Lucie, baisa avec effusion celle de Mme Bertin, embrassa Gène, et sortit en disant :

— Je reviendrai savoir de vos nouvelles dans la matinée.

Il revint en effet, pourvut à tout ce qu’il fallait faire, courut à Gonesse porter une lettre pour Gustave, afin qu’elle arrivât le soir même à Poitiers, se chargea des préparatifs les plus cruels et leur donna par sa seule présence un peu de douceur et de consolation.

L’enterrement de Clarisse se fit avec pompe, Mlle Boc orna l’autel de roses blanches et imagina de faire porter par six jeunes filles habillées de blanc le cercueil jonché de roses blanches et de fleurs d’oranger. On n’avait rien vu de tel à Chavagny, et la foule fut attendrie jusqu’aux larmes. Mme Bertin en parle encore avec reconnaissance. Au bord de la fosse, M. Bertin et M. Bourdon se rencontrèrent. Celui-ci tendit la main au malheureux père, et ils s’embrassèrent. Mais une réconciliation complète n’eut pas lieu entre les deux familles, Mme Bourdon n’est pas de celles qui pardonnent.

Depuis la mort de Clarisse, Michel eut ses entrées libres dans la maison Bertin. Il prit peu à peu l’habitude d’y passer tous les dimanches. Le matin il travaillait au jardin, sarclait, relevait quelque clôture, ou ratissait les allées en compagnie de Lucie. L’après-midi, il venait lire et étudier avec elle, ou causer avec M. Bertin. Dans tout embarras, on avait recours à lui, et, bien souvent, quand il n’était pas là, on invoquait sa présence. Son excellent caractère, son jugement, sa dignité naturelle et l’attachement qu’amène l’habitude, le rendirent de plus en plus nécessaire au milieu de la famille, et effaçaient aux yeux de M. et Mme Bertin la tache originelle de la naissance et de l’éducation. Cependant tout l’été s’écoula sans que la question du mariage fût soulevée. Lucie pendant longtemps espéra dans l’initiative de sa mère. Mais à mesure que s’affaiblissait l’ébranlement du coup terrible qui un instant avait annulé toute vanité dans l’âme de cette femme, elle retombait sous l’empire de ses préjugés et recommençait à souffrir à l’idée d’une mésalliance. Quant à M. Bertin, on ne pouvait compter que sur son insouciance. Il acceptait sans vergogne les services de Michel, en échange, pensait-il, des leçons que Lucie donnait à ce jeune homme, sans s’apercevoir que l’écolier en savait aussi long maintenant que l’institutrice, et qu’on ne faisait plus qu’étudier à deux. Peut-être aussi faisait-il entrer quelque peu en compte l’honneur que leur intimité faisait à Michel. Cependant le souvenir des cinquante francs prêtés le gênait souvent, et il eût voulu pouvoir les restituer ; mais le moyen ? Depuis que la pauvre malade n’était plus, certes, ils avaient moins de besoins et leur misère était moins cruelle, mais sa mort même avait causé de nouvelles dépenses, qu’on n’avait encore pu combler. L’année s’annonçait assez mauvaise. Les foins avaient peu donné, et le blé de M. Bertin était le plus maigre des environs.

— On vous a mal fait ça, disait Michel en se promenant avec lui le long des guérets. C’est de mauvais ouvrage, monsieur Bertin. Voyez-vous, les gens n’ont pas de conscience, et quand on ne fait pas ses affaires soi-même, ou qu’on n’a pas, comme M. Bourdon, un surveillant payé bien cher, et qui est intéressé dans la récolte, on perd tout le plus clair de son revenu.

— Tu devrais te charger de faire ma moisson, toi, dit M. Bertin, afin qu’au moins je ne sois pas trompé deux fois de suite dans la même affaire.

— Avec plaisir, dit Michel.

En effet, il s’en chargea, loua les hommes et les paya lui-même. Ce fut une dette nouvelle contractée envers lui. M. Bertin offrit bien de le payer en blé, mais il refusa : ça ne lui allait guère ; il ne tenait pas ménage ; il n’était d’ailleurs point pressé d’argent. Cependant, M. Bertin commençait à se gratter l’oreille et à n’être point à l’aise lorsqu’il songeait à sa situation vis-à-vis de Michel. Quant à Lucie, elle exigeait de son amant qu’il prit patience, car la plaie faite par la mort de sa sœur était encore si vive, qu’elle redoutait de causer une affliction nouvelle à ses parents.

Au commencement de septembre, on publia les bans de Cadet Mourillon avec Gène. Heureuse du bonheur qu’elle donnait, la douce et charmante fiancée vint avec son père prier à sa noce la famille Bertin, apportant pour présent, selon l’usage, un beau gâteau. M. et Mme Bertin déclinèrent tristement l’invitation, mais il fut convenu que Lucie assisterait au mariage de son amie. Les deux jeunes filles passèrent ensuite au jardin et se promenèrent en causant dans l’allée.

— Eh bien ! dit Gène avec un doux sourire et un soupir étouffé, me voilà mariée tout à l’heure, et vous ?

— Moi, je ne sais, répondit tristement Lucie.

— Vous devriez le savoir.

— Je n’ose pas, chère amie. Ma pauvre mère pleure encore tous les jours.

— Et croyez-vous qu’elle ne pleurera pas dans dix ans, si rien ne change ? A-t-elle autre chose à faire ? Moi, si j’étais à votre place, je voudrais lui mettre l’année prochaine un beau petit marmot dans les bras pour l’occuper et la consoler. Savez-vous que Michel n’est guère content et qu’il me disait l’autre jour que vous ne l’aimiez pas autant qu’il vous aime ?

— Il a dit cela ? s’écria Lucie en rougissant.

— Oui, il a dit cela, parce que je le lui ai fait dire, et pas avec ce petit air que vous avez là, quoiqu’il ne soit pas gai, mais avec une si grande peine et un air si malheureux, qu’il m’en donnait envie de pleurer.

— Nous sommes bien malheureux en effet, dit Mlle Bertin en haussant les épaules, nous nous voyons tous les jours librement, et…

— Peut-être qu’il trouve que c’était plus doux de se voir en cachette, et qu’on est mieux pour causer d’amour sous les lilas que dans le salon. Et puis, ne savez-vous pas que les amoureux sont comme les enfants, qui demandent toujours à mesure qu’on donne ? Ne seriez-vous plus bien décidée à présent ?

— Moi, s’écria Lucie, moi, ne pas l’aimer toujours de même ! Oh ! Gène, quelle pensée !

— Ne vous fâchez pas, c’est Cadet qui me demandait ça. Michel ne parle jamais de vous à personne ; mais quand il n’est pas avec vous, il est si triste, que ça fait peine à voir ; et comme Cadet le questionnait l’autre jour qu’ils travaillaient ensemble, il a répondu : Je ne sais pas. Elle m’a dit hier qu’elle était heureuse ; il faut donc que ça continue comme ça, car si elle allait être malheureuse avec moi !… Puis il a parlé d’autre chose. Mais après ça, Cadet, qui le regardait en dessous, a vu ses larmes tomber à grosses gouttes dans le sillon qu’il bêchait.

Au commencement de cette dernière phrase, la voix de la narratrice avait commencé à s’altérer, à la fin les deux amies s’embrassaient en sanglotant.

— Merci, dit Lucie avec chaleur, merci de m’avoir révélé cela : car il semblait satisfait près de moi. Mais je le comprends à présent et j’aurais dû le deviner. N’ayant que le travail à partager avec moi, il craint de me forcer à une vie trop rude, peut-être songe-t-il aussi au courage qu’il me faudra pour affronter l’opinion publique le jour de notre mariage, et c’est pourquoi il se tait, mon cher et noble ami ! Ah ! Gène, que je suis heureuse de l’aimer ! Va, je serais bien lâche si je regrettais les peines qu’on me fait à cause de lui !

— D’ailleurs, dit la jeune paysanne, en essuyant ses larmes, ce qu’on a à dire est tout dit, allez, et s’ils en trouvaient davantage, les gens seraient bien habiles. Depuis que Michel est reçu chez vous, les caquetages ont recommencé de plus belle : croyez-vous point que la vieille Boc s’en gène, quoiqu’elle ait l’air à présent d’être votre amie ? Pas du tout. Il n’y a qu’un moyen pour que ça finisse, mam’zelle Lucie, et ce moyen, c’est de vous marier.

— Comme tu parles d’or à présent, ma petite Gêne ! dit Mlle Bertin en s’asseyant avec son amie sur le banc des lilas.

— Que voulez-vous ? D’abord j’avais de sottes idées : je vous aimais tant qu’il me semblait que vous deviez épouser un seigneur tout au moins. Mais depuis, j’ai bien vu que vous aviez raison, et que Michel n’est pas un paysan comme un autre.

— Mais moi aussi, je ne suis pas tout à fait comme une autre, dit naïvement Lucie. Je te parle, chère amie, comme à moi-même. J’ai vu beaucoup de femmes qui ont moins de raison et de bonne volonté que moi, et c’est pourquoi je me sens digne de Michel. Pour le mariage, qui doit être avant tout l’union des cœurs et des caractères, j’ai beau chercher, mon amie, je ne comprends pas comment les hommes ont pu établir ainsi des lois purement extérieures. Oui, vraiment, il y a parmi nous des races et des familles, mais regardes-y bien : ne vois-tu pas qu’elles sont répandues et mêlées dans toutes les classes ? Tiens, compare Mme Bourdon avec la Perronnelle. Sous des formes différentes, n’est-ce pas même ruse, même égoïsme et même avidité ? J’ai vu ailleurs la ressemblance plus complète, et cette même grâce féline si trompeuse jointe à ses formes arrondies. Émile, Isidore, Sylvestre, n’ont-ils pas tous les trois même docilité, même faiblesse, même niaise présomption ? Qu’y aurait-il d’incompatible, pour allier les plus vulgaires, entre Mlle Boc et le père Touron ?

— Ah ! mam’zelle Lucie, s’écria Gène en riant aux larmes, ils auraient caqueté nuit et jour.

— Ce n’est donc point entre une demoiselle et un paysan qu’un mariage devrait sembler inconvenant, ma bonne Gène, mais entre un homme et une femme différents de caractère, de goût et de mœurs. On dira ce qu’on voudra, le plus heureux des ménages, ce sera le nôtre, tu verras, avec le tien.

— Mariez-vous bien vite et soyez heureux, dit Gène avec tendresse ; moi alors je le serai tout à fait.

Lucie tenta l’épreuve le soir même. Mais tout d’abord elle se heurta contre l’emportement de M. Bertin et les répugnances de sa mère, d’autant plus invincibles qu’à présent elles restaient secrètes. Inexpérimentée comme on l’est à son âge, la jeune fille entreprit de vaincre en bataille rangée, et disputa le terrain pied à pied contre les préjugés. Les préjugés tinrent bon, et, contre les lois de la guerre, se laissèrent battre sans broncher.

— Quoi ! dit la jeune fille, vous aimez celui que j’aime ; toutes les vertus qu’il a, vous les reconnaissez en lui ; est-il donc rien de plus désirable qu’une union fondée à la fois sur une profonde estime et sur un grand amour ?

— Assurément ! dit Mme Bertin. On ne peut pas dire le contraire. Mais tu sais, ma chère fille, combien ce sujet nous est pénible. Nos chagrins sont assez cruels…

— Maman, vous refusez l’affection du meilleur des hommes qui les adoucirait. Est-ce donc parce qu’il n’est pas riche ? Mais nous aussi nous sommes pauvres, et avec lui nous pourrions être dans l’aisance.

— Tu vas nous chanter une fois de plus que le bonheur n’est pas dans la fortune, répliqua M. Bertin : on le sait, et c’est assez dit. Ta cousine, d’ailleurs, en est un bel exemple. Le fait est que les qualités morales sont les plus précieuses de toutes, et que s’il fallait choisir pour toi entre un Gavel et un Michel, je n’hésiterais pas à prendre celui-ci. Mais tu sais que je veux être un bon père pour toi, Lucie, ne nous casse donc plus la tête de ces idées-là, car tu me ferais sortir des gonds.

— Alors c’est à cette folie de la naissance, reprit Lucie, que vous sacrifiez la raison et mon bonheur ! Toi, mon père, qui railles si amèrement l’orgueil des nobles et le traites d’insensé !

— As-tu fini ? s’écria-t-il en jurant. Et, se levant, il empoigna des deux mains le dossier de sa chaise : Les hommes sont égaux depuis Adam, parbleu ! c’est une chose sûre. Toutes les familles ont commencé par quelque artisan, et, quand même on le serait encore, il n’y a rien que d’honorable dans un bon métier. Tout ça, c’est clair comme le jour, et personne ne s’avise de dire le contraire. Seulement, Lucie, tu es une mauvaise fille de chagriner ainsi ta mère, et de vouloir nous faire mourir de honte, elle et moi.

Désespérée enfin par cette opposition insaisissable, la pauvre enfant s’écria :

— Ainsi, vous me refusez, sans aucune raison, mon bonheur et le bonheur de celui que j’aime ! Vous oubliez que, moi aussi, je puis mourir !

— Lucie ! cria Mme Bertin.

— Suis-je un être à vivre seulement d’air et de nourriture ? Il me faut la vie, la vie humaine, ou la tombe de ma sœur !

Elle se repentit aussitôt, par tendresse pour eux, d’avoir proféré ces derniers mots. Cependant elle venait de gagner la victoire.

— L’entends-tu, Fortuné ? s’écria Mme Bertin en se levant, hors d’elle-même, les bras étendus vers son mari. Je te l’avais bien dit ! non ! non ! celle-ci ne mourra pas comme l’autre ! Lucie, je consens à ton mariage.

— Bon ! cria le père, c’était bien la peine de dire autrement.

— Fortuné, poursuivit la mère en se jetant à genoux devant lui, cède aussi, je t’en conjure, cède au nom de Clarisse. Rappelle-toi quand tu me suppliais de t’épouser et que je m’opposais à tes vœux à cause de notre pauvreté, rappelle-toi que tu me disais : Le malheur, c’est d’être seul, il n’y en a point de plus grand ! Je t’ai cru ! hélas ! et notre première fille, l’enfant de notre amour, est morte de chagrin, parce qu’elle s’est trouvée seule dans la vie, sans avenir et sans espoir. Il ne faut pas que l’autre la suive ; Fortuné, je ne le veux pas !

— Lucie n’est pas malade, répondit-il, et tout ça c’est des idées. Mais ce que femme veut, Dieu le veut. Qu’elle se marie ! Moi, je quitte le pays !

En même temps, il s’enfuit dans la chambre voisine, dont il ferma violemment la porte derrière lui. C’était la chambre où Clarisse était morte.

Lucie pleurait en silence dans les bras de sa mère, ne pouvant accepter un consentement donné ainsi, quand tout à coup la porte se rouvrit, et M. Bertin se précipita vers elle :

— Ne pleure pas, je veux que tu sois heureuse, entends-tu ? Je le veux ! Et pressant de ses deux mains la tête de Lucie, le pauvre homme, dont le cœur venait de se briser à l’aspect d’un lit vide, éclata en sanglots.

Le lendemain, à peine des teintes plus claires annonçaient-elles le jour que Lucie parut à sa fenêtre. Les plantes dormaient encore sous la rosée ; une fauvette, éveillée par le bruit de l’espagnolette, leva sa tête indolente au-dessus des feuilles d’un poirier, et tirant la patte commença languissamment sa toilette du matin. La jeune fille jeta un long regard sur la maison de Michel, mais elle était encore fermée. Cependant de minute en minute de grandes lueurs s’étendaient largement sur la campagne ; tout s’éveillait peu à peu ; on voyait çà et là s’agiter des branches ; les coqs chantaient, et la lumière commençait à se mirer dans la rosée. Il faisait frais. Enveloppée de son petit châle, un fichu de tulle noué sous le menton, Lucie tenait à la main un mouchoir blanc, et ses yeux restaient fixés obstinément sur la maison de Michel. Enfin le volet tournant sur ses gonds gémit harmonieusement dans l’air matinal, et Michel parut. Du premier regard il aperçut le mouchoir flottant à la fenêtre de Lucie, et tout aussitôt il se mit à courir, tandis qu’elle-même, étouffant le bruit léger de ses pas, descendait en hâte.

Ils se rencontrèrent dans le bosquet.

— Ah ! dit-il en la pressant dans ses bras, merci, ma Lucie ! Qu’il y a de temps que je ne vous avais point embrassée ! Nous ne nous voyons plus.

— Vous n’êtes pas content ? dit-elle en le regardant.

— Ne suis-je pas toujours plus que content, ma Lucie, quand je vous vois ?

— Et quand vous n’êtes pas avec moi !

— Oh ! vous me faites des questions comme à un petit enfant qui ne sait pas lire. Demande-moi si je t’aime aussi.

— Mais non, Michel, c’est à vous de me faire cette question-là, car vous doutez que je vous aime.

Il rougit.

— Je n’en doute pas, Lucie, je n’en doute pas ! Si je croyais que vous ne m’aimez plus, je ne serais pas vivant.

— Ne vois-je pas à votre air que vous êtes coupable ? reprit-elle. Vous rougissez d’avoir eu des pensées que vous ne m’avez pas dites et des peines que vous m’avez cachées, à moi !

— Oh ! c’est que vous m’avez commandé la patience, et je n’en ai pas.

— Quoi ! vous me faites cet aveu ! Michel, réellement, vous n’en avez point ?

— Non, ma Lucie, non, ça n’est pas possible ! Où voulez-vous que j’en prenne, mon Dieu !

— Hélas ! reprit-elle avec un tendre sourire, je serai donc bien malheureuse avec vous ! Sans patience, mon ami, vous serez un mari détestable.

— Vous savez bien qu’alors je n’en aurai plus besoin. Regardez-moi, Lucie. Qu’est-ce qu’il y a dans vos yeux ? du bonheur ! Oh ! parle-moi bien vite !

— Michel, appelez-moi votre femme !

Il fit un cri. Puis, craignant de se méprendre :

— Ma femme ! dit-il en la serrant dans ses bras avec trouble. Quand le serez-vous ?

— Quand vous voudrez, Michel, nous avons le consentement de mes parents. Michel ! ne regardez pas ainsi, on dirait que vous devenez fou ! Mon ami, ô mon cher ami ! pleurez avec moi, nous sommes trop heureux !

Le soleil levant perçait les rameaux de ses rayons d’or, et tout autour d’eux les petits oiseaux en chœur chantaient la lumière.

On décida d’un commun accord que le mariage serait conclu au plus vite, afin de laisser le champ moins vaste aux malins propos. Il fut fixé au 1er octobre. La mère Françoise vint, endimanchée, faire la demande ; et Michel ne dit pas combien, aussi de ce côté-là, prières et raisonnements avaient été nécessaires. Cependant cette démarche même faillit tout gâter, car Mme Bertin ne se crut point obligée de cacher combien ce mariage lui était pénible, et même elle fit à la Françoise des questions indiscrètes sur la naissance de Michel, à cause de l’imagination où elle était qu’un garçon aimé de Lucie, ne pouvant être un paysan, avait dû infailliblement être changé en nourrice. — Mme Bertin en conservera même le soupçon jusqu’à son dernier soupir, car on a vu des imbroglios durer plus longtemps encore. — Tant il y eut, que la Françoise sortit de cette entrevue fort en colère, disant que puisqu’on la méprisait, elle et défunt son homme, on pouvait bien se passer de son consentement, et il fallut toute l’influence de Michel sur sa mère pour la rendre à meilleur avis.

On acheta des bans à l’église, afin de n’avoir qu’une publication. Le soir de cette première démarche officielle, M. Bourdon vint chez les Bertin. Il dit tout de suite à Lucie :

— Viens avec moi faire un tour de jardin ; j’ai des greffes à te donner. Quand ils furent dans l’allée : — Tu vas épouser Michel ? dit-il.

— Oui, mon oncle, répondit-elle d’une voix ferme.

— Je n’ai pas besoin de savoir, mon enfant, par quelles épreuves, quels dégoûts et quels désespoirs tu as passé pour en venir à une résolution si extrême ; je les devine. Je ne te blâme pas, je viens à ton aide. Je conviens même avec toi que j’aurais dû y venir plus tôt. Mais mon excuse est fort simple, tu n’as que vingt ans, et dix années encore, tout au moins, de beauté. Cependant je n’aurais pas dû te laisser ainsi livrée aux folles inspirations du découragement et de la solitude. J’aurais dû te dire plus tôt ce que je projetais pour toi. Lucie, poursuivit-il en appuyant sa main sur le bras de la jeune fille, tu sais que j’ai des relations par toute la France, des amis, de l’influence, du crédit, de l’habileté. Ce que j’ai voulu, je l’ai toujours à peu près fait. De plus, je suis un homme d’honneur, et l’on peut se fier à moi. Romps dès demain cet indigne mariage, et d’ici à cinq ans, beaucoup plus tôt, je crois, je t’engage ma parole que tu seras honorablement mariée. Peux-tu hésiter, mon enfant ?

— Je ne sais pas, répondit-elle en tremblant, ce que je suis à vos yeux. Je ne sais pas si, en épousant Michel sans amour, je serais indigne ou sage ; mais je n’ai qu’un seul mot à vous répondre, c’est que je l’aime de toute mon âme (elle fondit en larmes à ces mots), et que je suis très-heureuse de m’unir à lui.

M. Bourdon fit quelques pas sans parler ; puis, saisissant la main de sa nièce, il l’entraîna dans le bosquet où il la fit asseoir.

— Écoute, dit-il en la caressant, je ne suis pas un rigoriste, moi ; je comprends que tu aies pu concevoir une passion pour ce jeune homme qui est beau, bien fait, qui a de l’intelligence et de la vivacité. Ces choses-là se voient et se produisent tous les jours, au sein de l’isolement, dans l’absence des objets de comparaison, faute de mieux enfin. Mais ce que je m’étonne que tu n’aies pas compris, Lucie, toi dont l’intelligence est élevée, c’est qu’on peut bien aimer dans ces conditions-là… Épouser ? jamais !

— Et pourquoi cela, mon oncle ? demanda-t-elle avec un frémissement des lèvres plein de dédain.

— Pourquoi, Lucie ? je vais te le dire. D’abord on se met d’une manière irrévocable au ban de l’opinion. Réfléchis un peu quelle situation ce peut être pour une femme qui ait la moindre pudeur et la moindre dignité, que de se voir vouée au mépris public, et, lorsque les enivrements de la passion sont évanouis, de se trouver seule, sans compensations, aux prises avec les amertumes d’une destinée qu’elle s’est faite par sa faute, en dépit du monde et de sa famille.

Oublies-tu combien la femme dépend de l’opinion, et qu’elle en dépend surtout absolument dans l’acte de son mariage ? Cet acte, vois-tu, contient son sort tout entier. Par lui, elle peut s’élever, se relever même de fautes passées, ou s’abaisser à jamais. Lucie, dans la situation où tu es, je puis tout te dire. Eh bien, non-seulement la fortune et le rang, mais la dignité, l’honneur et la vertu d’une femme dépendent de l’homme qu’elle épouse et de la place où il la fait asseoir. On a vu sur le trône, mon enfant, des femmes de mauvaise vie, devant lesquelles le monde entier se tenait à genoux ; tandis que la pudeur et la vertu des femmes du peuple, à quoi cela importe-t-il, et qu’a-t-on même besoin de savoir si elles en ont ?

— Vous me peignez un monde sans moralité, dit Lucie ; pourquoi lui sacrifierais-je le moindre de mes sentiments ?

— Pourquoi ? Pour toi-même, parbleu ! Vivre ou ne pas vivre, il me semble que c’est la question.

— Oui, pour qui vit d’orgueil, répliqua-t-elle. Mais je préfère vivre d’amour.

— C’est cela ! s’écria-t-il en se levant et en faisant quelques pas dans le bosquet, la marotte de la sentimentalité, dont les femmes prétendent s’armer contre nous, et dont elles ne font que s’assommer elles-mêmes ! Et qui veut t’empêcher d’aimer, ma pauvre enfant ! Ce n’est pas moi, je t’assure. Aime tant que tu voudras, mais avec décence, c’est-à-dire en secret, quand ton amour ne peut s’accorder avec les lois sociales. Voyons, Lucie, dit-il en se rasseyant près d’elle et en passant le bras autour de sa taille, tandis qu’il la regardait avec un sourire équivoque et des yeux brillants, tu n’es plus une petite fille et tu as bien compris déjà que le savoir-faire est tout en ce monde. Tu sais qu’il y a des femmes, et tu en as pu voir à Poitiers, qui, pour être mariées, n’en sont que plus libres, des femmes que cependant le monde traite avec respect. Tout leur talent consiste à garder les convenances et à faire que ce que tout le monde sait, personne ne soit en droit de l’affirmer. Il ne s’agit pour cela que d’avoir un vieux mari, bon enfant… comme il s’en trouve…, à l’aide duquel on peut impunément rendre heureux Michel ou François, sans se compromettre… Lucie, tu as tort, je te parlais en véritable ami.

Elle était debout devant lui, pâle d’une émotion qu’elle n’avait encore jamais éprouvée. L’étonnement et l’indignation luttaient sur ses traits. Enfin d’une voix émue : Je ne puis vous comprendre, ou vous m’insultez, dit-elle. En même temps elle sortit du bosquet et prit le chemin de la maison. Elle marchait droite, à pas tranquilles ; des pleurs limpides coulaient lentement sur ses joues, et tout dans son attitude était à la fois si noble et si doux, que M. Bourdon, riche nature déviée, en qui s’alliaient étrangement la fourberie et la spontanéité, se sentit ému. Il courut sur les pas de la jeune fille.

— Lucie, pardonne-moi, lui dit-il, et après ton mariage, comme avant, compte sur moi comme sur un ami.

Elle répondit en tremblant :

— Vous m’avez fait beaucoup de mal !

— Tu es un ange, et je ne le savais pas, dit-il en lui baisant la main. Pardonne-moi et ne refuse pas mon amitié, car tu auras besoin d’amis bientôt, ma pauvre enfant. Je crois toujours que tu fais une folie ; mais tu es pure et sincère, et je ne puis te plaindre qu’en t’admirant.

— Vous avez tort de me plaindre, répondit-elle ; on ne peut avoir tous les biens ensemble, et j’ai pour mon partage ce qu’il y a de meilleur.

Cependant les préparatifs du mariage, si pleins de charmes pour tant d’autres, ne furent pour elle qu’un calice d’amertume à vider. Seule, elle eût eu plus de force, mais il lui fallait à chaque instant soutenir les défaillances de son père et de sa mère, trop faibles et trop peu généreux pour accomplir sans murmurer la tâche qu’ils avaient acceptée. Dans les démarches officielles qu’il eut à faire, M. Bertin eut l’air d’un homme honteux de ce qu’il fait, et quand on lui adressa des railleries, il répondit par des injures et des emportements qui donnèrent au public plus ample pâture. Gustave à son tour accourut de Poitiers pour s’opposer à ce mariage, qu’il qualifiait de déshonorant. Il accabla sa sœur d’injures et provoqua en duel Michel qui refusa.

— On sait bien que je ne puis pas avoir peur de ton frère, dit il à Lucie, quand il s’agira d’une lutte à coups de poing ; quant au pistolet, comme il disait, c’est une honte qu’un chrétien puisse avoir de pareilles idées, et tout le monde ici me trouverait méchant ou fou d’avoir accepté. D’ailleurs, on en pensera bien ce qu’on voudra ; je n’ai qu’une affaire, c’est de t’épouser, et l’on ne me forcera point à m’occuper d’autre chose.

Le 1er octobre on vint à Chavagny de plusieurs lieues à la ronde. Aux fenêtres des maisons, dans les rues, à la mairie, dans l’église, partout, des curieux avides s’attroupèrent. Les Bourdon s’étaient absentés, Mlle Boc avait clos, en signe de deuil, toutes les ouvertures de sa maison, et jusqu’aux lucarnes du grenier. Mais, dès huit heures du matin, elle courut à l’église, où elle observa toutes les cérémonies d’en haut, par le trou des cloches. Le cortége fut en retard. Au moment de partir, une défaillance avait pris Mme Bertin. Elle déclara tout haut en pleurant que le courage lui manquait pour affronter la risée publique. Lucie pâlit en regardant Michel ; mais il répondit par un sourire.

— Madame Bertin, dit-il, donnez-moi le bras et venez avec moi. Je vous jure que personne ne rira sur votre passage, quand je devrais fermer la bouche à toute la paroisse. Mais ça ne vous convient pas ? Eh bien, prenez toute seule par le plus long, pendant que nous irons de l’autre côté. Vous êtes sûre de ne rencontrer personne là où l’on sait que nous ne passerons point.

Elle fit ainsi. Quant à M. Bertin, il avait pris son parti depuis plusieurs jours. Il ne mariait pas sa fille à son gré, c’est vrai, mais il la mariait : c’était déjà quelque chose. Il avait d’ailleurs la faculté de se faire admirablement aux circonstances, pourvu qu’elles n’eussent rien de pénible matériellement. Déjà il s’était mis en frais de grosses plaisanteries. Puis il se réjouissait aussi de faire enrager Mme Bourdon.

On partit. Lucie marchait devant, donnant le bras à son père. Elle n’avait pas voulu afficher le costume ordinaire des demoiselles bourgeoises ; elle avait une robe de mérinos bleu, un fichu de tulle blanc croisé sur la poitrine comme ceux des paysannes, et sur sa tête un léger voile très-court dont une branche de fleurs d’oranger fixait les plis par derrière. Elle était si charmante et si modeste ainsi, que la foule, venue pour l’insulter, au moins dans sa pensée, laissa échapper un murmure d’admiration et la suivit d’un œil respectueux.

Gène, mariée depuis huit jours, venait ensuite, donnant le bras à Michel. Plus courageuse que brave, elle était venue pour fortifier Lucie de sa présence ; mais la pauvre enfant avait peine à marcher, et en approchant de la rue principale, où se tenait la foule, elle faillit s’évanouir. Les autres personnes étaient seulement la mère Françoise et les quatre témoins : Cadet, Bernuchon, Isidore, et un cousin de Michel.

Aux abords de la mairie, se trouvait Chérie Perronneau, qui allait de groupe en groupe en s’étouffant de rire et en disant mille sottises. Mais après le passage de la mariée, l’aîné des fils à Voison lui dit rudement :

— Tais-toi donc, la Perronnelle ! tu auras beau rire jusqu’aux oreilles, avec ta grande bouche, tu ne nous feras jà voir si gentille mariée, ni marié si fier et si content.

En sorte qu’à Chavagny, où toute la journée il ne fut parlé que de ce mariage, tous les jeunes gens s’accordèrent pour envier le sort de Michel. Les jeunes filles seules glosèrent aigrement sur la mariée. Le soir, jasant au seuil des portes, les vieilles et les vieux racontaient, les unes comment Petit-Jean épousa la fille d’un roi, les autres, au temps de la guerre d’Allemagne, comment des chanoinesses et des baronnes accueillaient le soldat français. En résumé, si la malignité eut large pâture, la justice et l’égalité furent admises à ramasser les bribes du festin, — généreuse aumône. Un gueux a-t-il droit de se plaindre, s’il obtient la dernière place à la table d’un roi ?