Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 113-117).

III

LE BAL MASQUÉ


Vraiment Mme l’intendante avait bien fait les choses. Le bal était splendide. Les salons de l’intendance, tout en boiseries blanches, éclairés par mille bougies, ornés de hautes glaces enguirlandées de fleurs, et la variété des costumes présentaient le spectacle le plus charmant.

Mme l’intendante, habillée en Junon, avait une magnifique robe de satin aurore, toute garnie d plumes de paon. Son diadème en éventail était formé de ces mêmes plumes, et l’œil de chacune d’elles orné d’un diamant.

M. l’intendant n’avait pas voulu s’habiller en Jupiter. Il avait pris un costume de schah de Perse qui lui allait fort bien. Les divinités de l’Olympe, les personnages de la comédie italienne, les bergers et les bergères de Watteau se coudoyaient dans le plus élégant pêle-mêle, et quelques dominos noirs y paraissaient comme des taches d’encre sur un beau tapis La musique était fort animée, les rafraîchissements exquis, enfin, tout allait le mieux du monde, et Mme l’intendante triomphait.

Elle n’avait pas encore dansé, occupée qu’elle était à recevoir ses hôtes, lorsqu’on la vit accepter l’invitation du plus étrange masque de la compagnie. C’était un if, un if de feuillage, comme ceux de la terrasse de Versailles, taillé en pion d’échec, et qui depuis une demi-heure circulait dans les salons et répondait gaiement et d’un accent gascon aux questions qui lui étaient adressées. Le treillis feuillé qui enveloppait ce personnage était si bien ajusté, qu’on ne pouvait distinguer ses traits. Il paraissait jeune, de vive et pimpante allure, et, lorsque l’orchestre commença les premières mesures d’un menuet, toute la compagnie fit cercle, et l’on monta même sur les banquettes pour voir Mme l’intendante danser avec cet arbre. Ils dansèrent à merveille. Les mains qui sortirent du feuillage pour effleurer celles de Junon étaient fines et blanches, ornées d’une chevalière de rubis, et il n’y eut qu’une voix pour louer la grâce et l’élégance de M. l’If.

Sitôt que Mme l’intendante eut repris sa place, un officier habillé en Arlequin s’avança vers elle en faisant mille courbettes et lui dit : « Souveraine des dieux, Votre Majesté a dansé divinement ; mais, de grâce, est-ce Apollon, est-ce Mercure aux pieds ailés qui se cache sous cette verte enveloppe ?

– Ce n’est ni l’un ni l’autre, Arlequin, mon ami, reprit la déesse. C’est un if de Versailles que le roi m’a envoyé. Je le ferai planter demain sur l’esplanade.

– Ce sera pour Strasbourg un grand honneur », dit Arlequin.

Il se creusa la tête un instant pour dire encore quelque chose de galant, mais, nul madrigal ne lui venant à l’esprit, cet honnête Arlequin alla rejoindre Colombine, qui, vexée de l’avoir vu parler de si près à Junon, lui lit une moue effroyable. Une valse commençait. L’if invita Thécla de Haütern. Déconcertée de se voir regardée par tout le monde, elle devint cramoisie, ne fit que deux tours, et voulut s’asseoir. L’If prit une autre danseuse. Une de ses branches accrocha les dentelles de la dame, qui se fâcha et ne voulut plus valser. L’if, alors, profitant de ce que les tourbillons de la valse occupaient toute la jeunesse, s’éclipsa et courut au buffet. Il y trouva un domino bleu qui mangeait du fois gras et buvait du vin de Champagne à cœur joie. Les valets s’amusaient de son appétit formidable et tachaient de le faire jaser. Il avait la voix d’une femme, l’accent allemand, et un langage un peu vulgaire. À la vue de l’If les domestiques disparurent.

« Domino, dit l’If, que fais-tu là ?

– Ne le vois-tu pas, Verdure ? je me restaure. Ce pâté est délicieux. Veux-tu que je t’en offre une tranche ?

– Volontiers ! trinquons d’abord ! »

Et l’If, écartant ses branches, montra sa tête, soigneusement couverte d’un demi-masque vert et d’un bonnet de même couleur.

« Es-tu domino ou dominette ? dit-il.

– Ni l’un ni l’autre, je suis un diablotin. En veux-tu la preuve ? Je vais te dire ton nom.

– Je t’en défie. »

Le domino bleu se haussa sur la pointe du pied et dit à l’oreille de l’If :

« Tu es le marquis de Malignac, cousin de l’intendante, et tu cours le monde cherchant une héritière pour redorer ton blason et payer tes dettes. »

L’If tressaillit, mais répondit avec aplomb :

« Ceux qui t’ont dit cela ont menti. Où sont-ils que je les châtie comme il faut ? Si tu as le malheur de répéter cette bourde, domino bleu, je te jetterai par la fenêtre.

– Tout doux, dit le domino, je n’en dirai rien, parole de masque. Sache bien, Verdure, que je te veux du bien. Je puis te rendre service ; Malignac ou non, tu cherches femme. Moi, diable bleu, je connais toutes celles de Strasbourg ; interroge-moi sur leurs défauts, sur leurs dots, sur leurs qualités, tu sauras tout. »

Quelques danseurs altérés arrivaient au buffet.

« Viens avec moi, domino, dit l’If, je veux profiter de ta science. »

Et, prenant la main du clerc déguisé, l’if l’entraîna dans le grand salon. Une banquette élevée, placée dans l’embrasure d’une croisée, se trouvait libre. Ils s’y placèrent, tandis que s’organisait une polonaise, danse grave et à laquelle tous les invités, à peu d’exceptions près, devaient prendre part.

Les plus belles et les plus riches demoiselles de Strasbourg défilèrent au son de la musique devant l’if et son malicieux compagnon ; elles furent toutes drapées de la belle façon. Quand le fripon de clerc ne savait rien, il inventait.

Vint le tour de Técla et d’Itha. Les deux sœurs se suivaient ; conduites par deux bergers assez gauches.

« Celles-là sont d’assez bonnes filles, assez riches, assez belles, assez sottes, dit le clerc, mais elles ont chez elles la perle de Strasbourg. C’est une jeune orpheline, nommée Sabine Lichtlin, belle comme le jour, que l’on croit très pauvre, et qui aura un million de dot. Mais personne ne le sait que moi.

– Tu fais des contes de ta couleur, domino bleu, dit l’If.

– Je dis l’exacte vérité. Je sais tout, reprit le domino. Tant pis pour toi, Verdure, si tu ne veux pas me croire.

– Mais, reprit l’If, oserais-tu me répéter ton histoire demain, au grand jour ?

– Certainement ; trouve-toi demain à la taverne de l’Aigle-d’Or, à trois heures. Demande à l’hôte le diablotin, et, si tu te conduis bien, tu apprendras des choses fort intéressantes. »

Le souper fut servi. On dansa encore un peu, puis les rangs des invités commencèrent à s’éclaircir, les salons se vidèrent, et les bougies expirantes n’éclairèrent bientôt plus que des parquets poudreux, des meubles en désordre et les visages fatigués de valets qui vinrent éteindre les lustres aux premières lueurs de l’aurore.