Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 91-100).
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XIII



Des cabarets s’échappait à présent un large courant d’ivresse. On entendait des bruits de querelles, avec des coups de poing sur les tables, et les chamailleries se mêlaient à des chansons psalmodiées par des langues épaisses. Dans les jardins, les boules frappaient les quilles avec fureur. Il y avait des paris désordonnés Des paysans qui n’avaient qu’un toit de chaume et crevaient de misère, pariaient cinq cents francs sur les jeux.

Une mangeaille immodérée accompagnait la soif de boire qui tenait les estomacs. Des femmes plongeaient leur visage dans de vastes quartiers de tartes au riz. Des enfants barbouillés de prunes, aiguisaient leurs dents sur de la pâtisserie sèche. Et les hommes, tenant à deux mains des saucisses de viande de cheval, en tiraillaient à la force des mâchoires la chair filamenteuse. Ailleurs, on se bourrait d’œufs durs, et les pains d’épices achevaient de prédisposer les gosiers à des buveries incessantes.

La bande arriva au Soleil.

Il fallut bousculer en entrant une file de monde qui sortait. Les garçons se mirent en avant, ouvrant un passage avec les coudes, et les filles, pressées l’une contre l’autre, poussèrent de tout leur corps.

Un large rayon de soleil filtrant obliquement par les fenêtres ouvertes, mettait sur la salle un poudroiement vermeil dans lequel tourbillonnait une nuée lourde. Cette clarté les aveuglant, ils ne virent rien d’abord, et ils demeuraient sur place, la main sur les yeux, cherchant à se reconnaître. Puis les yeux s’habituèrent. Ils nommèrent par leur nom les danseurs et les danseuses.

Les musiciens s’étaient mis en bras de chemise. Une des clarinettes, assommé par la chaleur, gonflait les joues sur son instrument en fermant les yeux et ballant à demi la tête. Le fifre continuait à marquer la mesure avec de petits hochements écourtés. Le tambour, qui était le plus vigoureux, roulait imperturbablement ses baguettes, les sourcils froncés. Et de la cage où tous les quatre se tenaient, partait une musique aigre et glapissante, à laquelle les roulements cuivrés du tambour ajoutaient un peu de gravité.

Les couples tournoyaient. Chaque fois qu’ils passaient dans le rayon de soleil, une lueur rose illuminait les visages, enveloppait les vestes et les robes dans une échappée brusque. Des sourires immobiles crevaient la face béate des filles. Les garçons, sérieux, les yeux baissés, semblaient se livrer à un devoir de profession. Quelques-uns demi-gris, cramponnés à leurs danseuses et les entourant de toute la largeur de leurs bras, mettaient leur gloire à sauter très haut en frappant fortement leurs pieds à terre.

Ceux-là bousculaient tout sur leur passage. Un cigare planté dans le coin de la bouche, ils traversaient le bal avec des ruades de poulain lâché, sans tenir compte de la mesure. Par moments, un danseur, furieux, les rembarrait d’un coup d’épaule. Une vapeur montait des habits et formait au-dessus du bal une buée, grossie des fumées de tabac. Des filets de sueur sillonnaient les visages.

Germaine sentit une main se couler sous son aisselle. Elle se retourna vivement et vit le commis qui lui souriait. Alors, sans se l’être demandé, ils se balancèrent, et, au bout d’un instant, se trouvèrent emportés dans la danse.

Ce fut comme une contagion. Zoé fut empoignée à bras-le-corps par un des meuniers, Célina par l’autre, puis des cavaliers se présentèrent aux demoiselles Izard, et toute la bande se mit à danser.

Le commis était un grand garçon maigre, desséché par la noce. Tandis que les deux frères traversaient la bousculade des danseurs, s’aidant de leurs coudes et de leurs larges dos, lui se laissait entraîner, ne savait pas résister à la poussée des couples ; et tous deux alors étaient obligés de piétiner sur place, l’un en face de l’autre.

Cela finit par une déroute. Le commis, qui soufflait, à court d’haleine, avoua qu’il lui était impossible de continuer, et il reconduisit Germaine à sa place. Elle eut un haussement d’épaules, dédaignant d’instinct les êtres faibles.

En ce moment, du renfort envahit la salle. La Société des fanfares de l’endroit, son chef en tête, venait d’entrer. L’orchestre entama un air de valse. Il y eut un reflux général, comme d’un trop plein qui déborde, et Germaine se vit séparée du commis. Des visages rouges l’entouraient, crispés de larges rires. Et tout d’un coup, elle haussa les sourcils, prise d’un saisissement. Cachaprès était à deux pas d’elle.

D’un coup-d’œil, elle le vit tout entier, dominant cette cohue de toute sa taille, et une comparaison se fit dans son esprit immédiatement. Il était bien plus fort qu’eux tous : cela était visible. Et plus grand. Et mieux bâti. Il n’avait qu’à remuer les coudes pour les écarter. Et il arriva à elle, le sourcil irrité. Il lui prit le bras.

— Germaine !

Elle le regarda.

Il frappa son cœur d’un coup de poing et une moiteur perla dans ses yeux.

— J’vivais plus, depuis ce matin, fit-il. À présent, j’vis, puisque t’es là.

Elle fut touchée du cri.

Il avait mis sa fameuse veste, celle dont il lui avait parlé ; elle était de velours brun, à côtes. Le gilet et le pantalon étaient d’étoffe pareille. Et un col de chemise très blanc retombait sur un nœud de cravate vert, éclatant. Son torse carré se dessinait sous l’étoffe avec puissance, faisant bomber les pectoraux. Et comme les gens habitués aux besognes corporelles, il portait son costume avec une aisance incomparable.

Germaine fut reprise de la pensée que les autres hommes étaient bien étriqués comparés à lui, et machinalement elle regarda devant elle les dos bombés, les ventres débridés, le flottement des habits sur les épaules en biseau. Un chapeau de feutre mou, posé en travers sur ses cheveux noirs, lui donnait une crânerie martiale.

La cohue, tassée, incapable d’avancer, sautait sur place. Des têtes vacillaient, on ne voyait que des bouts d’épaules remuant, et un énorme battement de pieds faisait trembler le plancher.

— À nous deux ! dit-il.

D’un geste rapide, il lui prit la main, mit la sienne sur sa taille, et l’entraîna. Elle n’eut pas même l’idée de résister. Le large courant de sa force l’emportait, et subitement un vide se fit autour d’eux. Cachaprès tournait, cambré sur ses reins, comme pour une rixe. Ses pieds s’attachaient au sol de toute la fermeté de ses inébranlables jarrets. Il élargissait les coudes et carrait ses épaules. Ce fut une trouée.

La foule, repliée, oscillait, faisait des efforts pour s’écarter. Des cris partaient. Hé ! Attention, Hubert ! Hé ! Cachaprès, pas de bêtises ! Il n’écoutait rien, avançait droit devant lui, la couvrant de son corps, luttant de ses reins, de ses épaules, de son dos. Des protestations s’élevèrent. Un homme lâcha un mot vif. Cachaprès lui lança un regard froid et lui répondit :

— Toi, j’te repincerai t’à l’heure.

Le passage ouvert, d’autres couples se mirent en branle derrière eux. La circulation se refaisait. Il y eut une détente dans cette immobilité de toute une foule, et Germaine, balancée contre la poitrine de son danseur, avait un vertige doux. Un moment il cessa de tourner, et ils demeurèrent isolés au milieu de la foule. Elle sentait ses genoux contre les siens ; sa main froissait son dos. Et il la regardait avec un large sourire heureux, en lui chuchotant des mots caressants :

— Germaine, disait-il, t’faut-y que j’les ramasse par dix, vingt, cinquante ? Veux-tu que j’me batte contre eux tous ? Dis, que t’faut-y ?

Elle pensait alors à son premier danseur, le neveu de Izard, et elle admirait la force tranquille du braconnier. Ils repartirent.

La musique aigre la berçait entre ses bras, voluptueusement, et le brouhaha, les fumées, l’odeur humaine répandue dans l’air la grisant petit à petit, elle se sentait par moments défaillir. Une ébriété sale fermentait, du reste, dans cette salle où les chairs poissées se tassaient. Des rires récompensaient la hardiesse des hommes dépoitraillant les femmes. La pudeur de Germaine se défaisait au milieu de cette paillardise générale.

Quand la danse fut finie, il voulut l’entraîner.

— Nous boirons un coup.

Mais elle était avec des amies. Elle n’osait pas. Et puis, qu’est-ce qu’on dirait ? Et il répondait :

— Des idées ! Viens !

Elle céda. Une polka venait de commencer. Célina, Zoé et les filles du meunier dansaient. Personne n’était plus là pour la surveiller.

Il fit déboucher une bouteille de champagne. Comme elle le regardait étonnée, il frappa sur la poche de son gilet :

— Pas peur !

Et il commanda trois bouteilles d’un coup pour les camarades. Cela fit sensation. Des mains se tendaient vers les coupes, et des cris, des bravos se croisèrent.

— Vive Hubert ! À toi, Hubert ! T’as donc vendu le bon Dieu et ses créatures ? Vivat !

Ils étaient debout l’un contre l’autre, près de la porte, celle-ci les masquant à moitié. Elle agitait son verre, et de temps en temps y mettait les lèvres, à petites fois. Lui, tenait la bouteille posée sur sa cuisse.

— Moi, j’boirais comme ça pendant six heures. Y en a pas qui boivent comme moi.

En désignant d’un mouvement de tête les autres buveurs, il ajouta, en haussant les épaules avec mépris :

— C’est pas des hommes !

Il se versa une rasade et continua :

— J’tai vue t’à l’heure. Tu dansais avec le neveu à Izard. Une fois, ça n’est rien, que je m’suis dit. Mais si elle danse deux fois, j’lui donne un mauvais coup, au neveu à Izard. Germaine, j’suis jaloux.

Elle se mit à rire.

— De quoi ?

— Tu l’sais ben, de quoi. De toi, d’abord.

Elle remuait les épaules, secouait de petites tapes de son mouchoir sa robe grise de poussière, et répondait, un peu ironique :

— Eh bien, moi, non. J’suis pas jalouse.

Il se balança alors devant elle, souriant et lui disant :

— Si tu voulais, nous serions une bonne paire d’amis, tout de même.

Elle l’écoutait sans rien dire, les sourcils écarqués, gagnée par des songeries mauvaises. Et il répéta sa phrase, d’une voix sourde, très caressante :

— Nous serions une bonne paire d’amis, si tu voulais.

Elle fit un effort.

— Rentrons, dit-elle.

Le champagne qu’elle avait bu dissolvait ses idées. Elle voulut trouver un appui auprès de ses amies, mais elle les vit de loin, mêlées à un quadrille. Alors, comme elle faisait un mouvement d’impatience, il eut un mot brutal, terrible :

— C’est pas la peine. Faudra ben une fois que tu y passes.

Elle le regarda avec stupeur. C’était à elle que cela s’adressait, à elle, la fille du fermier Hulotte !

Et une révolte gronda dans son sang ; puis, le voyant auprès d’elle souriant, paisible, avec son humilité de colosse, comme s’il n’avait rien dit, elle oublia le mot, n’en garda qu’une sensation vague de domination. Elle se sentait aller à cet homme. Et elle se mit à rire en pensant à son assurance si peu déguisée.

Ils dansèrent.

Le soir était tombé. Un soir bleu, criblé d’un fourmillement d’étoiles avec un vent tiède qui soufflait par bouffées. Des quinquets avaient été accrochés aux murs de la salle. Leur lumière coupait l’obscurité de larges rayures rouges, laissant traîner l’ombre sous le plafond. Et le bal continuait là-dedans ses entrechats, avec ses assourdissantes retombées de pieds, qui faisaient monter la poussière en nuages. Des éclaboussures de clartés tombaient sur les couples qui passaient dans le rayon des quinquets, puis le noir reprenait, et des baisers surpris craquaient, mêlés au brouhaha des voix.

La salle étant trop petite, une partie du bal s’était déversée dans la rue, devant la porte de l’auberge, et là battait la nuit d’une bourrée qui ne décessait pas. Par moments, un des danseurs, assommé par la bière, tombait.

On le remisait sur le rebord de la route. Et la danseuse continuait avec un autre la danse interrompue. Une fin d’ivresse lourde s’abattait à présent sur le village. Des hoquets partaient des tablées.

Derrière l’auberge, des champs montaient en pente douce, coupés de haies, avec des bouquets d’arbres qui dentelaient en noir le bleu sombre du ciel. La chaleur du bal suffoquant Germaine, Cachaprès l’entraîna dans cette grande paix fraîche de la nuit. Il lui prit la main et leurs épaules se touchant, ils s’avancèrent sous l’ombre des feuillages. Des lilas jetaient leurs senteurs fortes dans la vague odeur des terrains suant la rosée. Et l’aubépine trouait de ses masses blanches le chemin, secouant devant eux ses parfums qui achevaient de les griser.

Ils montèrent le long des champs. Elle s’abandonnait à présent : il avait roulé son bras autour de sa taille, et par moments la pressait contre lui d’une large étreinte. Une mollesse la rendait faible contre ses hardiesses et elle s’appuyait à lui, mettait contre son flanc la rondeur de sa gorge frémissante. Elle n’avait plus ni conscience ni pensée. Les yeux noyés, elle marchait dans les blancheurs de la lune, confuses comme l’atmosphère des songes, regardant sans les voir les silhouettes des arbres confondues dans une buée ; et le frisson de la terre amoureuse pénétrait au fond de ses veines, faisait couler en elle des sensualités.

D’en bas leur arrivait un bruit sourd de voix et de musique, très doux. Ils virent, au détour d’une haie, la tache blanche de deux visages posés l’un contre l’autre, et Cachaprès se mit à rire. Alors une pensée occupa Germaine : sa mère. En un instant, elle revit ses calmes années d’enfance, le temps passé à ignorer l’homme, la paix profonde de son cœur. Et tout cela allait aboutir à cette chose, être aimée par ce vagabond comme une bête, dans les campagnes pleines de nuit !

Il fit un mouvement et colla sur sa bouche ses lèvres chaudes. Le fer rouge ne l’eût pas brûlée davantage. Elle ferma les yeux, demeura un instant à savourer cette blessure faite à sa chair, et tout à coup, se détachant de lui, brusque, redressée, hautaine, elle poussa un cri et se mit à courir droit devant elle sur le chemin en pente.

Ce fut une chasse dans la nuit. Il l’atteignit, manqua la renverser. Elle le supplia. Pas cette nuit. Demain. Elle se pendait à lui, cherchant à comprimer ses poignets dans ses mains, et ce groupe battait l’ombre avec une fureur de rixe. Des voix qui approchaient les firent lâcher prise. Elle s’échappa.

On la cherchait partout. Il fallut inventer des prétextes. Elle dit qu’elle avait rencontré des connaissances. Elle cita des noms. Même on l’avait obligée à danser sur le chemin. Cela expliquait un peu le désordre de sa toilette. Du reste, à force d’être serrée dans les bras de leurs danseurs, Célina et Zoé étaient aussi mal arrangées qu’elle. Le feu de ses joues se confondit dans leur rougeur à toutes deux. Il y avait de l’homme dans leurs robes fripées comme dans sa robe lacérée, à elle.