Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 71-76).
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X



Il leur laissa prendre une avance. La brouette à présent longeait un chemin uni qui menait à une chaussée. À un détour, celle-ci apparut avec son pavement gris, inégal. La vieille Duc avait ôté ses souliers, son pied déchaussé emboîtant mieux le pavé, et elle allait d’un bon train, raidie sous sa charge.

Il y avait deux heures de marche de la forêt à la ville. D’abord, la chaussée côtoyait des taillis, puis les taillis s’espaçaient ; des champs cultivés s’élargirent alors de chaque côté ; et, mêlées aux cultures, des fermes, des maisons finissaient par former des villages. On apercevait leurs toits rouges entre les arbres, bien avant d’arriver, et par delà les rangées de maisons qui bordaient la route, d’autres maisons, reculées dans la profondeur, prenaient un ton rose pâle demi-effacé par les fumées du matin. Une grande chaleur s’appesantissait sur la campagne.

Cachaprès flânait, entrait dans les cabarets. Debout devant le comptoir, il avalait une chope. Comme il était connu, on lui demandait des nouvelles du bois. Il clignait de l’œil.

— Vous voudriez savoir de quoi, pas vrai ? Eh ben, non. Le bois, c’est mon affaire. Y en a qui disent que les braconniers font tort au bois, qu’y a plus de chevreuils, plus de lapins, plus de faisans. Moi, je vous dis que c’est pas vrai. C’est les gardes qui disent ça pour amuser le monde. Moi, je m’en fiche, des gardes. Je leur-y dirais ça à eux-mêmes. Qu’y fassent notre métier donc, et y verront s’y a plus de bêtes au bois.

Le genièvre le mettant en gaîté, il raconta qu’il avait descendu deux chevreuils la nuit. Et même les chevreuils avaient pris la route de la ville. Il ne s’en cachait pas. Au contraire, il faisait le pari d’aller le dire aux gardes si quelqu’un tenait pour une tonne de bière à boire avec les camarades.

Il frappait sur les tables de la largeur de son poing. Une expression de défi troussait sa lèvre. Il regardait les paysans la tête haute, avec son instinct de sauvage indépendance. Et il s’en allait, disant qu’il repasserait payer en revenant de la ville. Il frappait ses poches du plat de la main.

— J’serai riche !

La Duc et Gadelette, pendant ce temps, arpentaient le long ruban de chaussée. L’enfant haletait ; à force de tirer, le rude épiderme de ses mains s’était crevassé ; un peu de sang rougissait l’attelle. Quant à la vieille, elle avait conservé son large pas égal. Les bretelles entraient dans la peau de son crâne. Elle plissait les yeux, gagnée par un étourdissement ; mais, comme la bête à la charrette, elle serait tombée sur ses deux genoux plutôt que de s’arrêter. Ce groupe farouche traversa les faubourgs.

Romiron le boulanger habitait une des premières maisons de la ville. Il vit s’arrêter à sa porte la brouette chargée de ramées et descendit. Romiron était un des relais de Cachaprès quand il apportait son gibier à la ville. Il y avait un hangar dans sa cour. On y débattait les conditions de la fraude et, la nuit, les marchands venaient s’y approvisionner. La surveillance des gens de police passait ainsi par dessus la tête des coupables, les agents ne s’avisant pas qu’un boulanger se mêlât de cacher du gibier.

Romiron connaissait la bûcheronne. Ce n’était pas la première fois que Cachaprès la chargeait de ses commissions. Il lui fit un signe et alla ouvrir une porte charretière par laquelle on pénétrait dans sa cour. Pas un mot n’avait été dit.

La vieille, alors, donna une dernière poussée à la brouette. Du bois mort encombrait le hangar. Elle remisa sa charge derrière un tas. Puis, débarrassée enfin, elle s’assit sur un des bras du véhicule, hoquetante. Sa peau couleur de cuir s’était tatouée de plaques livides, à côté d’autres d’un rouge vif. Un tremblement secouait ses mains. Elle s’abattit avec l’éreintement lourd des bœufs. Sa chemise trempée collait à ses os, et dessous battait sa gorge plate, avec des halètements saccadés. P’tite, elle, s’était couchée de son long sur l’aire froide. Cette fraîcheur calmant la brûlure de ses mains et de ses pieds, elle demeura là, son ventre touchant la terre, la joue contre ses mains, à dormir son somme interrompu de la nuit.

Cachaprès arriva avec un marchand. Ils enlevèrent les ramées.

— Pèse ça, dit Cachaprès au marchand en lui passant le chevrotin.

Puis enlevant la seconde couche de branches et tirant à lui le brocard, il reprit :

— Et c’ti-ci, donc ! Si j’avais écouté mon sentiment, vrai, je l’aurais laissé dans le bois. Un amour de bête, et qui n’a pas sa pareille ! Regarde son museau. Y en a-t-il beaucoup qui t’apportent de la marchandise comme ça ? Tiens, Bayole, ça m’émeut de le voir couché là. Une si belle pièce ! M’en faut des deux, cinquante et vingt avec, ou rien de fait. J’repars, j’reporte mon chevreuil avec moi. J’aime mon métier, moi ; j’suis pas un boucher, nom de Dio !

Il s’attendrissait sur sa chasse. Il se trouvait bien bon de penser aux marchands par ce beau soleil. Il y avait trois nuits qu’il était à l’affût de son brocard. Il avait failli être pincé par les gardes. Et d’autres choses semblables. Puis il s’emporta contre les gens qui ne savent pas reconnaître une pièce rare d’une pièce ordinaire. Sa voix eut même en cet instant un tremblement d’indignation. Et, tout à coup, il poussa le coude à Bayole, lui reparla de son prix.

Bayole était en veste de toile blanche : un large tablier blanc pendait le long des cuisses. Il avait un magasin de gibier très connu, dans une rue voisine. C’était un petit homme court et gras, la figure pâle, avec des joues glabres retombant sur son col de chemise. Il se balançait devant Cachaprès, les yeux tournés du côté des chevreuils, ses mains dans les poches, le laissant dire.

— Eh ben, quoi ? Combien ? répéta le braconnier. À la fin, il se décida. Il haussait les épaules, plissait la bouche avec indifférence.

— Pour ce que ça vaut, dit-il, soixante francs c’est un bon prix.

Alors l’autre s’encoléra pour de bon.

— Soixante francs ! T’en rirais toute ta vie. T’as donc pas de cœur au ventre que tu m’offres soixante francs ! Et pourquoi ? pour deux pièces dont on me dirait partout que ça m’fait honneur.

Et il ajouta :

— Bayole, t’es mon ami, est-ce pas ? Eh ben, si tu l’étais pas, vrai comme j’suis ici, on verrait un peu.

Puis, se radoucissant :

— Non, vrai, là, j’perdrais au-dessous de soixante-quinze.

Bayole finit par donner soixante-et-dix. Mais c’était bien parce que c’était lui. Cela sortait de ses prix. On gâtait les gens à leur payer trop cher la marchandise. Et Cachaprès le poussait de petits coups d’épaule, lui riait dans le cou, répétant :

— Tu sais ben qu’non, menteux !

Bayole le mena à sa boutique. Une grosse femme en manches blanches, le nez troussé, rose et fraîche, s’étalait au comptoir dans l’odeur des jambonneaux. Cachaprès tira d’un geste brusque sa casquette.

— Excusez, mame Bayole, j’suis mis comme à l’ordinaire. J’ai ma veste de travail. Les bêtes, voyez-vous, y z’aiment pas qu’on soit habillé comme les môssieu.

Il frottait ses gros souliers poissés de terre au paillasson, sans voir qu’il éraillait la paille. Un large sourire aimable ouvrait ses joues. Il y avait dans ce sourire une intention manifeste de se gagner les bonnes grâces de Mme Bayole. Et celle-ci le regardait avec la bonne humeur de ses yeux clairs, à demi-noyés sous la chair. À la fin il entra, passa dans l’arrière-boutique, et là se carra sur une chaise avec l’importance d’un homme bien accueilli.

— Bayole, fit-il, t’es un homme. Vrai comme y a un Dieu, tu serais pas un homme que j’te le dirais.

Il s’allongea, se mit à l’aise. Le marchand lui compta l’argent, par écus de cinq francs. Il se leva alors et secoua la main de Bayole énergiquement.

— Si mame Bayole et les petits ont une fois l’idée de venir, fit-il, on les mènera tuer des lapins. Elle a l’air bonne femme, ta femme. Tu lui diras ça, à mame Bayole, avec mes compliments.

C’était à peu près la même scène chaque fois qu’il arrivait.

Cachaprès sortit. Il avait laissé la bûcheronne chez Romiron. Il voulut absolument la promener en ville, elle et la P’tite.

— T’faut-y un chapeau ? une robe ? T’as qu’à parler. J’suis riche.

Elle haussait les épaules. Il les mena dans une gargote. Il commandait en maître, frappait du poing les tables, gourmandait les garçons, installé sur le banc de toute sa largeur. Il fit apporter du bœuf, et à lui seul lampa une bouteille de vin. Puis il en demanda une seconde. Gadelette n’en avait jamais bu. Deux verres la grisèrent. Elle eut alors une quinte de rires qui ne finissait pas et qui fit éclater la large hilarité de l’homme.

Dans l’après-midi, la Duc alla prendre la brouette chez Romiron. Le repas de la gargote lui avait fait une ample provision de forces. Une allégresse de vin déridait sa sévérité et sous elle allongeait son pas, largement.


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