Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 117-123).

IV

À L’AIGLE-D’OR


À trois heures, le lendemain, tandis que plus d’une belle dame dormait encore, Jack, qui avait une course à faire pour son patron, en chargea un galopin de ses amis, et se rendit à l’Aigle-d’Or. L’hôte était sur sa porte, en tablier vert.

« Arrivez donc, diablotin, lui dit-il, il y a là-haut un gentilhomme qui veut vous parler. »

Jack, en effronté gamin qu’il était, fut ravi de l’aventure et résolut de payer d’audace. Il mit son chapeau sur l’oreille, et monta, en sifflant, l’escalier branlant qui conduisait à l’étage supérieur. Il y trouva, près d’un bon feu, un jeune cavalier enveloppé d’un manteau, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, et qui s’était placé le dos au jour.

Jack referma la porte, mit le verrou, et, saluant l’étranger, lui dit :

« Je suis à vos ordres, monsieur le marquis. Que désirez-vous de moi ?

– Je désire, diablotin, que tu me répètes, mot à mot, ce que tu m’as dit cette nuit de Mlle Sabine Lichtlin.

– Je le ferai volontiers, Monsieur, mais quand nous aurons accompli certains rites magiques sans lesquels toute ma science m’abandonne. Veuillez faire apporter ici tout ce qui est nécessaire pour faire un bol de punch à la hollandaise.

– Charge-toi de ce soin, diablotin, je payerai ! »

Jack frappa du pied, le garçon monta, et apporta bientôt un assortiment convenable de bouteilles, de thé, de citron, de sucre et de cannelle. Jack renvoya le garçon et se mit à préparer le punch avec une gravité magistrale.

Le marquis le regardait opérer et se demandait s’il n’avait pas fait acte de dupe en prenant au sérieux les paroles d’un enfant de quinze ans.

« Or çà, diablotin, lui dit-il, où sont tes cornes et ton pied fourchu ?

– Je ne m’en sers que pour aller au sabbat, dit Jack ; en temps ordinaire, je passe pour être le petit clerc de Me Zimmermann. Mais je m’ennuie chez ce vieux tabellion ; sa servante, à elle seule, battrait les trois Parques, les Furies et Caron par-dessus le marché. J’ai donc résolu d’aller chercher fortune à Paris ; les gens d’esprit comme moi y font leur chemin. Mais il faut payer le coche. Je n’ai ni sou ni maille, et j’ai pensé qu’un bon avis donné à un galant homme, et n’aboutissant, après tout, qu’à faire marquise la plus charmante fille de Strasbourg, pourrait chasser de ma bourse un diable, mon ennemi, qui s’y loge obstinément depuis fort longtemps. Voyez plutôt. »

Il posa sur la table une bourse vide, et, allumant le punch, se mit à le remuer.

La chambre était assez obscure. Les flammes du punch éclairèrent d’une lueur bleuâtre le malicieux visage du clerc et l’étranger toujours enveloppé de son manteau.

Ils gardèrent le silence quelques instants. Le punch brûlait toujours, et Malignac, tirant de sa poche un écu, le mit dans la bourse du clerc.

« Or donc, fit celui-ci, il y avait aux environs de Strasbourg, ces dernières années, un vieux colonel, le baron Braünn, qui vivait retiré dans une maison de campagne, et, à la suite d’un accident de chasse, était devenu perclus des jambes. Il passait sa vie à jouer du violoncelle, mais si mal, si mal, que les bons musiciens le fuyaient comme la peste, et qu’il n’avait jamais d’autres auditeurs que ses domestiques et ses chiens. Un jour pourtant il se trouva qu’une très jeune personne, déjà excellente claveciniste, voulut bien jouer un duo avec lui, et, par compassion pour ce maniaque, passa les plus belles heures de ses vacances de pensionnaire à l’entendre écorcher les sonates, les concertos, etc., etc. Voici le punch fait, Monsieur, si nous buvions un peu.

– Volontiers », dit le marquis.

Ils burent, et le rusé clerc se mit à parler du bal :

« Ah ! Monsieur, dit-il, si cette Sabine y avait paru, quel effet n’eût-elle pas produit ? Elle est grande, élancée, ses sourcils et ses yeux sont noirs, son teint éblouissant. Je ne sais si elle danse, mais c’est un charme que de la voir marcher, et quand elle chante au clavecin, et que par bonheur les fenêtres sont ouvertes, le vieux Zimmermann lui-même laisse tomber sa plume et reste en extase. Ah ! certes, on comprend bien que le vieux baron Braünn en devint quasi fou, malgré ses quatre-vingts ans. Combien coûte le coche d’ici à Paris, Monsieur ?

– Que sais-je ? Trois louis peut-être. Voici toujours un écu.

– J’aime les récits bien ponctués, Monsieur. Ceci comptera pour une virgule. Je continue. Or donc, cette belle Sabine, quatre ans de suite, passa ainsi ses vacances, et sa tante et ses cousines se moquaient d’elle, et disaient qu’elle voulait épouser le baron. Mais ni lui ni elle n’y pensaient. Enfin le baron tomba malade, et vit bien qu’il allait mourir. C’était un homme fort brave, un chrétien solide. Il mit ordre à ses affaires de conscience, donna de la main à la main une aumône assez forte à son curé, et manda Me Zimmermann pour lui dicter son testament. On vint chercher mon patron en carrosse, et il m’emmena avec lui pour lui aider à descendre de voiture, car Me Zimmermann est fort gros et assez maladroit. Si nous buvions un coup, Monsieur ?

– Mettons un point », dit le marquis.

Il glissa dans la bourse un troisième écu.

« Le notaire fut introduit dans la chambre du baron, et on me laissa seul dans une antichambre. Je m’y ennuyais. J’avisai une petite porte dérobée, qui n’était fermée qu’au loquet ; je l’ouvris, je passai dans un couloir obscur, et j’arrivai dans un cabinet rempli d’engins de chasse, et qui n’était séparé de la chambre du malade que par une portière de tapisserie. Les voix du baron et du notaire m’arrivaient distinctement ; j’écoutai, et après une discussion assez confuse, j’entendis le baron dicter son testament. J’avais du papier et un crayon dans ma poche, j’écrivis à mesure tout ce qui concernait Mlle Sabine Lichtlin. J’ai conservé cette minute, jugeant qu’elle me vaudrait un jour quelque profit. Me suis-je trompé, Monsieur ?

– Cela dépend, dit le marquis. Est-elle exacte, et que dit-elle ?

– Elle est exacte et elle est à vendre, Monsieur. Vous saurez d’abord que ce baron était infiniment plus riche qu’on ne le croyait. Il venait tout justement d’apprendre qu’il héritait d’un oncle à lui, mort centenaire, sans tester, et dont la fortune était évaluée à un million. « J’ai attendu cet héritage longtemps, dit-il, et j’avais compté sur lui pour dégrever mes domaines ; il m’arrive au moment où je dois tout quitter. Je veux du moins qu’il appartienne à la seule personne qui m’ait consolé dans mon isolement. Mais Sabine est sous la domination d’une femme égoïste, incapable de l’apprécier et de la diriger. Je veux que ma fortune ne lui soit remise que le jour où elle sera libre, le jour où elle aura vingt et un ans, le 1er mai 1770. » L’histoire vous parait-elle jolie monsieur le marquis ?

– Oui, si elle est vraie ; mais qui me prouve que vous ne me faites pas un conte ?

– Vous êtes méfiant, Monsieur. Eh. bien, allez chez Me Zimmermann. Parlez-lui du testament du baron Braünn en homme qui le connaît, et si vous vous y prenez bien, il vous confirmera mes dires d’une façon ou d’une autre. Lisez ceci, mais d’abord promettez-moi que, si vous acquérez la preuve que j’ai dit vrai, vous me donnerez dix louis.

– Je vous le promets, foi de gentilhomme, » dit Malignac en étendant la main.

Le clerc lui remit alors un papier assez fané, mais où se lisaient fort distinctement les clauses du testament du baron. Malignac les lut avidement.

« Mais, dit-il, la fin n’y est pas. Voici une phrase inachevée... « Et, sans vouloir forcer le consentement de Mlle Sabine, je lui conseille d’accepter pour mari celui qui lui présentera la bague que... » Pourquoi vous être arrêté là ?

– Hé ! Monsieur, il ne faisait pas chaud dans le cabinet du baron ; j’éternuai par malheur, et le notaire s’écria : « On nous écoute ! » Il se leva, mais avant que sa grosse personne eût réussi à gagner la porte du cabinet, je m’étais sauvé dans l’antichambre et de là au jardin. Un quart d’heure après un laquais vint m’y chercher de la part de mon patron, qui me gronda bien fort d’avoir quitté mon poste. »

Le marquis questionna encore le clerc. Il tourna, retourna en tous sens son récit, relut vingt fois la copie et demeura convaincu que le clerc disait vrai. Il résolut d’aller consulter Mme l’intendante, et donnant encore un louis à Jack, lui promit de revenir à l’Aigle-d’Or le soir même, à neuf heures. Puis, vidant encore un verre de punch, les deux estimables personnages se séparèrent fort bons amis.

De la taverne de l’Aigle-d’Or le marquis se rendit à l’intendance, et sollicita l’honneur d’être introduit près de Mme la comtesse. Elle était à sa toilette, Lisette la coiffait pour le souper. Cette opération durait deux petites heures, pendant lesquelles madame recevait quelques intimes. Ce jour-là elle s’amusait beaucoup avec un petit chevalier et un petit secrétaire de M. l’intendant, bel esprit et faiseur de chansons. L’intendante s’amusait à passer en revue les divers incidents du bal. On en était au domino bleu. C’était le seul masque qui eût gardé l’incognito. L’If lui-même, quoique arrivé à Strasbourg le matin même du bal, avait été dénoncé par les valets ; mais sur ce domino bleu, qui mangeait comme un goinfre et buvait comme un gouffre, personne n’avait rien pu savoir.

« J’ai causé avec lui, disait le chevalier : il avait une voix de femme.

– Alors il la contrefaisait, dit le petit secrétaire ; car, lorsque je m’approchai de lui en lui demandant s’il avait parié d’avaler le buffet, il m’a dit d’une voix de basse-taille : « Qu’est-ce que cela te fait, Bout-Rimé, mon ami ? »

L’intendante éclata de rire, et Lisette eut toutes les peines du monde à garder son sérieux.

« Mais, dit le chevalier, si le bel If, qui fut votre danseur, Madame, était ici, bien sûr il nous tirerait d’intrigue. Il a causé plus d’une demi-heure avec ce domino bleu, et... justement le voici. »

Le marquis entrait. Il fut accablé de questions, et, prenant l’air fin, assura que le domino bleu était une belle dame, et qu’il ne la trahirait pas. Lisette était transportée de joie, l’intendante riait comme une folle, et le marquis, impatienté, se pencha vers l’oreille de sa cousine et lui dit :

« De grâce, débarrassez-vous de ces gens-là, j’ai à vous parler. »

Mme l’intendante invita le chevalier et le secrétaire à souper, et les pria d’aller de sa part avertir deux de ses bonnes amies qu’elle était trop fatiguée pour aller les voir, et les priait de venir souper avec elle. Ils partirent, très flattés de la commission ; l’intendante congédia Lisette, et eut avec le jeune marquis une longue et intéressante conversation où tout un plan de campagne fut tracé.

Il restait encore deux heures jusqu’au souper ; le marquis ne les laissa pas perdre, et se rendit chez Me Zimmermann. – Cunégonde l’introduisit dans le cabinet du notaire, sans lui faire traverser l’étude, mais par une porte entrebâillée il aperçut le nez pointu de Jack, et put échanger un mot avec lui.

Me Zimmermann offrit un fauteuil au visiteur, s’assit, releva ses lunettes et attendit que le marquis s’expliquât.

« Monsieur, dit Malignac, je désire vous parler du testament de M. le baron Braünn et de Mlle Sabine Lichtlin.

– Parlez, Monsieur, je vous écoute, dit le notaire.

– Monsieur, ce testament m’intéresse, attendu que j’ai l’intention d’épouser Mlle Lichtlin. Vous voyez que j’agis très franchement. Je sais que M. Braünn lui a légué toute sa fortune, fortune bien supérieure à celle qu’on lui supposait et qui provenait de la succession d’un oncle, mort centenaire à Prague, quelques semaines avant M. Braünn. »

Le notaire resta stupéfait. Jamais il n’avait parlé à âme qui vive du contenu du testament. Cependant il ne souffla mot.

Le marquis continua :

« De plus, vous le savez, Monsieur, le baron, sans vouloir forcer le consentement de Mlle Sabine, lui conseillait d’épouser celui qui lui remettrait une certaine bague...

– Ah ! Monsieur, c’est donc vous ! » s’écria Zimmermann. Le mot ne lui eut pas plus tôt échappé qu’il le regretta. Il se hâta de dire qu’il avait promis sur l’honneur de ne parler à personne au monde du testament avant de l’avoir lu à Mlle Sabine, ce qu’il ne devait faire que le 1er mai de la présente année.

Le marquis le loua de sa discrétion, lui protesta qu’il ne lui demanderait rien et que les termes du testament lui importaient fort peu. Il fit mille révérences, mille compliments, et courut, pétillant de joie, dire à sa cousine que le petit clerc avait dit vrai. À neuf heures il courut à l’Aigle-d’Or, remit dix louis à Jack, et retourna achever de souper avec l’intendante et sa folle compagnie, persuadé qu’avant peu, de joueur décavé, de roué criblé de dettes, il deviendrait millionnaire et recommencerait à s’amuser à Versailles comme par le passé.