Librairie de Achille Faure (p. 485-500).

XXI


On voit bien du changement en six années, même à Chavagny. Toutefois, en y rentrant au mois de juillet 1852, nous retrouvons au bourg sa même physionomie : la maison de maître Perronneau s’étale toujours imposante sur la grand’place avec ses rideaux de coton rouge ; mais la brune figure de Chérie nous apparaît cette fois sous un bonnet à fleurs et à rubans, au moment où elle descend d’une américaine conduite par M. Gorin, tenant à la main une petite fille de quatre ans environ, qui porte une robe à volants et un chapeau de soie, tandis que la Perronnelle, épanouie d’orgueil et de maternité, vient à leur rencontre. Mme Gorin a beaucoup enlaidi en quittant sa coiffe ; mais Mlle Boc en revanche est toujours la même ; derrière la fenêtre de la maison aux contrevents verts, voici bien sa figure sèche et curieuse, encadrée par les énormes tuyaux de son bonnet blanc, et l’aiguille à tricoter, fichée sur sa tempe, heurte inévitablement la vitre au bruit de vos pas.

Au seuil des maisons de la Grand’Rue, ce sont toujours les mêmes matrones, filant leur quenouille ou ravaudant. Il n’y a de changé que quelques enfants de plus.

Un cyprès et un rosier blanc ont grandi sur la tombe de Clarisse dans le cimetière.

La maison de la mère Françoise s’est enrichie de beaux espaliers et de rosiers en fleurs, greffés sur tige. La mère Françoise en ce moment, un enfant dans ses bras, descend le sentier qui conduit à la prée, du côté de la fontaine.

L’enfant a des yeux noirs et des cheveux blond de lin. Sa figure douce, intelligente et fine rappelle une figure de notre connaissance. Il joue indiscrètement avec le bonnet de sa grand’mère, qui s’écrie plusieurs fois d’un ton sévère : Lucien ! Lucien ! ce dont le petit bonhomme ne tenant compte, elle le pose enfin à terre en disant : Voyons ! c’est-il pas une honte, un grand garçon de deux ans et demi se faire porter comme ça ? Si je le dis à Micheline, elle se moquera de toi.

— Pas mignonne, Micheline, grand’mère, elle court trop vite avec son petit mali.

— Oh ! pardine, quand le Louis à la Gène est là, faut pas s’occuper d’elle. Attends seulement, loulou, que la petite Geneviève soit plus ferme sur ses jambes et elle te tiendra compagnie. Ça sera ta petite femme aussi, est-ce pas ?

— Non, dit Lucien d’un ton sérieux.

— Pourquoi ça ?

— Elle est trop petite.

La bonne femme n’admira pas dans cette réponse enfantine l’aspiration éternelle de l’humanité vers un idéal supérieur ; mais elle trouva le mot plein d’esprit, et saisissant de nouveau le petit Lucien dans ses bras, elle franchit la haie qui sépare son pré de celui des Bertin.

La prée avait rajeuni. De nombreuses rigoles, pratiquées en tous sens, charriaient d’en haut un liquide noirâtre, et déjà, malgré la chaleur, les regains étaient épais. Puis, tout au fond, dans la plaine, mûrissait une nappe énorme d’épis dorés, beaux et gras comme ceux du songe d’Égypte. Les haies ne s’étalaient plus en fouillis inextricable, mais, réduites à la largeur nécessaire, elles n’en étaient que plus vigoureuses et plus fleuries.

Ce jour-là surtout, la prée était belle à voir, tant par ses haies couvertes de linge blanc éclatant au soleil, qu’à cause d’un groupe de femmes et d’enfants qui allaient et venaient portant du linge et des corbeilles, tandis qu’en bas, sous les peupliers, retentissait, coupant le babil des laveuses, le bruit du battoir.

— Maman ! s’écria le petit Lucien qui, échappant à sa grand’mère, descendit en courant. Mais entraîné par la pente, bientôt il chancela, et ses petites jambes ne pouvant s’allonger assez pour atteindre le sol fuyant, il roula quelques pas plus loin dans les bras de sa mère, accourue à sa rencontre.

Lucie était bien plus fraîche qu’au temps où l’on admirait à Poitiers son élégance et sa pâleur. Ses yeux brillaient, sous son front blanc, d’un éclat magnifique, et ses joues un peu hâlées, mais fermes et vives, témoignaient d’une santé parfaite. Pour soigner le linge plus commodément, elle avait relevé ses manches et montrait ses bras ronds, brunis au poignet, forts comme ceux d’une paysanne. Du reste, les inflexions arrondies de sa taille trahissaient une nouvelle grossesse ; mais elle la portait bravement et sans la moindre gêne, car, enlevant gaiement le petit Lucien dans ses bras, elle courut avec lui jusqu’au pommier sous lequel Gène était assise. Celle-ci tenait endormie sur ses genoux une petite fille d’environ quinze mois, qui sous le fichu entr’ouvert de sa mère tétait encore en rêvant.

Deux autres enfants jouaient dans la prairie ; c’étaient le petit Louis, fils de Gène, et Micheline, fille de Lucie. Ils étaient âgés de cinq ans l’un et l’autre, et leurs mères en riant les disaient jumeaux.

Comme les paysannes de Chavagny, Mme Michel était vêtue d’une simple robe de coton, avec un grand tablier de même étoffe. Mais cette robe très-bien faite, s’ouvrait gracieusement sur un fichu intérieur de mousseline brodée, au travers duquel éclatait la blancheur du cou de la jeune femme, et sous son grand chapeau de paille on voyait comme autrefois deux bandeaux bien lisses et de belles nattes roulées soigneusement.

— Vous avez le beau temps, Lucie, dit en arrivant la mère Françoise, et votre linge est blanc comme neige. Ça n’est pas ma faute, au moins, si je n’ai pas gardé le petit plus longtemps ; mais quand il ne vous voit pas, ma fille, il brame après vous comme les chevreaux dans l’étable quand la mère est aux champs, et ça fait que je l’ai ramené pour qu’il ne pleure point.

— Je vous remercie, ma mère, dit Lucie en l’embrassant, pour me l’avoir gardé pendant une heure et pour ne l’avoir point contrarié. Maintenant il sera bien sage, et ne mettra plus son petit pied sur le linge, n’est-ce pas, Lucien ?

— Vous êtes comme moi, Lucie, dit la Françoise, vous ne battez point vos enfants, ce qui fait qu’ils n’auront point de méchanceté. Michel, tout vif qu’il est, n’écraserait pas une mouche, vous savez ?

— Oh ! je le sais, mère, dit la jeune femme. Et vous savez que je vous aime ! ajouta-t-elle en attachant sur la mère de Michel ses beaux yeux humides.

— Oui, Lucie, vous êtes une bru comme je n’aurais osé en demander une au bon Dieu ; et pourtant il me l’a donnée tout de même, de quoi je le remercie tous les jours.

— Et pourtant, mère Françoise, dit Gène en souriant, je ne sais point, mais je me défie que vous n’étiez guère plus que Mme Bertin portée pour ce mariage.

— Dame ! répondit la Françoise avec un peu d’humeur, savais-je, moi, comme ça tournerait ? De vrai qu’à voir mon garçon épouser une demoiselle, j’en avais le cœur malade d’angoissement. Nous autres gens d’âge, voyez-vous, nous aimons la coutume, parce que c’est comme qui dirait plus commode et plus sûr. Mais tout à l’heure vois-je pas que les choses sont tout à fait pour le mieux ? Allons, ma fille, je vas vous donner un coup de main là-bas, si vous n’avez rien à me commander ici.

— J’ai porté peine à ta mère, dit Gène après le départ de la bonne femme (car Gène tutoyait maintenant son amie, celle-ci l’ayant exigé). Mais vois-tu, les gens m’ont causé tant de chagrin pour ton mariage qu’à présent je ne peux pas m’empêcher de demander à tout le monde : Eh bien, qu’en dites-vous ? est-ce qu’elle avait tort ? Et surtout depuis cette horrible aventure de M. Gavel ! Eux qui t’avaient tant méprisée dans le temps, les Bourdon ! je voudrais bien pouvoir leur demander à présent laquelle de toi ou de Mme Gavel est la mieux mariée ?

— Tu es une orgueilleuse, dit Lucie avec un tendre sourire. Ma bonne Gène, cette revanche est trop cruelle pour qu’on puisse s’en féliciter.

— Oh ! je sais bien ! Mais nous avons comme ça un grain de méchanceté dans l’âme qu’on ne peut pas empêcher de pousser. Dis-moi, est-ce vrai que M. Gavel à présent veut aller en Amérique ? C’est Mlle Boc qui a dit cela.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas vu mon oncle depuis longtemps. Mais cela ne m’étonnerait guère, parce qu’après un pareil éclat il doit être mal vu en France de tout le monde, partout où il sera. Elle se tourna vers le haut de la prée, du côté de la maison, en disant :

— Ah ! voici Michel.

— Tu le sentais venir, est-ce pas ? dit Gène en riant.

— C’est vrai que lorsqu’il y a plus d’une heure que nous ne nous sommes vus, nos yeux se mettent à chercher d’eux-mêmes, et ce qu’ils cherchent ne tarde pas à se montrer. S’il n’était pas venu, j’allais imaginer un ou deux bons motifs de retourner à la maison. Lui, certainement, il vient aussi pour quelque chose d’utile ; tu vas voir.

— Eh bien, ne faut-il pas vous porter du linge ? dit Michel en arrivant.

Les deux jeunes femmes éclatèrent de rire. En même temps, Louis et Micheline, qui folâtraient à quelques pas, accoururent se jeter dans les jambes de Michel, tandis que Lucien et Geneviève, assoupis dans le giron de leurs mères, se réveillaient en criant.

— Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda Michel, qui prit le parti de se laisser glisser sur l’herbe entre les deux bambins. Et pendant qu’ils grimpaient, l’un sur son dos, l’autre dans ses bras, il ajoutait en regardant malignement Gène et Lucie, qui secouaient leurs marmots en riant toujours :

— Que d’enfants !… Dieu !… que d’enfants !

Fort et heureux, tel est l’aspect de Michel. Six ans de bonheur tranquille ont donné plus d’ampleur à sa stature, et à ses traits plus de sérénité, sans éteindre le feu de ses yeux, ni l’expression intelligente de sa physionomie. En voyant l’expression de son regard attaché sur Lucie, un observateur du monde jurerait que cette femme-là n’est pas la sienne.

— Ton oncle Bourdon est à la maison, dit-il.

— Jamais il ne dira, mon oncle, interrompit Gène.

— Est-ce qu’il dit, mon neveu ? répliqua Michel. D’ailleurs, pour de la vraie parenté, il n’y en a point entre nous. Tout de même, il me fait peine en ce moment-ci.

— Il y a donc quelque chose de nouveau ? demanda Lucie.

— Je crois que oui. La madame Bourdon est partie d’hier pour Rennes, et ton oncle a l’air tout triste. Je l’ai entendu parler avec maman Bertin de Mme Gavel et de Panama. Si c’est pour y aller, c’est bien loin. Il m’a demandé où tu étais, et je lui ai répondu que j’allais te prévenir. Ça sera soi-disant pour te parler de son journal d’agriculture, qu’il nous apporte, mais au fond c’est pour te conter ses peines et prendre conseil de toi. Tu feras donc bien de l’emmener au jardin pour causer.

— Il est vrai, dit Lucie, que mon oncle me témoigne beaucoup de confiance depuis quelque temps. Il voit que je m’entends au bonheur, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari, qui lui répondit par un regard où le Michel d’autrefois se retrouva tout entier.

Formant avec du linge deux couches improvisées, les deux jeunes femmes déposèrent côte à côte sous l’ombre du pommier leurs enfants endormis.

— Et maintenant, dit Gène, qu’il n’y a plus de linge à plier, je vais aider un peu à la laverie, pendant que tu iras voir ton oncle. Je prétends que la lessive soit sèche avant que je m’en aille ce soir, et l’on entend là-bas moins de coups de battoir que de coups de langue.

— Ça fera, dit Michel, qu’il y aura un peu plus.

— De quoi, malin ?

— Des deux, répondit-il.

— Je vas te charger de linge pour ta peine, répliqua-t-elle en riant, et de fait elle lui en mit sur l’épaule un tas énorme, qu’il monta vers la maison, accompagné de Lucie. Louis et Micheline les suivirent, attirés par l’heure de la collation et par l’espoir de certaines confitures que dispensait grand’maman Bertin.

Restée seule, après avoir donné un dernier regard aux petits dormeurs, Gène descendit en courant vers la fontaine.

Autour du bassin, les laveuses agenouillées frottaient mollement leur linge en écoutant la Lurette qui disait :

— C’est pour le sûr, puisque la Touron l’a su de Mlle Boc. Seulement, je me rappelle pas le nom du pays, parce que la Touron a pas su me le dire.

— Le savez-vous, Gène ? demanda-t-on de toutes parts.

— Quoi ? dit la jeune femme qui, après avoir relevé ses manches au-dessus du coude et s’être agenouillée aussi, commençait déjà de frotter. Ce que je sais pour le moment, c’est que le soleil baisse et qu’il faut nous dépêcher.

— On se dépêchera ! on se dépêchera ! Mais de remuer la langue, ça n’empêchera pas les bras d’aller, et vous pouvez ben nous dire si c’est vrai que la fille à M. Bourdon va s’en aller de France avec son mari.

— On le dit, répliqua Gène.

— Et oùs qu’elle irait donc ?

— En Amérique.

— C’est-il loin ?

— Oh ! très-loin ! reprit Gène, si loin qu’on n’en revient guère, allez !

— Seigneur ! faut-il ! une petite dame si mignonne ! trop fière tout de même ! elle est donc obligée de suivre son mari ? Et c’est-il à cause de ce qu’il a fait, ce M. Gavel, qu’on l’envoie là-bas ?

— Non, puisque ça n’a pas été prouvé, quoiqu’on sache bien qu’il est fautif.

— De vrai, dit la Lurette, j’en ai jamais ben su l’histoire, parce que la Touron elle-même s’y entendait guère, et qu’en se remémorant tous les tenants et aboutissants, elle a fini par me dire qu’elle croyait pourtant que Mlle Boc, à cause des messieurs Bourdon, lui avait arrangé la chose à sa manière.

— Moi, je connais le fin fond de l’affaire, dit Gène, puisque j’ai lu le procès.

— Dans le journal ?

— Dans le journal. Et puis Mme Michel a connu à Poitiers cette demoiselle Boissot-Laribière, la même précisément pour qui le procès a été fait.

— Oh ! contez-nous ça, contez-nous ça, Gène !

— Eh bien donc, c’était une grande et belle demoiselle, Amélie, qu’on la nommait, jolie, gaie, pleine d’esprit, une des mieux qu’on puisse voir enfin. Comment elle en est venue à être amoureuse de M. Gavel, un homme marié, c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Mais pourtant c’est une chose sûre, comme on l’a bien vu. Mme Michel m’a dit là-dessus que les hommes qui aiment tant les femmes, les femmes les aiment aussi, quoique ça soit bien bête, puisqu’elles doivent savoir d’avance qu’elles ne seront pas aimées longtemps. Enfin, c’est donc comme ça. Et pour… quant à être un coureur de femmes, c’est bien ce Gavel qui en est un, comme on l’a vu par ma belle-sœur Lisa. Je puis en parler, puisque tout le monde le sait.

— Pardine ! interrompit la Françoise, c’est moi qui ai vu ça de près, quand Michel l’a-t-amenée chez nous pour empêcher le père de la tuer.

— Oui ! oui ! dit une autre, et c’est pas ton Cadet, tiens, qui doit être fâché du malheur de M. Gavel.

— Pour sûr qu’il ne lui veut pas de bien, dit Gène. Enfin donc, si vous voulez savoir l’histoire, depuis son mariage il était comme auparavant, et sa femme, bien certainement, n’avait pas la vie heureuse, quoique riches comme ils sont. — Donnez-moi cette nappe, mère Bourguignonne. — Un jour donc, pour en revenir à Mlle Amélie, on apprend qu’elle est malade, et la voilà morte deux jours après. Ça fit grande peine. Tout le monde disait : Quel dommage ! et se demandait de quelle maladie. Mais le médecin lui-même n’y comprenait rien. On l’enterra donc. Un soir que les servantes du quartier causaient ensemble sur le pas de leurs portes, un peu tard, voilà que la servante de chez les Boissot dit que, pour elle, elle n’est pas pressée de rentrer, parce qu’elle a sur le cœur des choses qui l’empêcheront de dormir sa vie durant. Justement la servante du médecin était là avec les autres, elle répéta cela chez elle, en sorte que le médecin eut des soupçons et avertit les juges. On interrogea la servante ; et elle dit des choses qui firent qu’on alla tout de suite arrêter M. Gavel, avec une sage-femme de Poitiers. Oui ! oui, M. Gavel a été en prison, lui qui voulait bien y faire mettre mon homme, avec Michel et Jean, le mari de Lisa. Enfin on déterra Mlle Boissot, et les médecins virent qu’elle était morte d’une fausse couche, à cause de drogues qu’elle avait prises. Tout ce qui a été dit et contredit pendant le procès, je ne saurais vous le répéter, mais toujours est-il que la sage-femme a été condamnée et que M. Gavel n’a échappé que parce qu’on n’a pas pu trouver assez de preuves contre lui. Mais il n’en est pas sorti blanc, comme on dit, et même que dans le jugement les juges ont déclaré, il me semble, qu’il était coupable tout de même, ou quelque chose comme ça. Alors à Poitiers tout le monde leur a tourné le dos, et l’on n’a même plus voulu voir Mme Gavel, quoique bien sûrement ça n’était pas de sa faute. On connaissait pourtant assez M. Gavel auparavant ; mais Mme Michel m’a dit que dans le monde c’était ainsi, qu’on y peut faire les plus grandes sottises sans être moins considéré, à condition qu’on ne sera pas pris la main dans le sac ; mais qu’alors, si ça vous arrive, quand ça ne serait que pour une épingle, c’est fini. Apparemment qu’ils ne sont honnêtes que des yeux et des oreilles dans ce monde-là. Donc, M. Gavel, voyant comme les choses allaient pour lui à Poitiers, a demandé son changement, et on les a envoyés à Rennes. C’est loin, mais pourtant le journal y va, de sorte qu’on y savait déjà toute l’histoire, et qu’ils ont trouvé les portes fermées là comme à Poitiers. Faut croire qu’enragé de ça, M. Gavel s’est imaginé d’aller en Amérique, pensant qu’on ne l’y connaîtrait pas.

— Allez ! allez ! s’écria la Lurette, on est ben trompé dans ce monde ! Un homme si riche ! Aurait-on dit ça le jour de sa noce, quand il était si brave et qu’il donnait des poignées d’argent !…

— Oh ! reprit Gène en haussant les épaules, vous êtes comme ça, vous autres, un homme riche, il vous semble que ça ne peut pas manquer d’être un honnête homme.

— Sans doute, répliqua une autre. Et pourquoi ne le serait-il pas, ayant tout ce qu’il lui faut ?

— Il doit y avoir du linge de sec à présent, dit en se levant la Françoise. Je vais aider Lucie à le plier.

— Lucie est à la maison, répondit Gène, mais si vous voulez, mère Françoise, vous pourriez en l’attendant trier le sec sur les buissons.

Mme Michel craint le soleil ! observa une des laveuses, après le départ de la Françoise. Elle se souvient toujours d’avoir été demoiselle.

— Et quand elle s’en souviendrait, répliqua Gène aigrement, ça ferait-il tort à quelqu’un ? Faudra-t-il point que, pour ressembler à tout le monde, elle devienne jalouse et bavarde, comme on en voit tant ?

— Je ne dis pas ça, répondit la laveuse intimidée, mais je dis qu’elle n’est pas une vraie paysanne, quoi !

— Non, reprit Gène du même ton, non qu’elle n’est pas une vraie paysanne, puisque les dames pourraient prendre modèle sur elle, tout comme vous autres. Est-ce qu’elle n’est pas assez bonne, assez aimable, assez accueillante, voyons ?

— Oui ben, oui ben, répondirent-elles toutes ensemble, on n’en dit pas de mal, et vous ne devez pas, Gène, vous fâcher pour ça.

— Faudrait avoir trop de patience pour ne pas se fâcher, dit la jeune femme, en secouant si fort sa nappe dans l’eau qu’elle en arrosa toutes les laveuses de la pluie fine et perlée qui s’en tamisa. Oui, ça fait pitié que vous en soyez encore là tout bêtement à vous gausser de Mme Michel, seulement parce qu’elle a trouvé que nous valions autant que les autres, et qu’elle s’est mariée avec un paysan. Vous êtes donc bien fous, allez, de n’estimer les gens que quand ils vous méprisent, et de les mépriser quand ils font cas de vous.

— Seigneur Jésus, dit la Lurette, personne ici méprise Mme Michel, ben au contraire. Il n’y en a point de meilleure et de plus charitable, et tout le monde l’aime par ici. Mais voyez-vous, Gène, c’est parce qu’elle n’a pas fait comme les autres, et parce qu’elle continue toujours de faire à sa mode ; c’est là pourquoi on lui trouve à redire.

— À redire sur quoi ? demanda Gène.

— Eh bien, dit résolûment une des laveuses, pourquoi ne porte-t-elle pas la coiffe, puisqu’elle est la femme d’un paysan !

— Parce que ça est lourd, et lui ferait mal à la tête, répondit Gène d’un ton concentré.

— Pourquoi du moins ne la fait-elle point porter à la Micheline ?

— Parce qu’elle se méfie que ça l’empêcherait d’avoir de l’esprit, répliqua Gène du même ton.

— Pourquoi qu’elle tient ses enfants propres comme des petits messieurs ? La Lurette vient-elle pas à la fontaine tous les lundis lui laver un paquet de linge comme on n’en salit pas en trois mois chez nous ? C’est-il des manières paysannes, ça ?

— On ne les blâme pas, reprit une autre ; mais enfin on sait bien qu’ils se collent le nez dans les livres tous les dimanches et toutes les veillées d’hiver, au lieu d’aller comme ça les uns chez les autres causer un peu de ce qui se passe. Michel s’est-il pas mis à cultiver la terre à sa mode, sans égard à la coutume ?

— Et ça ne lui réussit point, pas vrai ? demanda Gène avec un regard foudroyant.

— C’est vrai qu’il a de belles récoltes, et les gens disent même que le bien vaut plus qu’auparavant ; mais ils disent aussi qu’il est fou de se donner tant de peine, puisqu’il partagera avec M. Gustave à la mort des père et mère ?

— Voyez-vous ça ? Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ce qui est fou là dedans ? c’est la parlerie du monde. Pas plus tard que la première année de son mariage, Michel a fait estimer le bien par expert, et ils ont fait un acte avec M. Gustave comme quoi Michel aurait à donner en argent la moitié de la valeur, après quoi le bien serait tout à sa femme et à lui. Ils en ont déjà payé une bonne part.

Ce dernier argument fit une vive impression sur l’assemblée.

— Oh ! donc ! dirent-elles, Michel va devenir un gros monsieur.

— Non, répliqua Gène, car ils ne veulent point cela, ils disent que le meilleur moyen d’être heureux c’est d’être paysans comme ils sont, avec de la connaissance et l’amour du travail. Et quand même ils feront bien instruire leurs enfants, pourtant ils n’en feront jamais des messieurs, ni des demoiselles, à moins donc que les enfants ne le veuillent absolument.

— C’est drôle, ça ! dit une laveuse.

Sur quoi les autres répétèrent : Oui, ma foi, c’est drôle tout à fait !

— C’est donc pour ça que Mme Michel ne met pas à sa fille des pantalons brodés, comme en a la fille à la Chérie ?

— Oui, dit Gène.

— Eh ben, elle a, tort, voyez-vous, observa la Lurette, parce que la Chérie s’en moque, elle qui est si fière ! Si j’étais que Mme Michel, moi, je voudrais que Micheline fût la plus belle, et la Chérie en crèverait de dépit

— Tenez, fit Gène en se levant avec impatience, ça servirait autant de battre un bâton dans l’eau que d’essayer de vous faire comprendre quelque chose.

— Je vous comprends, moi, Gène, dit la Bourguignonne, qui jusqu’alors n’avait presque rien dit. C’est que Mme Michel n’a point d’orgueil, et c’est l’orgueil qui fait faire au monde tant de sottises. Moi, je la méprisais comme les autres aut’fois, pour son mariage, et quand je pense à toutes les mauvaisetés qu’on a dites, et aux avanies qu’on lui faisait… sans compter qu’on en aurait fait davantage, si l’on n’avait pas eu peur de Michel… enfin c’était une abomination, quoi ! Donc, j’étais dans ce temps-là aussi bête et aussi méchante que les autres, en sorte qu’un jour que Mme Michel passait devant nous, je m’en rappellerai toute ma vie, je me mis à crier — faut-il, Seigneur ! jamais je me pardonnerai ça, quand même je vivrais cent ans — je me mis donc à crier : Eh ! la Michel ! m’attendant qu’elle passerait sans me répondre et bien fâchée, quand, point du tout, je vois sa figure qui se tourne de mon côté, si douce et si riante que ça me fend le cœur tout d’un temps et que j’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Du depuis ce temps-là, Gène, j’ai plus de respect pour Mme Michel que pour aucune femme que ce soit dans le monde ; elle m’a rendu des services comme si de rien n’était, et je me mettrais au feu pour elle, voyez-vous.

— Vous êtes une brave femme, et avisée, vous, Bourguignonne, dit Gène fort émue. Pour trouver encore à reprendre au mariage de Mme Michel, il faut être aveugle et imbécile. Tout a changé dans la maison. Le malaise y était, on n’y voit qu’aise à présent. Depuis que Mme Bertin s’est mise à prendre soin de la basse-cour, elle ne pousse plus tant de soupirs et ne dit plus de si grands mots ; tout au contraire, elle vous parle en femme raisonnable de ses poulets, de ses dindons, de ses canards, et on voit que ça l’amuse. Il n’y a pas jusqu’à M. Bertin qui se soit décidé à faire quelque chose, puisqu’il s’est pris de si grande amitié pour la vache Pigeaude, qu’il ne veut pas qu’un autre la soigne, et qu’il va se promener avec elle tous les jours. Enfin je vous dis, moi, que c’est des gens heureux, et m’est avis que c’est assez dire, puisqu’il y en a si peu.

Gène peut-être n’eût pas encore abandonné ce sujet, si les cris de sa fille ne l’eussent rappelée. Arrivée sous le pommier, elle y trouva Lucie qui tenait déjà la petite Geneviève dans ses bras. Les deux jeunes femmes, après s’être regardées, se demandèrent en même temps :

— Qu’as-tu donc ?

— J’ai pleuré, dit Lucie.

— Je viens de me fâcher, dit Gène.

— Oh ! oh ! méchante, pourquoi donc ?

— Dis-moi d’abord pourquoi tu as pleuré.

— Tu le devines, c’est à cause du chagrin de mon oncle Bourdon. Il est bien malheureux ! Aurélie veut suivre son mari. Songe quel éloignement, plus de deux mille lieues ! Sans doute, elle est à jamais perdue pour eux.

— Et que vont-ils faire là-bas ?

M. Gavel ne pouvait plus rester en France. Il est chargé par une compagnie d’étudier les terrains de l’isthme de Panama, au point de vue du percement, et aussi des mines d’or. Aurélie emmène son fils, et laisse la petite Madeleine à sa mère.

— Elle l’élèvera bien ! Si j’étais que M. Bourdon, j’emploierais toute mon autorité sur ma fille pour qu’elle reste avec moi. Et qu’est-ce qu’elle doit à un pareil mari ?

M. Bourdon y pensait. Je lui ai conseillé de n’en rien faire. Mon oncle, lui ai-je dit, je connais bien Aurélie : chez vous, dans cette position d’épouse malheureuse et isolée, son orgueil souffrirait trop, et son caractère s’aigrirait. Laissez-la s’immoler à ce qu’elle croit son devoir : c’est la seule consolation qui lui reste. Vois-tu, Gène, Aurélie fait ce qu’elle croit devoir faire ; mais chez les êtres comme elle, la vertu même est composée d’orgueil. Elle ne se demande pas si l’intérêt moral de ses enfants et sa propre dignité lui permettent de partager la vie d’un homme aussi méprisable ; mais ne pouvant se parer de bonheur, il faut au moins qu’elle se drape dans un dévouement.

FIN