Librairie de Achille Faure (p. 426-453).


XIX


Clarisse fut alitée pendant huit jours. Elle n’a pas été raisonnable, elle a trop dansé, disait sa mère.

— Eh ! ce n’est pas cela, répondait la pauvre fille qu’une fête eût encore ranimée. Ses yeux devenaient de plus en plus caves et brillants, sa maigreur était effrayante. M. Jaccarty venait de temps en temps ; il palpait le pouls de Clarisse, l’interrogeait assez légèrement, causait d’autre chose et s’en allait.

— Il ne faut pas la tourmenter, disait-il. Donnez-lui de bon bouillon gras, du vin vieux, et laissons faire la nature.

Il n’y eut bientôt plus de poules dans la cour des Bertin. Le vin rouge était fini ; on n’osait plus en demander d’autre chez M. Bourdon. La triste malade, qui sentait la vie lui échapper, avait des regards d’une amertume inexprimable quand, au lieu des cordiaux dont son estomac affaibli avait besoin, elle ne voyait devant elle que des aliments lourds et grossiers. Un soir qu’elle s’était couchée sans vouloir souper, Mme  Bertin dit à Lucie : Viens avec moi, prends ton châle et partons. Elles laissèrent M. Bertin assoupi dans son fauteuil et sortirent.

— Où allons-nous ? demanda Lucie.

— À la Crassonnière, chez ton oncle Grimaud. Peut-être ne laissera-t-il pas mourir sa nièce sans un secours. Grand Dieu ! faut-il être réduit à implorer la pitié, nous ! Voilà donc le sort qui m’était réservé à la fin de ma carrière ! En quoi ai-je mérité les vengeances du ciel ? Dieu, qui m’entendez ! et vous, mes pauvres filles, mes chères filles ! je vous ai entraînées dans le même gouffre de maux !!!

Tandis qu’elle parlait ainsi, tout en marchant vite, elle levait les mains au ciel, et le vent faisait flotter son châle autour d’elle. Elles pleuraient toutes deux. La nuit était grise et sans étoiles ; le vent d’automne soufflait dans les rameaux en faisant tourbillonner les feuilles. Seules dehors à cette heure, elles n’entendaient que le bruit de leurs pas, l’aboiement des chiens de ferme et le gémissement de la chouette au loin.

Elles firent un long détour pour éviter un village, de peur d’être reconnues. Il y a près d’une lieue de Chavagny à la Crassonnière, aussi n’arrivèrent-elles qu’aux environs de neuf heures. Les domestiques furent ébahis en les voyant, et le vieux propriétaire en devint cramoisi sous sa perruque rousse.

— Vous m’avez fait une peur du diable ! s’écria-t-il. Et qu’est-ce qu’il y a ?

— Je vous le dirai, mon oncle, quand nous serons seuls.

— Eh bien ! que fais-tu là, toi ? dit M. Grimaud en se retournant vers la vieille Catherine, sa gouvernante.

— Jésus, mon cher monsieur, rien du tout ; c’est que je pensais que ces dames auraient ben pu vous donner une attaque, de la peur qu’elles vous font. Je voulais savoir si mam’zelle Clarisse était point morte ?

— Pas encore ! dit la pauvre mère, et quand la domestique fut de l’autre côté de la porte, avec ces manières théâtrales qui lui étaient devenues comme naturelles, elle se jeta aux pieds de M. Grimaud, en s’écriant :

— Je viens vous supplier d’adoucir ses derniers moments.

— Bon ! bon ; je n’aime pas ça. Relevez-vous ; dites-moi simplement ce que c’est. Que diable ! il faut me ménager un peu ; je viens de souper ; est-ce que vous avez peur que je devienne centenaire ? Allons, mesdames, asseyez-vous, et voyons ce qu’il y a de si pressé.

Lucie, prenant la parole, exposa le dénûment et les souffrances de sa sœur.

— Pauvre fille ! pauvre fille ! dit le vieil avare ; mais, que diable, vous croyez donc que j’ai de l’argent plein mes armoires ? Ces quarante francs que je vous ai donnés l’autre jour, c’était tout ce que j’avais. On ne peut pas me reprocher de n’être pas généreux, que diable ! car enfin, même à bien prendre, je ne vous dois rien, je ne suis pas votre oncle véritable, moi, depuis la mort de ma femme, et puisqu’il n’y a pas d’enfants. C’est égal ! Je veux être pour vous un bon parent, mais le moyen ! le moyen !

Elles se taisaient, écrasées de honte et d’indignation. Il reprit :

— J’ai encore un peu de vin ; je vas vous en donner. Est-ce là ce qu’il vous faut ?

— Je suis réduite à l’accepter, dit Mme Bertin.

Il prit la lumière, alla dans sa cave, et revint avec un panier de bouteilles cachetées.

— Ça me revient à un franc pièce, tout au moins, et ça en vaut à présent une fois davantage. Il y en a douze ; c’est comme qui dirait vingt-quatre francs. Allons, vous pouvez emporter ça. Vous voyez que je ne suis pas un mauvais parent. Cette pauvre petite me fait pitié, voyez-vous ! Mais c’est égal, madame Bertin. Tout ça, c’est de la peine et de la dépense inutiles, je vous le dis. Enfin, les mères sont comme ça !

Elles revinrent chez elles, presque suffoquées sous le poids de leurs larmes et de leur fardeau.

— Mon père avait raison, maman, dit Lucie, quand il nous assurait qu’il ne fallait rien demander à M. Grimaud.

— Ah ! ma fille ! c’est affreux ! Mais je ne sais plus ce que je suis devenue ; pour ma pauvre malade, je mendierais sur les chemins. Hélas ! moi qui avais tant de fierté !

En arrivant, elles trouvèrent Clarisse qui toussait et pleurait dans son lit. M. Bertin était couché : on l’entendait ronfler de l’alcôve.

— Ah ! vous êtes heureuses, vous, de pouvoir vous promener, dit la malade, tandis que je suis là souffrante et abandonnée.

— Chère sœur, dit Lucie, nous revenons du village chercher un panier de vin que l’oncle Grimaud t’a envoyé.

— Ah vraiment ! dit-elle, adoucie et consolée.

Lucie ralluma le feu, déboucha une des bouteilles, et présenta bientôt à sa sœur une succulente rôtie, qui calma la pauvre malade, et lui procura le sommeil.

À dater de ce jour, Lucie veilla toutes les nuits dans sa chambre, jusqu’à deux et trois heures du matin, pour faire à la lueur d’une maigre chandelle les broderies les plus fines et les plus délicates. Elle se levait ensuite de bonne heure. Quelquefois elle avait les yeux bien rouges, la pauvre enfant, et pourtant elle ne gagnait pas trois francs par quatre nuits de veille.

Une nuit, elle entendit frapper aux vitres de sa fenêtre. Ce ne pouvait être que Michel ; elle éteignit sa lumière et ouvrit.

— Depuis trois nuits, je vois votre chambre éclairée, lui dit-il. Pourquoi cela ? ma Lucie, êtes-vous malade ?

Quand elle lui eut appris le motif de ses veilles, frappé de douleur, il se tut, puis il la supplia de se coucher tout de suite ; et quand elle le lui eut promis, il s’en alla bien vite. Le lendemain, en ouvrant sa fenêtre, Lucie trouva trente francs dans un papier sur lequel était écrit :

« À ma Lucie, de la part de son mari. »

Deux larmes d’amour brillèrent dans ses yeux, qui se tournèrent vers la maison de Michel. On était aux derniers jours d’octobre, et l’abondante rosée des nuits, cristallisée, couvrait la terre d’une couche argentée. À travers les rameaux dépouillés des lilas, elle vit s’ouvrir la porte de la petite maison et Michel en sortir, la bêche sur l’épaule. Comme son attitude est noble ! Que son pas est grave et majestueux ! C’est l’homme de cœur et de travail qui est le roi de la nature. Désormais, pour dérober ses veilles à Michel aussi bien qu’à sa mère, Lucie veilla dans une autre chambre donnant sur la cour. Touron prétendit y avoir vu quelquefois deux ombres.

Ce propos, ou quelque autre, arriva-t-il aux oreilles des Bourdon ? Peut-être. Un jour du commencement de décembre, M. Bourdon prit à part son cousin Bertin, qui, seul depuis un mois, venait au dîner du dimanche, et l’avertit qu’il était temps de songer à envoyer Lucie passer la saison à Poitiers. Les bals s’ouvraient dans un mois ; il n’était pas trop tôt pour se préparer.

— Mon cher, je le voudrais, dit M. Bertin, et tu sais bien que je t’ai parlé de ça le premier ; mais, vois-tu, nous sommes trop à sec cette année pour pouvoir seulement acheter un bout de ruban, quand notre pauvre malade n’a pas ce qu’il lui faut.

— Je me chargerai de la dépense, dit M. Bourdon. Une robe de tulle et quelques brimborions ne sont pas une affaire. Aurélie fera les emplettes. Ainsi donc, c’est convenu.

— Oui, à moins que ma femme ne se puisse passer de Lucie ; car notre pauvre Clarisse est si exigeante !

— Il ne s’agit pas de cela, dit M. Bourdon d’un ton impératif. Il ne s’agit pas de sacrifier Lucie à Clarisse, mais de les soigner toutes deux. Or, tu sais que ta fille cadette, elle aussi, est malade à sa manière. Elle a besoin de changer d’air, et l’année prochaine il serait trop tard. Crois-moi, mon vieux ! ajouta-t-il en serrant la main de M. Bertin.

— Eh bien, oui, tu as raison, et je te remercie, mon cher, de tout mon cœur. Tu es un excellent parent. J’annoncerai la chose à ces dames ce soir.

— Certainement, ce sont de bons parents ! disait le lendemain à la Touron Mlle Boc. D’abord, tous les dimanches de la vie, M. Bertin emporte une bouteille de vin et des gâteaux le soir, après dîner. Vous savez tous les cadeaux qu’ils ont eus pour le mariage de Mme Gavel ; eh bien ! M. Bourdon va encore acheter une toilette de bal tout entière pour envoyer Lucie danser à Poitiers. On veut tâcher de l’établir, voyez-vous. Et quand même on n’y réussirait pas, ça lui fera toujours connaître le monde, et ça lui changera les idées. Elle en a bien besoin, la pauvre enfant !

— Seigneur ! mam’zelle ; je crois bien ! puisque… voyez-vous… c’est pas pour le dire au moins… mais enfin… on ne le croirait pas, si on ne l’avait vu… puisqu’enfin… il monte la nuit par sa fenêtre !…

— Touronne ! Touronne, s’écria Mlle Boc, si agitée, qu’en se relevant toute droite elle fit tomber à terre son peloton de laine et ses lunettes, taisez-vous ! et ne dites jamais des choses pareilles devant moi ! Grand Dieu du ciel ! une demoiselle comme il faut ! ça n’est pas possible ! je n’y crois pas ! dites-moi que la lune vient de tomber de là-haut, à la bonne heure !…

Cependant, quelques minutes après, le cou tendu l’une vers l’autre, et parlant à voix basse, elles s’entretenaient des détails de l’escalade, et peut-être s’engagèrent-elles jusque dans les probabilités et conséquences ; car de temps en temps elles détournaient la tête d’un air pudique en joignant les mains, et l’on vit plusieurs fois Mlle Boc se voiler la face. Mais elle ne laissa point partir la Touron sans que celle-ci eût fait le serment de ne rien répéter de ces horribles choses. Seigneur Jésus ! — car ça ferait croire à la fin du monde, voyez-vous.

Lucie refusa d’aller à Poitiers. Cela souleva contre elle une nouvelle tempête, et M. Bertin déclara, en faisant trembler les vitres, qu’il ne souffrirait pas ces simagrées, et que si elle ne voulait pas profiter des bienfaits de M. Bourdon pour aller dans le monde, elle en profiterait pour aller au couvent, où il la fourrerait lui-même bon gré malgré. Après tout, ces repaires-là pouvaient avoir du bon dans certains cas.

Mme Bertin entreprit de prouver à Lucie qu’elle devait faire violence à ses goûts de retraite pour aller briller dans le monde, où l’appelait son rang :

— Michel, quoiqu’un honnête garçon, n’est pas fait pour prétendre à toi, ma fille. Il n’y a que les pastorales où de pareilles amours soient supportables ; mais il ne faut pas prendre ces histoires-là au sérieux. Tu verras, Lucie, quand des jeunes gens de famille brigueront tes regards, comme tu renonceras à la folie ! Songe, ma fille, combien il sera doux pour toi de relever la famille, par un beau mariage, de l’abaissement où elle est tombée. Ta sœur pourrait être sauvée par de meilleurs soins peut-être, et plus tard tu pourrais lui procurer un parti convenable, un homme mûr et sage, distingué par ses connaissances, et qui après de certains malheurs serait bien aise d’embellir sa vieillesse par le choix d’une compagne aimable. Ton mari, s’il était puissant, ferait donner une bonne place à Gustave, et nous rajeunirions, ton père et moi, en contemplant votre bonheur à tous. Ah ! ma chère Lucie, ton cœur est trop tendre pour n’être pas touché d’un pareil tableau !

Quoique gorgée d’amertume en se voyant exclue du bonheur réservé à sa sœur, en voyant son avenir mis au rebut et délaissé, comme si déjà elle eût été dans la tombe, cependant Clarisse insistait aussi auprès de Lucie, non pas avec tendresse, ni même avec aucune apparence d’intérêt, mais avec le dédain et la sécheresse dont elle avait pris l’habitude vis-à-vis de sa jeune sœur, depuis que celle-ci avait avoué son amour pour Michel. Lucie fut inébranlable ; non-seulement elle répugnait à recevoir l’hospitalité de M. Gavel, mais surtout elle pensait que son séjour à la ville, au milieu des fêtes, remplirait Michel d’inquiétude et de chagrin. Elle fut bien surprise quand il l’engagea lui-même à partir, d’une voix ferme et d’une volonté décidée.

— Me semble, lui dit-il, que vous ne serez bien à moi que si un autre sort ne vous fait point envie. Depuis que je vous ai vue pleurer pour la honte qu’on vous fait à cause de notre amour, j’en suis tout rempli de tourment et de souci, et me ferais quasiment reproche, moi aussi, de ne point être un beau parti pour vous. Allez donc voir ce que c’est que le monde, ma Lucie, et quand vous reviendrez, si vous trouvez alors Chavagny trop petit et votre Michel trop simple, vous me le direz, n’est-ce pas ?

— Je vous dirai, répondit-elle en essuyant les larmes que le courageux garçon laissait couler sur ses joues malgré lui, je vous dirai comme à présent, Michel, que je vous aime, et que vous êtes bien supérieur à cette foule d’hommes qui ne sait ni connaître la justice, ni aimer le bonheur. Je sais à peu près, cher ami, par ceux que j’ai vus, ce que peuvent être les hommes du monde.

— Oui, ma Lucie, mais ils ne sont pas tous pareils. S’il n’y avait que des Gavels là-bas, je ne voudrais point que vous alliez salir vos mains à toucher leurs mains, non ; mais votre Michel ne serait pas un homme si ce que vous aimez en lui ne se trouvait pas chez d’autres : eh bien, un brave garçon qui vous aimerait, Lucie, et qui avec ça aurait un gentil parler, de belles manières et de beaux habits, pourquoi ne vous plairait-il pas mieux que moi ?

— Pourquoi ! pourquoi ! Michel ? Par cette seule raison qu’il ne serait pas vous. Ne sentez-vous pas cela ? Et comment osez-vous, en nous torturant tous deux, effacer ainsi notre amour dans votre pensée ? Quoi ! si je trouvais un être plus parfait que vous, ce serait une raison pour ne plus vous aimer ? Ce qu’on aimerait, ce serait donc seulement le bien ? Oh ! j’aime le bien, et je vous aime ! J’aime en vous ce qu’il y a de bien, mais surtout à la manière dont vous le faites. Quand je vois dans vos yeux briller l’enthousiasme, cela m’émeut bien plus que d’apprendre une belle action. Les plantes aiment la chaleur et l’humidité ; mais elles n’en veulent recevoir que du soleil et de la rosée. Un autre, Michel ! un autre ne serait pas vous ! Je ne puis vous dire autre chose. Je ne puis bien expliquer pourquoi, mais je le sens profondément. Et ne pouvant à la fin retenir ses larmes, elle ajouta en couvrant son visage de ses mains : Vous oubliez donc les baisers que je vous ai donnés ?

— Non, ma Lucie ! s’écria-t-il, non, tout ce que je t’ai dit, je n’y crois pas vraiment, et pourtant… Je t’en supplie, tâche de me comprendre. Si tu reviens de là-bas telle que tu es à présent, alors je me sentirai fort comme cent hommes, et plus heureux que le bon Dieu. Tandis que, par moments, j’ai souci malgré moi, quand je suis loin de vous, en pensant que vous pourriez un jour avoir quelque regret.

— Avec ces doutes, Michel, vous souffrirez trop pendant mon absence.

— Non, non, va ! Je sais souffrir et attendre. Et puis, vous m’écrirez…

Elle consentit donc au voyage, et fit ses préparatifs. Ce n’était pour elle qu’un temps à passer et une épreuve à subir ; mais pour ses parents, ce fut presque un terme à atteindre comme celui de la béatitude éternelle, après quoi tous les maux devaient être conjurés. On vendit l’argenterie, à condition qu’elle pourrait encore être rachetée dans trois mois ; et, pour mettre un peu d’argent dans la poche de Lucie, en même temps que pour acheter du blé, et boucher un nouveau déficit de leurs finances, Mme Bertin fit, aux mêmes conditions, le sacrifice de sa bague de diamants, une jarretière de cent francs, dont cependant elle aurait cru ne jamais se séparer. Mais un avenir prochain n’allait-il pas réparer les injures de la fortune ? Lucie bien souvent surprit les yeux de sa mère attachés sur elle avec une complaisance remplie de secret espoir. Cette phrase un jour échappait même à Mme Bertin : Quand tu seras une belle dame… Et une fois qu’elle assistait à une fête somptueuse dans les salons de sa fille, il lui arriva de se retourner pour admirer le chatoiement de sa robe de soie. Malheureusement ses regards ne tombaient alors que sur une robe d’indienne décolorée, et semée d’autant de reprises qu’il y a de fleurs dans un pré à la Saint-Jean.

Mme Bertin n’oublia pas de donner beaucoup d’instructions à Lucie sur la manière de se tenir en société. Elle lui enseigna la révérence en trois temps, lui défendit de valser, lui dicta quelques phrases dignes et vertueuses à répondre en cas d’une déclaration, et la pria de relire soigneusement les Amours du chevalier Grandisson, Adèle et Théodore, et les Contes moraux, pour se familiariser un peu avec les mœurs et les dangers du monde.

Le 5 janvier, Lucie partit pour Poitiers avec son oncle Bourdon. Elle était profondément triste, et son amour-propre souffrait presque autant que son cœur. Chargée de toutes les espérances de sa famille, elle allait au-devant de déceptions que son bon sens lui faisait préjuger inévitables, trop femme pour ne pas souffrir de sa défaite, trop aimante pour ne pas redouter un triomphe qui eût attiré sur son amour de nouvelles persécutions.

Elle emportait de plus une commission secrète assez embarrassante. Quelques jours avant son départ, Lucie avait rencontré la Mourillon qui semblait la chercher, et qui l’avait priée, puisqu’elle allait à Poitiers, de s’informer à l’hôpital de l’enfant de Lisa. — Car sa fille ne faisait que pleurer en y pensant, et même la nuit, en rêve, quelquefois, elle baillait des bramées qui les faisaient tressauter dans le lit. Un soir, qu’elle avait vu comme une chandelle dans un coin de la chambre, elle s’était évanouie en disant que c’était l’âme du petiot qui venait lui reprocher sa mort, et mêmement elle, ne voulait point se marier, quoique Jean l’en pressât fort, de l’idée qu’elle avait de reprendre un jour l’enfant quand il serait grand, et qu’il pourrait seulement conduire les oies. Donc, il fallait savoir à quoi s’en tenir, car si le petit était mort, elle n’aurait plus de raison pour ne pas se marier, et s’il vivait, eh bien, peut-être pourrait-on décider Jean à le prendre tout de même, puisqu’il aimait tant Lisa.

Les jours chez les Bertin se passèrent tristement après le départ de Lucie. Avec son courage, sa douceur et sa fraîche jeunesse, elle était à elle seule toute la vie de cette maison. Clarisse elle-même regrettait ses soins et sa complaisance.

Au bout de huit jours, on reçut avec transport une lettre de Lucie, mais elle satisfit peu :

« Chère maman,

« J’ai été accueillie par ma cousine très-convenablement, comme elle fait toutes choses, vous savez. J’ai une belle chambre, du feu le soir et le matin, beaucoup de politesse, et tout ce qu’il me faut. Seulement, je commence à m’ennuyer déjà. C’est la première fois que je vous quitte, et que je me trouve seule au milieu d’étrangers. — En vérité je puis les appeler ainsi. — Pourtant M. Gavel a pour moi de grandes prévenances ; mais cela même me gêne un peu. J’avais le cœur gros en vous quittant. Les premiers jours, la nouveauté des choses m’a distraite ; mais à présent je sais par cœur toutes les beautés du salon d’Aurélie et j’ai vu passer presque toute la ville sous ma fenêtre. Je voudrais sortir, visiter les rues et les monuments, me mêler un peu à la foule, me promener surtout, car je souffre réellement de n’avoir rien à faire, et je me sens plus fatiguée tous les soirs que je ne le suis chez nous après une journée de lessive ou de jardinage. Malheureusement, Aurélie ne sort guère, et je ne puis sortir sans elle. C’est un esclavage auquel sont soumises ici les demoiselles. Moi qui ai deux ans de plus qu’Aurélie, je ne puis sortir sans son patronage, ou, ce qui est plus étrange encore, sans avoir au moins celui d’une domestique. Cela est insupportable, et en y réfléchissant je trouve que c’est odieux et insultant. Évidemment on nous garde. Je ne puis t’exprimer, chère maman, combien cela m’indigne de me voir ainsi tenue en laisse, comme ces petits chiens de race ignoble dont on suspecte la fidélité.

« J’ai fait des visites avec Aurélie. D’abord, par politesse, on m’a fait dire quelques banalités, puis Aurélie et la maîtresse de la maison se sont mises à parler de quelques bruits de ville et des personnes de leur société pendant un quart d’heure, après quoi nous sommes parties. Nous sommes allées ainsi le même jour dans plusieurs maisons où l’on a dit à peu près les mêmes choses sur les mêmes sujets. L’ennui que j’éprouvais, et l’obligation d’être à peu près immobile, me causaient une souffrance nerveuse et une envie de bâiller presque insurmontable.

« J’ai assisté à deux bals déjà. C’est fort joli. J’étais assise à côté de plusieurs jeunes personnes, et le cœur me battait très-fort ; je n’osais rien dire, j’écoutais. Au bout de quelque temps, je me suis sentie assez encouragée pour causer à mon tour, et j’ai été très-surprise de trouver qu’on n’avait pas dans le monde, beaucoup plus d’esprit que moi. J’ai fait la connaissance d’une jeune demoiselle très-aimable et très-recherchée, qui s’appelle Amélie Boissot-Laribière. Elle est aussi très-bonne et très-franche. Elle a, je crois, vingt-cinq ans. Son père est un conseiller à la cour royale, et on m’a dit qu’elle ne se mariait point parce qu’elle n’avait qu’une très-faible dot. N’est-ce pas étrange ? La place de son père vaut déjà 3,000 francs ; et ils possèdent une jolie campagne : mais ils sont quatre enfants. Mlle Amélie est cependant une des mieux mises de la ville, et il y a chez eux beaucoup de luxe. Tu vois, chère maman, ce que c’est que le monde.

« Je t’ai dit avant de partir de quelle commission la Mourillon m’a chargée. Ne pouvant sortir seule, tu juges si je me suis trouvée en peine pour cela, car enfin je ne pouvais parler à Aurélie de cette affaire, et outre que je ne sors guère avec les domestiques, il me répugnait de mettre une de ces filles dans mon secret. Voici ce que j’ai imaginé : je me suis fait conduire, sous prétexte de dévotions à faire, à une église assez proche de l’hôpital des Enfants-Trouvés, et comme c’était le matin d’assez bonne heure, et que la femme de chambre avait ses occupations, j’ai obtenu qu’on m’y laissât seule, en disant de venir me chercher seulement une heure après. Aussitôt le départ de Victorine, je me suis hâtée de sortir de l’église, mais qu’ai-je trouvé sur l’escalier ? Mlle Boissot-Laribière qui montait accompagnée de sa domestique. Elle m’a plaisantée sur ma solitude et sur le trouble de ma contenance ; j’ai préféré lui dire où j’allais, et pourquoi, afin qu’elle me gardât le secret. Alors elle a poussé la complaisance jusqu’à m’accompagner. La vue de cet hôpital serre le cœur, et tous ces enfants sans mère, hâves, moroses, tristes ou effrontés, font un mal horrible à voir. Quand la supérieure m’a dit d’une voix sèche : Louis Fernand, entré à l’hospice le 23 septembre, âgé de trois jours, mort un mois après chez sa nourrice, maman, je n’ai pu m’empêcher de pleurer. La supérieure m’a regardée d’un air très-soupçonneux, et m’a dit qu’il ne fallait pas regretter les enfants du vice, qu’il serait à désirer au contraire que Dieu les appelât tous à lui. Et moi, je disais en sortant à Mlle Amélie, qu’il serait plus humain peut-être d’étouffer ces pauvres enfants dès leur naissance que de les livrer ainsi à des êtres dépourvus d’humanité.

« Nous avons causé très-sérieusement dans le trajet de l’hôpital à l’église, et Mlle Amélie m’a parlé du monde avec une haine si vive que je n’ai pu m’empêcher de lui dire qu’elle était ingrate envers lui. — Parce qu’il m’accable de compliments ? a-t-elle répondu. Je l’amuse, et il est assez bon pour aimer cela !… Certes, je lui dois une grande reconnaissance !

« Arrivée dans l’église, alors elle s’est jetée sur un prie-Dieu, la tête dans ses mains, et il m’a semblé qu’elle pleurait. Tu vois, chère maman, que le monde est loin de donner du bonheur, même à ceux qu’il admire.

« Je relis ma lettre, et m’aperçois que j’ai fait un oubli qui vous semblerait impardonnable. Je n’ai manqué au bal que deux contredanses la première fois, qu’une seule la seconde.

« Si vous avez besoin de moi, rappelez-moi près de vous, j’y retournerai avec joie. Et donnez-moi promptement des nouvelles de Clarisse et des vôtres.

« Gustave se porte bien ; je le vois quelquefois, mais nous ne pouvons que rarement nous promener ensemble, à cause de ses occupations.

« Je n’ai vu qu’une fois Mme Delbès : elle n’est plus la même pour moi.

« P. S. Tu voudras bien, chère maman, annoncer à la Mourillon la mort du pauvre enfant.

« Aurélie est un peu souffrante ; mais c’est, dit-on, un commencement de grossesse ; M. Gavel en paraît très-heureux. »

Michel aussi reçut une lettre le même jour. La sienne était partie plus tôt que celle de Mme Bertin, mais sous l’adresse de Gène. Cette bonne fille vint à Chavagny sous prétexte de faire une commission et remit la lettre à Michel, qui dans l’effusion de sa reconnaissance l’embrassa de toutes ses forces.

— Fou ! dit-elle en riant pour cacher son trouble, je le dirai à Cadet !

Car à présent Cadet Mourillon était fiancé de Gène et ils devaient se marier à la fin de l’année.

LUCIE À MICHEL.

« Que faites-vous, mon ami ? Je suis tourmentée de votre peine, car je sais que la vivacité de votre imagination vous créera mille ennuis en mon absence. Aussi je me hâte de vous écrire aussitôt qu’il m’est possible, car, le croiriez-vous ? quoique je n’aie rien à faire, je suis beaucoup moins libre ici qu’à Chavagny. Je m’ennuie déjà extrêmement. La froideur solennelle de ma cousine me serre le cœur. Les meubles de soie et de velours, les glaces dorées, les bronzes, les pendules, me regardent de haut et me font regretter nos vieux meubles si laids, mais qui avec leur air de famille et d’amitié me tenaient vraiment compagnie. Je me sens ici profondément seule.

« Je pense à vous tout le jour, ici comme à Chavagny, mais je n’ai plus l’espoir de vous rencontrer.

« Vous allez m’écrire, n’est-ce pas ? Il faudra me parler beaucoup de vous, comment vous êtes, ce que vous faites, et ce que vous pensez. N’allez pas me dire que vous avez de l’inquiétude et des doutes, mais dites-moi bien toute la vérité. Michel, je ne puis vous exprimer quel souci j’ai de vous. Je me sens chargée de votre bonheur, et me fais un continuel reproche de vous avoir abandonné. C’est vous cependant qui l’avez voulu.

« Oh ! méchant ! vous mériteriez que je vous donnasse de la jalousie. Écoutez ! je me suis aperçue que ; généralement, on me trouvait assez bien, et je vous écris le lendemain d’un bal où j’ai dansé quatre fois avec le même danseur, un jeune homme très-aimable, Michel. On m’en a même fait des plaisanteries, et j’ai appris en même temps que ce monsieur a régulièrement chaque hiver une passion nouvelle. Quelle abondance de cœur ! Ne pensez-vous pas que cela me touche ? Mais vous voulez savoir encore s’il est mieux que vous. Ah ! Michel, je ne puis vous répondre qu’avec mes yeux sur cette question-là. Regardez-les bien. Ils sont toujours les mêmes, et vous savez ce qu’ils vous disent quand vous les regardez.

« Michel, je vous aime, et vous le savez ; laissons toutes ces folies. Le monde, mon ami, n’est pas aussi beau que vous le rêvez, ni que je le rêvais moi-même. Les gens d’ici ressemblent à ceux de Chavagny plus que vous ne pensez. J’ai même trouvé deux ou trois ressemblances d’air et de visage réellement frappantes, et Mlle Amélie, une de mes connaissances nouvelles, à qui je parlais de cela, me disait, car elle a voyagé, qu’on retrouve partout, à des centaines de lieues, et chez des peuples différents, des types pareils et des visages semblables. Cela devrait donner à penser à tout le monde, n’est-ce pas ? que nous sommes tous une même famille, plus étroitement unie qu’on ne pense, et qu’il y a d’autres parentés que celle du sang. Je ne crois pas que nos deux visages se ressemblent, Michel, mais à coup sûr nous sommes parents, vous et moi. N’en disons rien, on nous demanderait des dispenses pour notre mariage.

« Moi, je suis toujours pleine de certitude et d’espérance, Michel, et je voudrais qu’il en fût ainsi de vous. Je m’ennuie loin de vous, mais je suis si heureuse de vous aimer et de porter partout avec moi votre pensée, que mon sort ne serait pas à plaindre si je n’étais inquiète de vous. J’ai toujours sur mon cœur la tristesse de vos adieux.

« Vous tenez à connaître mes impressions, les voici : — D’abord je n’étais pas venue à Poitiers depuis l’âge de six ans. J’ai été saisie d’émotion à cause de quelque chose de solennel qu’il y a dans la hauteur des maisons, dans l’aspect de la foule, dans la sonorité des rues, le bruit des voitures, le luxe des appartements. J’ai observé que les choses nouvelles nous frappent toujours de respect d’abord, jusqu’à ce que nous les ayons connues. Cette impression ne persistera pas sans doute. Je vous l’ai dit, les gens d’ici ressemblent à ceux de chez nous, sauf des habitudes et des usages. Y a-t-il quelque chose de plus ? Oui, mais il y a aussi quelque chose de moins. Et je puis vous assurer déjà que je ne suis pas faite pour vivre à la ville. Non-seulement je désire d’être où vous êtes, mais je souffre déjà du manque d’espace et de liberté. Adieu, mon ami, adieu, Michel ! Je n’ose pas essayer de vous dire combien je vous aime ! »

Après avoir passé toute la soirée à savourer cette lettre, Michel passa toute la nuit à épancher sur le papier sa joie et son amour. Les jours suivants, comme le temps ne permettait pas le travail au dehors, il s’enferma de nouveau dans sa chambre pour lire et écrire tour à tour, continuant, en l’absence de sa chère institutrice, à s’instruire de son mieux. Tout cela affligeait grandement la mère Françoise, car avait-on jamais rien vu de pareil ?

On entrait en février quand le bruit courut dans Chavagny que Mlle Lucie allait épouser un monsieur de Poitiers. La nouvelle était sûre ; elle venait de chez les Bourdon, par Mlle Boc, et M. Bertin lui-même s’en était vanté. En parler devant Michel fut une joie que se donna la Chérie Perronneau, comme il était chez elle en journée, Michel ne douta pas et fit bonne contenance ; pourtant il s’en revenait triste, quand, passant au sentier derrière chez Bourguignon, il se sentit frapper sur l’épaule.

— Ah ! c’est toi, Cadet.

— Parguié ! Je t’attends là depuis une demi-heure. Gène m’a donné ça pour toi.

C’était une longue lettre de Lucie. Elle contenait ce passage :

« Voici bientôt un mois que je suis ici, et l’ennui que j’éprouve devient si profond de plus en plus, qu’aussitôt que je suis seule je ne puis m’empêcher de pleurer. Je suis plus lasse que je ne pourrais l’exprimer de m’habiller deux ou trois fois par jour, de recevoir et de faire des visites, d’aller en soirée, d’entendre toujours à peu près les mêmes choses, et de passer enfin ma vie à perdre mon temps, ce qui est, Michel, je vous l’assure, la seule occupation de toutes les femmes et même de beaucoup des hommes qui m’entourent. Le bal ne m’amuse plus du tout. Le seul intérêt soutenu qu’on y puisse prendre est celui de la coquetterie, et je ne puis pas y être coquette, moi, puisque vous n’y êtes pas.

« À présent, je crois connaître suffisamment le monde où je suis, quoiqu’il me fallût des années pour devenir une femme du monde savante dans l’art de causer et d’agir. Eh bien, c’est, à mon avis, Michel, un beau cadre contenant un triste tableau, un édifice aux portes superbes avec un intérieur délabré. On s’épuise à mettre de la grandeur dans les apparences, et en même temps on s’étouffe soi-même sous un tas de petits soins, de petits préceptes, de petites réserves et de grandes gênes, tant qu’à la fin on se trouve tout garrotté. Quant aux plaisirs, je vous le répète, ils manquent d’intérêt pour moi. Un seul m’amuserait beaucoup, c’est le spectacle, mais les principes d’Aurélie le lui permettent rarement.

« J’écris souvent avec instance à mes parents de me rappeler près d’eux ; mais ils ne semblent pas m’entendre. Ma mère me répond : Tu n’as donc pas encore rencontré celui qui doit fixer ton choix ? Ah ! Michel ! s’ils veulent attendre que je l’aie trouvé ici…

« Je vous ai parlé d’un jeune homme qui dansait beaucoup avec moi. Ma froideur et quelques paroles assez claires que je lui ai dites pour le décourager, semblaient produire un effet contraire, et comme il paraissait décidément très-amoureux, son père vient de l’envoyer passer l’hiver à Paris. Maintenant qu’il est parti, peut-être consentira-t-on à mon départ, car vous savez, pauvre ami, le désir de me marier possède ma famille, et chaque fois que mon oncle Bourdon vient ici, les questions qu’il fait devant moi sur mes succès dans le monde m’impatientent et m’humilient. Quand serai-je à Chavagny !

« Des répugnances encore plus graves me rendent mon séjour ici de plus en plus odieux. D’abord Aurélie est aussi désagréable pour moi qu’elle peut se permettre de l’être. Je me suis aperçue qu’elle reçoit avec déplaisir les compliments qu’on lui fait sur sa cousine, et qu’elle s’ennuie de m’avoir à ses côtés. Moi, j’étais plus modeste, et ne me serais point avisée sans elle de croire que je pusse lui faire tort. Mais ce n’est pas dans le monde seulement qu’elle est jalouse, mon ami, et, le croiriez-vous, elle a réellement lieu de l’être dans sa maison. Michel, je plains ma cousine de toute mon âme ; elle ne peut être que bien malheureuse.

« Quant à moi, jugez si ma situation est pénible : les attentions, les compliments, les prévenances excessives de M. Gavel me sont insupportables ; ses regards me blessent, toute sa manière d’être vis-à-vis de moi, surtout quand il nous arrive d’être seuls, me cause un profond malaise, et de plus j’ai à supporter encore la haine injuste de ma cousine et son chagrin très-légitime. Dans tout cela, Michel, vous devez le penser, il n’y a rien de déclaré ; en apparence, tout se passe entre nous très-convenablement. Cependant, je ne puis supporter plus longtemps une situation pareille.

« M. Gavel n’a-t-il pas osé me parler de vous, Michel ! Ma réponse a dû lui faire sentir, en même temps que mon estime pour vous, mon mépris pour lui, et j’ai été bien aise de cette occasion ; car, du reste, je ne lui dis rien, n’osant pas avoir l’air de le comprendre.

« Quant à vous, mon ami, qui avez aussi le droit d’être jaloux, ai-je besoin de vous dire que je me garde des familiarités de cet homme comme je ferais des morsures d’une vipère ? Votre Lucie a, plus que jamais, soin de sa dignité depuis qu’elle vous appartient, et je comprends mieux ce qui pourrait y porter atteinte depuis que je vous aime. »

La semaine d’après, un samedi soir, à nuit tombée, la carriole du père Bourguignon, revenant de Poitiers, cahotait sur le chemin étroit, encaissé, raboteux, qui va des Èves à Chavagny. La jument poitevine, aux pieds poilus, au large ventre, dont la croupe étroite projetait deux pics escarpés, accablée de fatigue, boitait tout bas, tandis que Bourguignon, qui marchait devant elle, tantôt l’encourageait de la voix : Hé ! la Rousse ! allons ! allons ! sens-tu pas l’écurie ? tantôt s’adressait à une forme humaine, enveloppée d’un manteau qui glissait dans l’ombre à côté de lui. Il gelait depuis plusieurs jours, le froid à cette heure était extrême ; dans l’ornière, la glace craquait sous la roue, et la terre était sonore sous les pas.

— Vous allez trop vite, au moins, mam’zelle, disait Bourguignon. La Rousse et moi ne saurions vous suivre. Hé ! hé ! vous êtes pressée de revoir vos mondes, ça se comprend. Mais qu’ils vont être étonnés, dà ! Puisque je vous ai dit que M. Bertin me disait encore, pas plus tard qu’avant-z-hier, que vous restiez à Poitiers jusqu’au Carême.

— Eh bien, il se trompait, répond la douce voix de Lucie.

— Ça se peut, mam’zelle, ça se peut ; après ça, personne sera fâché de vous voir, tout au contraire. Y en a même qui seront joliment contents ! À propos de contents, nous avions tous ces temps un gars qui ne l’était guère. Jésus, mon Dieu ! sait-on ce qu’il peut avoir ! Un si gentil jeune homme ! et si aimable ! et qui était autrefois gai comme un pinson ! À c’t heure, il ne fait plus que regarder dans les livres, et il se tient si propre qu’on dirait un monsieur ; sans compter qu’il devient fier et que pas une âme ne le voit plus. C’est-il drôle ça ! Vous savez ben qui je veux dire, mam’zelle Lucie.

— Oui, Bourguignon ; mais à présent que nous voici tout près du village, je vous souhaite le bonsoir et je prends les devants. Demain matin, vous m’apporterez ma malle, n’est-ce pas ?

Elle s’éloigna rapidement, et quand Bourguignon ne put la voir, elle se mit à courir. Bien qu’elle eût déjà beaucoup marché, elle ne sentait pas la fatigue, et son cœur bondissait comme un enfant joyeux. Elle allait revoir enfin sa chère maison, ses bons parents, et lui, lui, Michel ! Ah ! quel étonnement il aurait ! quel bonheur ! Si elle allait le rencontrer ?… Non ! sa joie serait trop vive et trop éclatante ! Hélas ! comment les joies humaines sont elles forcées de se cacher aux hommes !

Elle arrivait à l’angle du cimetière, en face de la maison de Françoise, quand elle entendit un pas à sa gauche. Ce pas, elle le connaissait bien ! Elle s’arrêta, le cœur palpitant. Celui qui venait, quand il fut en face d’elle, s’arrêta aussi. Au travers de l’ombre, il distinguait sans doute que cette forme n’était pas celle d’une paysanne.

— Michel ! murmura-t-elle si bas que l’air à peine en fut ébranlé.

Mais cependant il jeta un grand cri, et, la prenant dans ses bras avec un mélange de terreur et d’ivresse, il l’étreignit comme s’il eût douté de sa réalité.

— C’est bien vous, ma Lucie ! lui disait-il, quand tout à coup un jet vif de lumière brilla, et l’on entendit la voix de la mère Françoise, qui venait d’ouvrir sa porte.

— Est-ce toi, Michel ? n’as-tu pas crié ?

— Oui, mère, s’écria-t-il en se précipitant vers elle, j’ai pris peur follement pour une chèvre blanche qui s’est venue donner contre moi.

— Rentre, Michel, rentre vite, mon gars, si c’était le malin ?

— Non point, mère, je l’ai reconnue, c’est la chèvre à Gauchet. Elle se sera écartée, et je vas l’attraper pour la leur rendre.

— Allons ! allons ! à ton idée, mais prends garde au moins !

Elle referma sa porte.

Ils passèrent alors dans le pré tous deux. L’herbe s’écrasait sous leurs pieds avec un bruit sourd.

— Quel temps rude pour ce long voyage ! ô ma pauvre chérie ! Vos petites mains sont froides, et vos pieds, donc ! Laissez-moi vous porter.

— Michel, vous n’y songez pas ! Calmez-vous un peu. Allez-vous devenir fou parce que me voilà ?

— Peut-être bien ai-je failli le devenir tout à l’heure. C’est comme un rêve ! oh ! non, c’est bien mieux ! C’est vous ! vous, ma Lucie ! Hélas ! puisque je ne puis te voir, laisse-moi l’embrasser. Lucie, à présent vous ne partirez plus ?

— Oh non ! j’ai trop souffert là-bas. Je n’ai pas su vous dire par lettres la moitié de mon ennui.

— Vrai, ma Lucie ? Que vous ont-ils donc fait ?

— Eux ! Mais je n’y songe pas. Quoi, Michel, vous ne devinez pas ma plus grande peine ?

— Ah ! si, va, je la connais bien. Lucie, ma chérie, serait-il possible ? M’aimez-vous autant que je vous aime ?

— Ingrat ! c’est moi qui vous demande cela. Maintenant que l’épreuve est accomplie, maintenant que je puis dire en toute assurance, qu’à la vanité je préfère l’amour, m’accepterez-vous sans crainte pour votre femme ?

— Ne parlez pas ainsi, ma Lucie. Vous me faites frémir le cœur, comme si c’était vrai, et peut-être…

— Il faut espérer, Michel, espérer de toutes nos forces. Moi, je fais plus que d’espérer, je crois. Vous verrez, mon ami, les jours passeront, la résistance s’usera, et notre amour ; lui, ne s’usera point.

— Non, Lucie, non ! car plus le temps passe, et plus je vous aime ! Avant de vous avoir connue, mon cœur était comme un petit enfant ; il me semble à présent qu’il grandit sans cesse, et quand même je vous aime toujours de tout mon cœur, je vous aime toujours davantage.

Ils s’étaient arrêtés à l’ancien passage de la haie, fermé d’une palissade par M. Bertin. Michel enlevant Lucie dans ses bras, la passa de l’autre côté ; puis, à son tour, il sauta par-dessus. Ils se retrouvaient dans le cher bosquet, mais dépouillé de ses feuilles et de son mystère. Cependant ils s’y arrêtèrent encore, ne pouvant se quitter déjà. Un vent piquant soufflait autour d’eux ; mais ils n’avaient pas froid ; les mains de la jeune fille étaient emprisonnées dans celles de Michel, et l’amour et la joie circulaient dans leurs veines.

— Si vous saviez, disait-elle, comme je me suis sentie heureuse, quand, laissant derrière moi les toits de la ville, je me suis trouvée en rase campagne au sommet du plateau. Il n’y a pas de feuilles aux arbres, ni de verdure sur la terre, ni de soleil ; mais qu’importe ? Je retrouvais ma chère nature, belle et sauvage comme toujours. Les étrangers seuls, Michel, sont rebutés par son triste visage, l’hiver ; nous qui l’aimons, nous l’admirons toujours. Plus de murailles enfin devant moi ; c’était un immense espace ; des champs et des pâturages, avec des bois pour horizon. Une fumée seulement s’élevait de la fente d’un ravin. On voyait dans les prés de grandes flaques blanches glacées, et dans les champs une raie de glace serpentait entre chaque sillon. Pas un pauvre petit oiseau ; seule, une vieille pie mécontente grommelait dans un arbre noir. Eh bien, Michel ! pourtant, j’ai senti mon cœur se gonfler de tendresse et d’enthousiasme, comme un exilé qui retrouve sa patrie.

— Je le vois bien, ma Lucie, vous êtes née pour être paysanne. Mais quelle paysanne vous ferez, mon Dieu ! Est-ce que vous ne trouvez pas que votre Michel a trop de bonheur ?

— Hélas, non ! puisqu’il faut nous quitter déjà. Si par hasard mon père était allé à la rencontre de Bourguignon ? Ils vont être bien étonnés de mon arrivée.

— Quoi ! ils ne vous attendent point ?

— Non, dit-elle avec un peu d’embarras, je suis partie subitement.

— Lucie ! s’écria-t il d’une voix altérée, ce Gavel vous a fait quelque injure ?

— Il a été inconvenant envers moi, c’est vrai, et je suis partie dès le lendemain.

— Ah ! dit-il avec rage ; il me le paiera ! S’attaquer à vous ! Mais il n’a donc respect de rien sur terre ! Mais Jean avait donc bien raison de le vouloir tuer ! Et moi, qui le prêchais, j’étais un imbécile ! un véritable fou ! Ah ! cet homme saura que je suis votre promis, Lucie.

— Calmez-vous, Michel, votre femme a su se défendre elle-même. Une parole et un regard l’ont courbé aussi bas qu’aurait fait votre main.

— Il a osé vous toucher, peut-être ? demanda-t-il en frémissant.

— Non ; ce visage, Michel, n’a reçu de baisers que les vôtres ; épargnez-moi de vous raconter ce qui s’est passé ; mais ne soyez pas jaloux de ce misérable ! Adieu, mon ami ! Au revoir.

Et, s’échappant de ses bras, elle partit en courant.

Ce fut grand émoi pour M. et Mme Bertin que de voir tout à coup entrer Lucie. Accablée de questions, et sommée de déclarer si elle ne s’était point brouillée avec sa cousine, elle dut avouer qu’elle avait été forcée de se brouiller avec son cousin.

— Grand Dieu ! la dépravation des hommes d’à présent est donc sans bornes ? s’écria Mme Bertin. À quel péril l’innocence est exposée ! Il n’y a plus qu’iniquité !

— Est-ce qu’il a voulu t’embrasser ? demanda brutalement M. Bertin.

— Je m’y suis opposée, répondit-elle en rougissant.

— Mais es-tu sûre qu’il y entendait mal, au moins ? Car entre parents on ne va pas se fâcher pour une gaudriole.

— J’en suis sûre ; et je vous avais déjà prévenus, dans une de mes lettres, que le ton et l’air de M. Gavel vis-à-vis de moi n’étaient pas convenables.

— Il t’a donc fait une déclaration ? demanda Mme Bertin.

— Oui, maman.

— Quel abominable séducteur ! s’écria-t-elle.

M. Bertin lâcha deux ou trois jurons. — Ta cousine peut se vanter d’avoir épousé une fameuse canaille, ajouta-t-il. Mais que lui as-tu dit, à elle, pour qu’elle te laissât partir ?

— Au fond, mon père, elle ne demandait pas mieux. J’ai feint d’avoir reçu de vous une lettre qui me rappelait, ma sœur étant plus malade. Je n’ai pas même pris le temps de dire adieu à Gustave. Nous lui écrirons demain pour le rassurer sur Clarisse.

— Hélas ! dit Mme Bertin, il n’y a pas lieu de le rassurer !

— Quoi, maman !

— Ta sœur est bien malade, reprit la pauvre mère d’une voix pleine de larmes.

En ce moment on entendit de la chambre voisine la voix de Clarisse qui appelait. Lucie courut à elle, et eut peine, en la voyant, à retenir un mouvement de terreur et de chagrin. La maladie avait fait d’effrayants progrès ; le visage de Clarisse était décharné et livide.

— Tu dormais ? lui dit Lucie en l’embrassant.

— Non, je ne puis dormir ; et pourtant je ne me lève guère depuis huit jours. — Sa respiration était sifflante. — Pourquoi reviens-tu si tôt ? Nous ne t’attendions pas. Es-tu déjà lasse de triomphes ? dit-elle d’un ton âpre et douloureux.

— Je n’en avais pas, chère sœur, et je me sentais étrangère là-bas. Le monde est triste, vois-tu, pour ceux qui n’ont pas de fortune. Aurélie, de son côté, s’impatientait de traîner en société une parente pauvre qui montrait toujours la même robe à chaque bal. Enfin j’étais inquiète de toi, et je m’ennuyais.

— Tu as donc bien fait de revenir, dit Clarisse avec plus de douceur. Je suis heureuse de te revoir à la maison. Tes soins m’ont manqué bien souvent. J’ai beaucoup souffert ! Elle ajouta péniblement : Et M. Alphonse Riveau !

— Il est à Paris, ma chère, occupé de se consoler d’un chagrin qu’il n’a peut-être pas.

— Il renonce à son amour pour toi ?

— Complétement.

— Et tu ris ? cela va bien affliger nos parents ; ils espéraient…

— Eh bien, dit Mme Bertin en entrant, tu es revenue fort à propos, ma chère Lucie. L’oncle Grimaud est à toute extrémité, il faut que tu ailles le voir demain matin.

— Oui ! oui ! certainement ! répondit le père. Il a souvent montré de l’attachement pour Lucie. Mais il s’agit de savoir si la grande nièce de Châtellerault la laissera entrer. Pardieu ! nous verrons bien. J’irai avec elle, moi !

— Tu ne sais pas, Lucie ; en vérité, c’est une chose horrible comme tous les héritiers de ce pauvre oncle sont venus fondre sur lui à la nouvelle de sa maladie. Il n’y a pas jusqu’à Mme Bourdon qui n’ait la bassesse de s’y rendre tous les jours. Elle lui a toujours fait mille chatteries ; mais à présent elle s’installe à son chevet pendant des heures entières, et celle-là, on n’ose pas lui refuser l’entrée, quoiqu’ils en enragent. Vraiment, les gens ont bien peu de délicatesse ! Tu lui diras quelques paroles tendres, n’est-ce pas, Lucie ! quelque chose de senti, et qui lui fasse impression.

— Mais je ne l’aime pas assez… dit-elle.

— Oh ! voilà des bêtises ! s’écria M. Bertin. Il faut faire comme les autres quand on y est forcé. Est-ce notre faute, à nous, si les gens s’y prennent comme ça ? On ne peut pourtant pas leur laisser le champ libre. Il faut hurler avec les loups !

Le lendemain, au réveil, ils reçurent avis de la mort de M. Grimaud. L’émotion la plus vive que cet événement leur causa fut d’apprendre que Mme Bourdon avait veillé jusqu’à la fin auprès du malade. Ils furent instruits de ce détail dans la matinée même par Lurette, qui le tenait de la Touron, à qui Mlle Boc avait dit à ce propos : C’est une femme bien méritante, ma chère amie, que Mme Bourdon.