Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 67-70).
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IX



Au bout de deux heures, la vieille Duc tira l’une après l’autre ses maigres jambes hors du lit. Elle passa un jupon, boutonna une jaquette sur sa chemise et chaussa ses pieds nus de gros souliers à clous. Cela fait, elle alla tirer de l’appentis une brouette.

Le petit jour pointa entre les arbres.

— Debout, garçon ! cria-t-elle.

Il ne bougeait pas. Aplati sur la paille, il laissait aller sa forte respiration dans un soulèvement régulier de ses pectoraux. Elle le secoua alors de sa poigne rude.

— Hein ! fit-il en se dressant.

Et il la vit debout dans le carré de la porte, vaguement blanchie par l’aube. Il se frotta les yeux, bâilla, s’étira :

— M’est avis, la mère, que Gadelette n’serait pas de trop.

Le tas de feuilles sèches s’agita, vola en l’air, et P’tite se mit debout d’un bond. De la paille était entortillée dans ses cheveux bruns, crespelés comme de la broussaille. Un petit jupon noué autour de ses reins minces descendait jusqu’à ses genoux, largement troué à la cuisse et laissant voir la chemise sale. L’étoffe bridait sur un petit ventre plat, d’une maigreur sèche. De même, la gorge n’avait pas plus de renflement que celle d’un garçon, et les jambes, sous leur croûte de terre poissée, montaient droites, sans mollets. Elle jeta sur ses épaules un lambeau de veste, passa la tête dans la bricole et se mit à pousser la brouette devant elle, tapotant de ses pieds nus l’herbe trempée de rosée.

— Moi, fit Cachaprès, j’file par ici. J’ai mes raisons. On s’attendra au Rond-Chêne, comme c’est dit.

Et à larges enjambées il refit la route parcourue quelques heures auparavant.

Le gris fumeux qui s’entrevoyait dans les feuillages avait bleui petit à petit, et ce bleuissement gagnait les taillis, rampait à ras du sol avec un ton aigre de givre. Un reste d’obscurité s’emmêlait aux troncs, dans la profondeur. Puis la clarté élargit sa trouée à travers les arbres. Une clarté de minute en minute plus éclatante remplit l’épaisseur des branches, et subitement une rumeur de gosiers gazouillants s’éleva de la mer glauque des verdures, agitée par moments de longues oscillations qui se communiquaient de proche en proche.

Il arriva à la clairière avant le soleil. La lumière mettait dans le levant comme une énorme palpitation de chair amoureuse. Un lac d’or s’étendait par-dessus les bois, lentement fondu à des bleus éteints ; et, du côté de l’occident, une traînée de flocons blancs avait le frisottement de sables quittés par la marée, semblait voguer à la dérive dans la splendeur croissante du matin.

Cachaprès étouffa un cri de joie.

Il venait d’apercevoir sur l’herbe grise de rosée la silhouette couchée d’un brocard. La tête, étranglée dans le collet, ouvrait d’énormes yeux demi-sortis des orbites. Une bave coulait des naseaux. Et la bête, ayant râlé la mort, avait laissé pendre sa langue blême dans une grimace convulsée du mufle.

Il la chargea sur ses épaules ; puis courbé, bondissant d’arbre en arbre, il prit sa course.

Au Rond-Chêne, la Duc l’attendait. C’était un arbre très large et le plus gros chêne de cette partie du bois. Cela lui avait valu d’avoir un nom parmi les autres. Il avait poussé au milieu d’un fourré.

— Hardi ! vieille Hase ! cria le gars, v’là le soleil qui tape !

Un éblouissement passa dans l’air : c’était le premier rayon qui s’abattait à travers la forêt. Alors Cachaprès fut pris d’une rage d’activité. Avec des gestes rapides et précis dont aucun n’était perdu, il aida la vieille à couper les ramons, les entassant ensuite et les liant avec de la corde. Et quand il y en eut une pleine charge, il étendit le chevreuil sur une première couche, le corps tourné en rond, les pattes repliées et la tête au ventre. Une seconde épaisseur couvrit la bête, et il tassa le tout de toute la force de ses bras, pesant à plein corps sur la brouettée.

P’tite, pendant ce temps, allait et venait, faisant le guet. On entendait continuellement le froissement des feuilles sèches sous son piétinement pressé.

— Hardi ! hardi ! criait toujours le gaillard.

Il leva la brouette et la poussa à travers le taillis jusqu’à la coupe de bois. Là, il fit halte. Il commanda à la Duc de ramasser des ramées.

— Et toi, Gadelette, aie l’œil.

Il alla à la cachette du chevrotin. La bête avait gardé de son effroyable agonie une douceur triste. Une désolation mêlée de stupeur nageait dans son œil large ouvert, comme un retour de vie.

— Il vit ! s’écria Gadelette, trompée.

Cachaprès haussa les épaules et posa le chevreuil sur la brouette. Il était plus facile à masquer que l’autre, étant de douze mois seulement. Un rang de ramées suffit à le dérober. Et tout à coup, satisfait, l’homme battit ses mains l’une dans l’autre et cria :

— Hue ! vieille hase ! Chez Romiron, à présent ! Tu sais, le boulanger.

Et il ajouta le nom de la rue, avec quelques recommandations. Ne pas balancer la brouette, ne parler à personne, et si elle était interrogée, répondre qu’elle allait chez Romiron vendre des ramées.

— Ah ! donc ! fit la vieille, crois-tu que je me laisse moucher le nez par les gens ?

Elle raidit son échine, et d’un coup de bras vigoureux enleva la brouette. P’tite s’était mise en avant et, de toutes ses forces, tirait, les deux mains accrochées à l’attelle.