Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 124-129).

V

LES VISITES


Le lendemain, le carrosse de Mme l’intendante roula dans Strasbourg, à la grande jubilation des Strasbourgeois. Excédée du silence de la ville, Mme l’intendante avait imaginé de faire garnir de grelots les harnais de ses chevaux isabelle. Ses laquais poudrés et enrubannés, en livrée couleur pêche, à galons bleu et argent, son cocher gros comme un muid, ses coureurs, et les cupidons voltigeants peints sur les panneaux du carrosse, complétaient les charmes de cet équipage galant ; aussi chaque sortie de l’intendante était-elle passée à l’état de réjouissance publique. Cette fois elle avait pris avec elle dans son carrosse, outre Lisette et son petit chien Brusquet, pomponné de rosettes bleues, le marquis de Malignac, tout habillé de velours vert-pomme, frisé, poudré, tiré à quatre épingles, et portant des boucles de souliers ornées de rubis et de perles fines. Il avait un joli chapeau sous son bras, un manchon d’hermine et une cravate de Malines des plus élégantes. Mme l’intendante, encore fort jolie malgré ses trente― six ans, portait une robe de damas lilas, bordée de martre, un mantelet et un manchon de même, et sur ses cheveux poudrés un charmant petit chapeau de velours vert à plumes de héron. Chacun de ses mouvements faisait jaillir un petit nuage de poudre et des effluves de parfums.

Les coureurs, précédant le carrosse, allèrent frapper à la porte de Mme de Haütern et annoncèrent leur maîtresse. À l’instant tout fut en mouvement pour recevoir cette belle visite. On attisa le feu, Mme de Haütern rajusta son bonnet, commanda à ses filles d’ôter leurs tabliers de soie et d’en prendre de dentelles, et se hâta, aidée par Sabine, de remettre le salon en ordre.

Quelques instants après, le bruit du carrosse entrant dans la cour la fit tressaillir. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit le marquis descendre et offrir la main à l’intendante.

« Ah ! se dit-elle, voilà un de ces jeunes officiers en question. Mais où est donc l’autre ? Vous pouvez vous retirer, Sabine. »

La jeune fille se hâta d’obéir et disparut.

La porte s’ouvrit, le valet annonça, et Mme l’intendante, entrant de fort bonne grâce à la main du marquis, le présenta à Mme de Haütern comme un jeune gentilhomme qui désirait passionnément obtenir l’honneur d’être reçu chez elle. Mme de Haütern répondit le mieux possible ; on s’assit, on causa du bal de la veille, et le marquis s’extasia fort sur la beauté, la parure et les grâces des bergères habillées de toile d’argent.

Mme de Haütern se croyait déjà belle-mère d’un marquis, et allait sonner pour faire appeler ses filles, lorsque l’intendante lui demanda si Mlle Sabine était malade, disant qu’on s’était étonné de ne pas la voir au bal.

Mme de Haütern répondit que Sabine n’aimait pas la danse.

« D’ailleurs, ajouta-t-elle, ma nièce est sans aucune fortune et n’est pas destinée à voir le monde.

– Mais, dit l’intendante, on la dit fort belle, et si vous la montriez un peu dans les compagnies, elle trouverait à se marier.

– Ces choses-là n’arrivent que dans les romans, madame la comtesse.

– Oh ! non, pardonnez-moi, madame la baronne, mais j’ai entendu dire que vos beaux yeux furent votre dot.

– Avec trois fermes d’un bon rapport, madame la comtesse, » dit Mme de Haütern, évidemment flattée du compliment fait à ses yeux, mais qui tirait encore plus de vanité de sa fortune que des charmes de son défunt printemps. « Mais, ajouta-t-elle, je veux que mes filles vous viennent remercier du plaisir qu’elles ont eu hier. »

Elle sonna et dit à son laquais d’aller appeler Mlles de Haütern.

« Et Mlle Sabine aussi, je vous en prie, dit l’intendante.

– Et Mlle Sabine aussi, » répéta d’un air vexé Mme de Haütern.

Les trois jeunes filles parurent bientôt : Itha et Thécla, rouges comme des pivoines ; Sabine, blanche comme un lis, et vêtue d’une robe de laine brune fort simple. Elles firent la révérence, s’assirent et répondirent aux questions multipliées de l’intendante à voix basse et sans lever les yeux, comme le voulait l’usage. Le marquis les regardait et se disait que Sabine en toilette ferait l’admiration de la cour de France. Il lui parla, lui décocha plusieurs compliments et n’en obtint que des réponses fort courtes.

La visite se termina, non sans que Mme de Haütern eût été contrainte de promettre qu’au prochain bal on verrait Sabine. En remontant en carrosse, Malignac assura l’intendante qu’il était pénétré d’admiration pour Sabine et voudrait l’épouser quand même elle n’aurait pas un sol.

Va-t’en voir s’ils viennent, Jean !

fredonna l’intendante, et, sur ce, elle lui promit de donner un bal dans quinze jours, pour qu’il revit la dame de ses pensées, lui plût et la demandât en mariage.

Ils firent encore deux ou trois visites, et tout Strasbourg ne parla cette semaine-là que de l’If et du joli marquis à marier. Deux ou trois douairières, femmes d’expérience, dirent cependant qu’on devait s’en méfier, vu la légèreté bien connue de l’intendante et le renom assez fâcheux de sa famille gasconne ; mais on les traita de prudes, de femmes à préjugés gothiques, et les meilleures maisons de la ville furent ouvertes au pimpant Malignac.

Sur ces entrefaites, deux banquiers de Strasbourg, les frères Gottlieb, garçons d’un âge assez mûr, mais fort riches et estimés, s’étant aperçus que leurs femmes de charge les volaient indignement, et que leur maison était fort mal tenue, tinrent conseil un beau soir, en fumant leurs pipes près du poêle, et, tout bien considéré, résolurent de se marier. La même idée leur vint en même temps. Afin de ne pas rompre leur association fraternelle, il convenait qu’ils épousassent les deux sœurs, Itha et Thécla de Haütern, filles raisonnables, bien élevées, bien dotées, habituées par leur prudente mère à surveiller de près les domestiques, et qui, n’étant plus de la première jeunesse, feraient parfaitement leur affaire. Mais consentiraient-elles à porter un nom plébéien ? Elles avaient refusé déjà bien des partis. Elles étaient fières et hautes comme le temps. Les deux frères là-dessus se prirent à songer, bourrèrent de nouveau leurs pipes de faïence, restèrent en silence une heure ou deux, et décidèrent enfin que, dès le lendemain, ils prieraient un bon chanoine de leurs amis d’aller sonder le terrain en causant avec Mme de Haütern.

Le lendemain, en effet, le chanoine alla faire visite à Mme de Haütern, et n’eut pas de peine à lui démontrer quel bonheur ce serait pour elle de marier richement ses filles tout près d’elle. Si elle tenait à les voir titrées, rien n’était plus facile aux frères Gottlieb que d’acheter une terre ou deux en Allemagne et d’en prendre le nom. Les savonnettes à vilain n’étaient pas chose rare, et ce qui l’était, ajouta le chanoine, c’était la chance de marier également bien et en même temps deux filles déjà majeures. Mme de Haütern, en sa qualité de bonne ménagère, comprit cela, et, sûre du consentement de ses filles, qui s’ennuyaient fort à la maison, elle pria le chanoine d’assurer les Gottlieb de sa bonne volonté.

À peine fut-il parti, qu’on frappa à la porte de la rue, et Mme de Haütern, regardant le petit miroir espion placé près de sa fenêtre, y vit se réfléchir la chaise à porteurs et les laquais de Mme l’intendante. C’était elle, en effet, qui venait, en négligé coquet, causer confidentiellement avec la baronne.

« Elle vient de la part du marquis, c’est sûr, se dit Mme de Haütern. Ah ! comme je vais l’attraper. »

L’intendante venait, en effet, de la part de M. de Malignac, mais c’était pour demander Sabine en mariage.

Mme de Haütern jeta des cris d’étonnement.

« Mais, dit-elle, Sabine est pauvre comme Job. Si on croit que je la doterai, on se trompe. J’ai bien assez fait pour elle ; songez donc, Madame, elle m’a coûté gros. Elle a été élevée à l’abbaye Saint-Étienne aux frais du roi, c’est vrai, mais depuis elle est à ma charge. Je pourrai tout au plus lui donner un petit trousseau. M. le marquis se méprend s’il compte sur autre chose, certainement.

– M. de Malignac ne demande rien, Madame, il offre de reconnaître une dot à Mlle Sabine ; il payera les frais de la noce, le trousseau, tout : il vous fera un beau présent. Il ne veut que le cœur et la main de Mlle Sabine. Il est fort riche, il est romanesquement épris : cela explique tout.

– Eh bien ! reprit la baronne, je n’ai plus quinze ans, et je me croyais bien expérimentée, mais jamais je n’ai vu chose pareille. Dites, je vous prie, à monsieur votre cousin que son procédé me touche fort, et que j’en parlerai à ma nièce.

– Mais, dit l’intendante, il faut arranger une entrevue. Quel jour voulez-vous venir passer la soirée chez moi avec ces demoiselles ? Jeudi vous plairait-il ?

– À merveille, dit Mme de Haütern : qui inviterez-vous ?

– Mais je ne sais trop... le chevalier, le secrétaire, des gens sans conséquence ; pas de femmes, n’est-ce pas ?

– Oh ! non. Si cela ne vous contrariait pas, je vous prierais d’inviter les frères Gottlieb.

– Ces deux gros banquiers à figure épanouie qui étaient habillés en Turcs l’autre soir et n’ont pas prononcé une syllabe de toute la soirée, de peur d’avaler leurs moustaches ? Je ne demande pas mieux. Voulez-vous que j’essaye d’en faire vos gendres ?

– Ils y pensent déjà, dit mystérieusement Mme de Haütern.

– Vrai ! Ah ! ce sera charmant. Trois noces en une ! Du coup, il faudra que tout Strasbourg entre en danse. Je vais préparer mes toilettes. Ah ! que je vais m’amuser ! »

Dans sa joie, elle sauta au cou de la baronne, et celle-ci, ayant eu la naïveté de l’embrasser, se remplit la bouche de céruse et de carmin.

À la grande surprise de Sabine, la couturière vint le lendemain lui essayer une robe de soie fond rose, à grands ramages de fleurs, d’oiseaux et de papillons brochés en blanc. Jamais Sabine n’avait eu de robe de soie. Elle n’était pas tellement raisonnable, qu’elle n’aimât un peu la parure, et quand elle se vit dans la psyché de sa tante, elle admira quel éclat ce bel habit ajoutait à sa beauté. Itha et Thécla essayèrent des robes semblables, et la couturière s’écria que tous ceux qui verraient ces demoiselles croiraient voir les trois Grâces.

Mme de Haütern était radieuse. Pour la première fois de sa vie, elle loua la taille et la figure de sa nièce, et laissa échapper quelques mots sur l’espoir qu’elle avait de la bien marier.

Le cœur de Sabine battait bien fort. Ce mystérieux fiancé que lui avait promis la lettre de son vieil ami était-il donc prêt à paraître ? Elle attendit impatiemment le jeudi, et lorsque, les toilettes terminées, on vint annoncer à ces dames que les chaises à porteurs étaient en bas de l’escalier, Sabine le descendit joyeusement, pensant que bientôt peut-être elle aurait un foyer, une maison à elle, et s’appuierait au bras d’un protecteur qui l’aimerait.