Un homme d’affaires et autres nouvellesPlon (p. 113-136).
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VI POUR ACQUIT modifier

Comme toutes les jeunes filles qui ont grandi dans un milieu dont l’atmosphère morale les fait un peu souffrir, Béatrice s’était beaucoup habituée à vivre sur elle-même et d’elle-même. Elle avait toujours eu son quant à soi, mais quelle différence entre cette réserve dans les petites choses, qui permet à une femme de taire ses goûts personnels, de défendre le secret de sa sensibilité, de se prêter au monde sans s’y donner, et l’héroïque tension de tout son être que cette nature blessée allait devoir s’imposer pour cacher la plaie qui saignait en elle, — et à quels yeux ! Cet héroïsme, elle en trouva pourtant la force dans le souvenir de la haine qu’elle avait lue sur le visage de celu i dont elle portait le nom. Laisser savoir à sa mère ce que lui avait révélé cet homme, c’était la jeter toute vive en proie à cette haine, l’enfant le comprit. Le sacrifice qu’elle avait résolu, jamais Mme Nortier n’y consentirait si elle en connaissait les vrais motifs. Une scène éclaterait entre les époux, qui aurait pour dénouement ce scandale que Béatrice voulait à tout prix éviter, et le déshonneur de cette mère si passionnément aimée. La jeune fille entrevoyait cette conséquence plus terrible encore : une crise mortelle dans la maladie dont était atteint son vrai père. Il lui était sacré maintenant… Soutenue par le sentiment tragique de cette double responsabilité, elle eut le courage, une fois levée, de marcher elle-même au-devant du danger, et elle entra chez Mme Nortier, comme elle faisait chaque matin, avec un sourire sur ses lèvres qui tremblaient un peu. Elle savait d’avance qu’il se jouerait là, dans ce premier échange de regards, le coup décisif. Sa mère devinerait qu’il s’était passé quelque chose. Elle la questionnerait. La courageuse fille avait préparé sa réponse. Aurait-elle l’énergie nerveuse de la proférer ? — « Comme tu es pâle !… » lui dit aussitôt Mme Nortier. « Tu ne te sens pas bien ?… » — « J’ai passé une mauvaise nuit, » répondit-elle, et elle ajouta, presque à voix basse : — « J’ai eu un entretien avec mon père hier soir… » Elle avait pu prononcer ces mots. Elle était sauvée. — « Et tu n’es pas venue me le raconter tout de suite ?… » demanda la mère. « J’ai cru que tu n’avais pas osé lui parler… » — « J’ai eu peur de vous faire passer une mauvaise nuit, à vous aussi, » répondit la jeune fille. — « Je pensais bien qu’il soulèverait des difficultés, » reprit la mère ; « que t’a-t-il dit ?… » — « Des choses qui m’ont fait beaucoup penser, » répondit Béatrice… « Mais ce que j’ai constaté surtout, c’est qu’il ne veut absolument pas de ce mariage avec M. Clamand, comprenez-moi bien maman, absolument pas… Ce ne sont pas des difficultés, comme vous dites, c’est un parti pris irrévocable… » — « Nous l’en ferons revenir, voilà tout, » dit Mme Nortier, » ne te tourmente pas… » — « Nous ne l’en ferons jamais revenir, maman, » répliqua la fille, et elle eut l’énergie d’ajouter : « D’ailleurs, j’ai bien médité toute la nuit, et j’ai pris mon parti, moi aussi. Je viens vous demander de ne pas essayer de fléchir mon père… Je n’épouserai pas M. Clamand… » — « Je crois rêver, » s’écria la mère, qui avait regardé sa fille avec une curiosité grandissante, tandis que celle-ci formulait cette déclaration. « Qu’est-ce que cela signifie, après la façon dont tu m’as parlé hier matin ? » — « C’est qu’hier matin je ne me rendais pas compte des sentiments vrais de mon père, » dit Béatrice. « Vous le connaissez. En admettant que vous arriviez à vaincre son opposition, il aura toujours quelque chose dans le cœur contre mon mariage… Me marier dans ces conditions-là, je ne le veux pas. Je ne serais pas heureuse… » — « Et ton père ne t’a pas parlé d’un autre projet de mariage ? » demanda Mme Nortier, après un silence. — « Avec M. de Longuillon ? Oui, maman… » — « Et tu as répondu ?… » — « J’ ai demandé à réfléchir, et j’ai réfléchi… Si M. de Longuillon me demande, je l’accepterai… » — « Tu ne feras pas cela ! » s’écria vivement la mère ; c’est de la folie !… » — « C’est de la raison, maman, » dit Béatrice. « Cette conversation avec mon père m’a ouvert bien des jours sur l’avenir. M. de Longuillon appartient à une très grande famille. Mon père tient à cette alliance. Il a tant travaillé pour moi ! Je lui dois de lui donner cette satisfaction… » — « Il m’avait promis de te consulter ?… » fit Mme Nortier. — « Il ne me force pas à ce mariage avec M. de Longuillon, maman, il me le demande. » La physionomie de Béatrice avait exprimé, durant toute cette conversation, tant de fermeté dans tant de tristesse que Mme Nortier n’insista pas. Elle sentait trop le mystère, et elle en avait peur. Quels arguments avait employés son mari pour retourner ainsi ce cœur d’enfant qu’elle savait si sincère, si fidèle, si peu accessible à la misère des vanités sociales ? Cette question, elle se la posa d’abord à elle-même, en vaquant aux soins de sa toilette, que sa préoccupation rendit moins longs qu’à l’ordinaire, puis elle la discuta avec San Giobbe, sur qui elle s’était, depuis des années, habituée à s’appuyer dans les instants de trouble. Elle avait avec ce vieil amant, devenu son vieil ami, cette complète intimité d’esprit qui semble un si doux privilège de la vie conjugale. Mais Mme Nortier ne vivait-elle pas avec San Giobbe comme avec un mari, dans une union de tous les jours, de toutes les heures, quelquefois, comme aux eaux, ou ici à la campagne ? N’était-elle pas arrivée à s’estimer de cette liaison unique, quand elle se comparait aux femmes de son monde, et à la multiplicité de leurs aventures ? Son mari légal, que toute jeune elle avait subi avec le secret dédain de caste d’une fille noble à qui ses parents ont imposé une mésalliance, lui était devenu un associé d’existence, le gérant, d’ailleurs fort habile, d’une espèce de raison sociale, où son apport, à elle, consistait à recevoir des visites et à en rendre, à figurer sur le devant de la loge Nortier à l’Opéra, dans des dîners, dans des soirées. Comme on a vu, elle croyait connaître ce compagnon de parade, — prétendue connaissance qu’elle avait résumée, la veille, par cet axiome de manège : « Il ne faut pas lui taquiner la bouche !… » Et en causant avec San Giobbe, elle émettait des hypothèses à peu près de la même force comme lucidité : — « Il l’a intimidée, en lui faisant croire qu’il ne consentirait jamais à ce mariage, et la pauvre petite l’a cru. Il n’a jamais qu’un procédé. Il est dans la vie comme au poker, il bluffe toujours… » — « Vous voyez que j’avais raison en vous disant que Firmin avait quelque chose hier soir, » répondit l’amant. « C’était la mine d’un homme qui médite un mauvais coup. Il n’a jamais aimé Béatrice. Il a des doutes sur cette enfant, je vous l’affirme… Il serait deux fois content de la marier à Longuillon, — une première fois pour la principauté future, cela, je vous l’accorde ; — l’autre fois pour contrarier son inclination… Mais qu’a-t-il pu inventer pour la décider ?… » Puis, après un instant de réflexion, le subtil Italien conclut : « Il aura calomnié Gabriel Clamand, et elle ne veut pas vous le répéter, par un scrupule de délicatesse qui lui ressemble, mais je vais bien le savoir… Ne lui parlez plus avant moi, seulement. Elle se défierait. » La diplomatie de cet homme aussi fin qu’il était brave et romanesque devait échouer auprès de la volonté réfléchie de la jeune fille, comme avait fait l’insistance toute simple de la mère. 11 avait pris le bras de Béatrice après le déjeuner, — quelle différence, pour tous les trois, entre ce repas, mangé presque en silence, ou en causant de choses si étrangères à leurs pensées, et celui de la veille, quand Gabriel Clamand était là, rayonnant d’espérance communicative ! — C’était un peu sur l’impression de ce contraste que San Giobbe comptait pour faire s’ouvrir le cœur de Béatrice, si étrangement et si soudainement refermé. La mère les avait quittés. Se voyant seul avec sa fille, il la conduisit doucement jusqu’à l’allée par où ils étaient rentrés de leur promenade du matin, la veille, afin que ce souvenir l’attendrit davantage. Le ciel était, comme la veille toujours, du bleu le plus clair, à travers les feuillages dorés ou roussis des arbres. Les cygnes nageaient de leur même mouvement souple et heureux sur le « miroir », et les sveltes tourelles de Malenoue se détachaient presque en rose sur le fond fauve des massifs du parc. Tandis que San Giobbe et Béatrice faisaient quelques pas en silence dans la belle avenue de hêtres qui longe la pièce d’eau, le visage de celle-ci exprimait bien un attendrissement, en effet, mais à cause de ce qu’elle savait à présent. Ce premier tête-à-tête avec son vrai père était une épreuve aussi redoutable que sa conversation du matin avec Mme Nortier. Toutes sortes d’émotions contraires l’agitaient et lui mettaient des larmes au bord des yeux, l’aveu de sa misère intime au bord des lèvres. Elle éprouvait à la fois pour l’homme dont le bras vieilli serrait son jeune bras une affection si passionnée et un si douloureux éloignement ! Elle frémissait dans sa société, en ce moment, de honte tout ensemble et de pitié : — de honte, comme un être pur qui se trouve engagé dans un coupable mystère, et qui se sent devenir, malgré son innocence, le complice de la faute où il est mêlé - de pitié, car ce malade dont elle entendait le souffle court, au pas de qui elle ralentissait son pas, dont elle mesurait ainsi presque mécaniquement la faiblesse, c’était son père. Elle subissait cette appréhension de l’accident qui se développe jusqu’à devenir une véritable phobie chez ceux qui soignent des personnes atteintes de troubles au cœur. Ce fut cette pitié qui l’emporta en elle, et qui lui donna la force d’éviter à cet organisme épuisé une secousse qui l’eût achevé, là, peut-être devant elle. — « Ainsi, » commença San Giobbe, rompant le premier le silence, « tu as changé d’idée depuis hier. Ta mère me l’a dit… Et sais-tu ce que je lui ai répondu ?… Que je n’y croyais pas… » — « C’est cependant très vrai, je vous assure, » répondit-elle, en évitant le regard dont l’enveloppait son compagnon de promenade. Un autre petit détail lui faisait mal. Devant le monde, San Giobbe lui disait « vous » depuis qu’elle était une grande personne. En tête à tête, ou quand la mère seule était là, il continuait de la tutoyer. Cette innocente privauté, qu’elle avait trouvée toute naturelle de la part d’un vieil ami, la froissait durant cette minute à une extrême profondeur. Mais comment le père l’eût-il deviné. Et il continuait : — « Il n’y a qu’une personne dont tu oublies de tenir compte dans ce changement de résolution… Je ne te demande pas de confidence, mais il est bien certain que Gabriel n’a pas fait cette démarche d’hier matin auprès de ta mère sans avoir cru y être autorisé, — sans y avoir été autorisé… par toi, » insista-t-il, « oui, par tes manières avec lui, par la sympathie qu’il a cru t’inspirer… Ce n’est certes pas un engagement que tu as pris à son égard… Mais comment s’expliquera-t-il que tu aies varié ainsi ?… Que lui diras-tu quand tu le verras malheureux ?… » Et en lui-même : « Si Nortier a calomnié Clamand auprès d’elle, » pensait-il, « son premier mouvement va être de repousser jusqu’à cette idée d’un chagrin possible de ce garçon… » — « Cela me fera beaucoup de peine, « répondit simplement Béatrice. « J’essaierai de ne pas avoir d’entretien avec lui, et, s’il insiste, je lui répondrai la vérité : que j’obéis à qui je dois obéir… » — « Et tu n’as pas peur qu’il ne s imagine que c’est là un prétexte, qu’il ne se fasse sur toi des idées fausses ? Est-ce que je sais ? Qu’il ne croie, par exemple, que tu épouses M. de Longuillon pour son titre, afin d’être un jour princesse de La Tour-Enguerrand ?… » — « Il est trop généreux pour me soupçonner d’une pareille bassesse, » répartit la jeune fille… C’était, ce cri, la preuve évidente que Nortier n’avait pas employé le procédé de la calomnie pour la détacher de Gabriel. Mais c’était la preuve aussi qu’elle continuait de l’aimer. Quelle était alors la vraie raison de cette révolution d’à me ? Le vrai père voulut croire que son amie y avait vu plus juste que lui, et que l’homme d’affaires avait, suivant l’argotique et intraduisible expression employée par elle, bluffé cette enfant. Il y a tant de moyens pour des parents d’impressionner une sensibilité vive et toute jeune, depuis le chagrin simulé jusqu’à la colère feinte, sans compter l’attendrissement. Qui sait si Nortier n’avait pas fait croire à Béatrice qu’une alliance avec la famille La Tour-Enguerrand était nécessaire à ses affaires ? Qui sait s’il ne lui avait pas prédit, en cas de refus de sa part, un duel à mort entre Clamand et Longuillon ? Qui sait ?… La seule hypothèse que San Giobbe ne pût pas même imaginer, c’était la réelle. Quoiqu’il commençât, avec les progrès de sa maladie, à redouter les profondeurs obscures qu’il découvrait dans le caractère de Nortier, la clef de l’énigme lui manquait. Il s’apercevait bien que cet homme avait des soupçons, mais c’étaient des soupçons rétrospectifs, croyait-il, et, par conséquent, invérifiables, et qui laisseraient toujours place au doute, il ne se rendait pas compte que ces soupçons étaient des certitudes, et accumulées vingt années. Des vengeances comme celle que Nortier avait osé rêver et exécuter ne sont explicables que par une blessure renouvelée pendant des jours et des jours. Si observateur que fût l’amant, il avait été comme la plupart des amants. D’instinct, il n’avait pas cherché à lire tout au fond de la pensée du mari, et il s’en était tenu à cette idée commode que le mari, comme la plupart des maris, ne cherchait pas non plus à savoir la vérité vraie sur la nature exacte des relations de sa femme avec lui. Et puis, même dans l’état d’infériorité où sa déchéance physique le réduisait vis-à-vis de Nortier, il continuait involontairement à mépriser celui-ci dans sa pensée, comme quelqu’un qu’il avait trop longtemps senti lâche devant lui. C’est pour cela que, dans son désir de préserver sa fille d’un mariage détestable, il finit par s’arrêter au projet qu’il communiqua à la mère vers la fin de l’après-midi, quand ils eurent de nouveau tourné et retourné longuement leurs communes données sur l’inintelligible volte-face de Béatrice : — « Ce n’est pas sur elle qu’il faut agir, » dit-il à Mme Nortier, " c’est sur lui. Il ne nous bluffera pas, vous et moi. Je suis pour lui parler avant même qu’il ne la revoie, si c’est possible. Et c’est possible, puisqu’elle s’est retirée pour se reposer jusqu’au diner. » La jeune fille avait prétexté, pour justifier cette absence, la lassitude de sa mauvaise nuit. " Nortier sera là vers les six heures et demie, comme d’habitude. En admettant que la démarche officielle ait été faite du côté Longuillon aujourd’hui, il ne peut pas avoir donné la réponse, puisque la petite, suivant ses propres expressions, a demandé à réfléchir. Nous allons le forcer à vider son sac, là, tout de suite. S’il voit que vous êtes résolue, mais bien résolue, à vous opposer à ce mariage, il devra vous donner, enfin, ses raisons pour y tant tenir, et s’il vous répète qu’il laisse Béatrice absolument libre, il est pris. Vous la faites descendre, séance tenante. Vous le forcez à redire devant elle ce qu’il a dit. Je suis là, comme témoin. Je ne lui permettrai pas de nier, et alors elle comprendra que cette conversation d’hier au soir n’était qu’une comédie… » — « Mais s’il ne veut pas laisser Béatrice libre ?… » demanda la mère… — « Alors, je vous répète qu’il devra dire ses raisons, » fit San Giobbe. — « Mais s’il ne veut pas les dire ?… » insista-t-elle. — « Il n en a pas le droit. Je ne le lui permettrai pas non plus ! » s’écria-t-il, oubliant, dans l’ardeur de son sentiment paternel, ce qu’il avait éprouvé, la veille encore, son impuissance à tenir tête au père légal, et le déconcertement que celui-ci avait l’art de lui infliger - maintenant ! — « Calmez-vous, » interrompit son amie, inquiète de cette violence si funeste avec la lésion qu’il avait au cœur, et elle avait ajouté, trouvant dans sa sollicitude le seul argument qui pût réduire cet homme si profondément irritable : « La lutte peut être longue. Il vous faut de la force pour m’aider, et vous savez que les émotions vous sont défendues… » — « Je serai calme pour elle et pour vous !… » répondit San Giobbe, et, de fait, quand, un peu après six heures et demie, — le train était en retard, — Nortier entra dans le petit salon du château, le tableau que rencontrèrent de nouveau ses yeux n’offrait pas les signes de tragique inquiétude auxquels sa haine s’attendait. Il avait calculé, cruellement et complaisamment, que Béatrice, frappée au cœur, ne pourrait pas taire son secret. Elle parlerait à sa mère, qui parlerait à San Giobbe. Ou bien ces deux-ci feraient les indignés vis-à-vis de lui, et il avait, dans une des deux enveloppes, montrées la veille à la jeune fille, de quoi les confondre : les photographies d’une dizaine de lettres de l’amant, dérobées, puis remises dans le coffret où Mme Nortier serrait sa correspondance. Ou bien, il les tiendrait sous ses regards, torturés d inquiétude, n’osant pas parler les premiers, épiant les traces de sa décision prochaine sur son visage, — où ils ne liraient rien. Au lieu de cela, Mme Nortier, assise, comme la veille, sur la soie à raies roses et blanches de la chaise longue en trois morceaux, s’occupait à relever, de la pointe du crochet, les dernières mailles du gilet destiné à San Giobbe. Ce dernier avait posé sur la table un fascicule de revue qu’il était en train de couper, quand, le bruit des roues au dehors avait annoncé l’approche de la voiture. Ce petit geste trahissait bien, ainsi que la physionomie de la mère, un peu de nervosité, mais qui n’avait rien de commun avec les prévisions du nouveau venu. Jouaient-ils un rôle concerté, ou réellement Béatrice avait-elle eu la force de se dominer assez pour que ni l’un ni l’autre n’eussent rien deviné ? Les premiers mots que prononça Mme Nortier devaient, en révélant au bourreau l’héroïque silence de sa victime, lui produire une impression, non pas de pitié, — cette âme de proie, et encore durcie par la rancune, n’en était plus capable, — mais d’étonnement et, si l’on peut employer un pareil mot pour un pareil homme, de respect. La force seule impose à la force. Parmi ses diverses combinaisons de haine, calculées avec une précision quasi mathématique, Nortier n’avait pas entrevu cette possibilité, qui bornait sa vengeance à une seule personne : que la jeune fille se tût et acceptât le pacte qu’il lui avait offert. Allait-il lui-même le tenir, ce pacte abominable ? Il l’était moins pourtant que son premier et sinistre projet, celui que le mariage avec Longuillon eût lieu, que la mère sût pourquoi et dût tout subir sous la menace d’un procès en séparation, et le vrai père pour le même motif. — « J’ai des reproches à vous faire, mon ami," avait commencé Mme Nortier, après l’échange des questions et des réponses de politesse ; « oui, » continua-t-elle, « et je tiens à vous les faire tout de suite, avant que Béatrice soit descendue. Car il s’agit d’elle… » — « Ah ! " demanda-t-il, avec une froideur narquoise, « c’est sans doute à cause de notre entretien d hier soir ? » — « Oui, » reprit la mère, « et je ne comprends pas que vous lui ayiez parlé comme vous lui avez parlé du mariage Clamand, alors que vous m’aviez promis de la consulter, c’est-à-dire de la laisser libre… Vous en êtes témoin, San Giobbe ?… » — « J’en suis témoin, » répondit celui-ci. — «  Mon cher San Giobbe, » répartit Nortier, « j’apprécie beaucoup votre dévouement et votre amitié. Mais permettez-moi de vous demander de nous laisser régler seuls, Mme Nortier et moi, une question qui regarde notre fille… Vous me pardonnerez, si je vous froisse, » ajouta-t-il, en arrêtant de la main une réponse du malade, qui avait affreusement pâli, et en soulignant encore par une affectation de courtoisie sa cruelle épigramme : « Je n’en ai pas l’intention, je vous assure… » Puis, s’adressant de nouveau à sa femme : « En quoi ai-je manqué à ma promesse ? Est-ce que je n’ai pas consulté Béatrice ? Est-ce que je ne la laisse pas absolument libre ?… Expliquez-vous… » — « Ce n’est pas vrai, » fit Mme Nortier, avec une vivacité très imprudente dans ce moment de crise aiguë de son ménage ; mais l’insolence de son mari vis-à-vis de son ami avait achevé de l’exaspérer. « Non, ce n’est pas vrai, » insista-t-elle. « Je ne sais pas ce que vous avez dit à Béatrice. Elle ne me l’a pas répété. Mais ce que je sais, car je connais ma fille, c’est qu’elle aime Gabriel Clamand, et que vous vous êtes arrangé pour lui faire épouser Longuillon, qu’elle n’aime pas, et qui la rendra horriblement malheureuse. Ce que je sais, c’est que si vous l’aviez laissée libre, elle suivrait son cœur. Elle ne le suit pas. Comment vous y êtes-vous pris pour la contraindre ? Voilà ce que j ai le droit de connaître, moi, la mère. Vous entendez, le droit. Il s’agit du bonheur de mon enfant. Je ne la laisserai pas sacrifier toute sa vie de femme à votre vanité, car il n’y a là, pour vous, qu’une question de vanité, pas autre chose… Vous êtes le père d’une comtesse qui sera duchesse. Vous voulez être le père d’une marquise qui sera princesse… Rien de plus. Ce n’est pas avec cette raison, je suppose, que vous avez persuadé Béatrice… Non. Vous ne l’avez pas persuadée, vous l’avez forcée. Je l’ai senti. Je le sens. Comment ? Je veux le savoir. » — « Vous avouerez, » répondit Nortier sans quitter son ton d’ironie glacée, que je suis singulièrement bon enfant de permettre que l’on me parle ainsi chez moi. Oui ou non, » demandat-il en s’avançant sur sa femme, qui recula devant l’éclat et la dureté de son regard, « Béatrice est-elle ma fille ? Et s’il me convenait de lui défendre un mariage, en aurais-je le droit, moi aussi, puisque vous avez prononcé ce mot ? Il me semble qu’il y a un certain article du Code qui dit clairement qu’en cas de dissentiment entre les époux sur ce sujet, c’est la volonté du père qui commande… J’ajoute que si Mlle Nortier, tout à l’heure, en notre présence à tous deux, me déclare qu’elle ne veut point épouser M. de Longuillon, — qui m’a fait demander sa main, entre parenthèses, officiellement, aujourd’hui même, — elle ne l’épousera point… Par conséquent, je n’entends pas user de mon droit, mais j’entends aussi que vous, et ceux qui vous donnent des conseils de révolte, sachiez bien que je le connais, mon droit, sur ce point comme sur tous les autres… » Il avait, en prononçant cette dernière phrase, regardé San Giobbe, qui, instinctivement, le voyant marcher sur Mme Nortier, avait fait un pas en avant. L’allusion était si directe, l’insulte de ce regard si provocante, que l’ancien homme d’épée, très chatouilleux sur le point d’ honneur, ne put se contenir davantage, et il demanda : — « Est-ce pour moi que vous venez de dire cela, Nortier ?… » — « C’est pour vous, » répartit le mari. Le visage de San Giobbe pâlit plus profondément encore, il esquissa un geste, puis sa main, à demi levée, retomba en se crispant. L’émotion de cette scène lui donnait une de ces crises où il sentait comme un couteau aigu s’enfoncer dans sa poitrine et sa vie s’arrêter. Il dit, d’une voix à laquelle le souffle manquait : « Ah ! vous ne m’auriez pas parlé ainsi autrefois… » Et il se laissa choir sur une chaise, en ayant pourtant la force, malgré son atroce douleur, de mettre le doigt sur la bouche, pour supplier son ennemi de se taire. Il venait de voir Béatrice entrer dans le salon. Avait-elle, sur le point de franchir le seuil, hésité un instant et, malgré elle, écouté les terribles paroles échangées entre les deux hommes ? Ou bien comprit-elle, à voir les trois interlocuteurs en face les uns des autres, qu’une scène tragique venait d’avoir lieu ? Elle était, elle aussi, presque livide, mais résolue. Elle marcha vers le groupe, maintenant silencieux, de sa mère, du mari et de son vrai père, et elle dit, s’adressant à Mme Nortier : — « Je devine que vous êtes toujours dans la même erreur, maman, et que vous croyez qu’on veut me marier contre ma volonté… » Son courage n’alla pas jusqu’à donner le nom de père à Nortier dans cette minute, la première où elle le revît, depuis leur entretien de la veille. « Je vous ai déjà dit que ce n’est pas vrai. C’est moi-même qui me suis décidée, après m’être bien interrogée, à refuser M. Clamand, s’il me demande, et à accepter M. de Longuillon… Vous m’avez laissée parfaitement libre, » continua-t-elle, en se tournant vers Nortier. « Vous m’aviez donné ces vingt-quatre heures pour réfléchir… Elles sont écoulées ou presque. Et voilà ma réponse… Vous voyez, maman, que personne ne me force, et vous aussi, bon ami… » Elle s’adressait, cette fois, à San Giobbe. Celui-ci esquissa derechef son geste impuissant de tout à l’heure, et, au lieu de répondre à Béatrice, il dit, mettant fin à une explication dont la souffrance dépassait ce qui lui restait de forces : — « Je vous demande pardon. Je ne me sens pas très bien en ce moment. Il faut que je me repose dans ma chambre… Ce n’est pas la peine d’envoyer chercher le docteur… Dans un quart d’heure la crise sera finie… » Il se dressa sur ses jambes, si faible qu’il dut prendre le bras de Mme Nortier, debout auprès de lui. Celle-ci, toute tremblante encore, l’aida cependant à gagner la porte, et Béatrice, restée seule avec l’homme d’affaires, lui dit, en le regardant, à son tour, comme il avait regardé sa femme, d’un de ces regards qui dardent le jet d’une irrésistible volonté : — « Laissez-le mourir tranquille, monsieur. Nous sommes quittes envers vous. C’est vous-même qui avez voulu le marché. Exécutez-le, du moins, puisque je paie tout…" Et, cette fois, quelque chose de plus fort que son orgueil et que sa haine obligea Nortier à baisser les yeux.