Un homme d’affaires et autres nouvellesPlon (p. 137-146).

VII LE BILAN modifier

… Il y avait dix-huit mois que s’étaient passées les scènes de cette tragédie familiale, où ceux qui croient aux origines animales de l’homme - cette vue grossière du péché originel - reconnaîtront un cas d’atavisme féroce chez un de ces civilisés à outrance, un de ces comblés de la société, si loin, semble-t-il, de la sauvagerie primitive. Ceux qui pensent que « ce monde », suivant une formule célèbre, « est un système de choses invisibles, manifestées visiblement, » voudront y voir, dans le domaine de la vie privée, — mais qu’est-ce, l’humanité, sinon des millions et des millions de vies privées ? — une application de la loi la plus mystérieuse et la plus certaine d’ici-bas : celle de l’innocence payant pour le crime, et de la victime substituée : " Quœ non rapui, tune exsolvebam, » dit le Livre, — « j ai rendu ce que je n’ai pas volé…" On juge bien que ces deux points de vue, l’un tout naturaliste, l’autre mystique, n’étaient pas ceux de la jolie Camille Favier et du sire de Longuillon, devenu récemment, de par la mort de son oncle, le prince de La Tour-Enguerrand. Il était trois heures de l’après-midi, et ils se retrouvaient, en tête à tète, dans le petit salon-fumoir où s’était brocanté ce mariage, qui avait dû, tout ensemble, ouvrir au brasseur d’affaires les portes du Jockey, assurer sa vengeance contre trois êtres qu’il haïssait et inaugurer la restauration du castel féodal des La Tour-Enguerrand. Le mariage avait eu lieu, — c’était le seul point du programme qui se fût réalisé. En dépit d’un parrainage de premier ordre, le cercle de la rue Scribe était demeuré fermé au châtelain de Malenoue, privé pour toujours de l’insigne honneur de lire son nom suivi du J de ses rêves dans les annuaires élégants. Et depuis gue le vieux gentilhomme était allé rejoindre, au cimetière de Picpus, les La Tour-Enguerrand guillotinés en 1793, l’antique donjon avait été de nouveau abandonné à l’envahissement des herbes et des rats. Le prince Guy était par trop de son époque pour ne pas avoir arrêté les frais, aussitôt délivré de son oncle, — le seul être au monde devant lequel il se fût toujours senti petit garçon. Cette mort avait eu pour effet de le rendre un peu plus " moderne », plus « nouveau jeu » plus « dans le train », — jolis synonymes pour dire un peu plus cynique. Quand un homme du nom et de la tradition de celui-là s’est déclassé à ses propres yeux, il semble qu’il ait le besoin de devancer le mépris et comme de le déconcerter par cette fanfaronnade de corruption qui ne date pas d’hier, — Louis XIV la reprochait déjà au Régent, — et voici les propos qu’échangeaient le grand seigneur et la comédienne, dressant, à leur façon, le bilan définitif de ce que Casal avait très justement appelé le report de l’homme d’affaires : — passif et actif. — « Il faut que tu lui parles, « disait le nouveau prince de La Tour-Enguerrand, « ça ne peut pas durer plus longtemps… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, je te le demande, avec cent mille francs par an ?… Et je sais qu’il a gagné, depuis ces dix mois, des sommes énormes dans les mines. Desforges les chiffre à dix millions ; mettons-en six, mettons-en deux ; et il ne me donnerait pas seulement de quoi payer les maçons de La Tour-Enguerrand !…" — « Hé ! il s’en moque un peu, de votre bicoque ? » répondit Camille. « Ce qu’il voulait, c’était le cercle.. . Vous ne le lui avez pas donné. Franchement, c’est lui qui est refait… Point de Jockey, et un gendre qui n’a pas attendu quinze jours pour retourner chez les demoiselles !… Oui ou non, avons-nous soupé chez Léa moins de deux semaines après ton mariage ?… » — « Il ne lui manquerait plus que de me servir de la morale !… Et chez qui sommes-nous donc ici, belle-maman ?… D’ailleurs, » ajouta-t-il, après s’être promené de long en large dans la chambre, « je ne sais pas pourquoi je ne te dirais pas la vérité. J’aurais encore soupé chez Léa le soir même que j’aurais été dans mon droit, attendu que ma femme n’a jamais voulu être ma femme, entends-tu, jamais… C’est à ne pas y croire, n’est-ce pas ? C’est ainsi pourtant. Oh ! elle ne m’a pas pris en traître. Je n’ai rien à lui reprocher, elle a été strictement loyale. Le jour où nous nous sommes fiancés, elle a demandé à me parler. Je lui ai donné ma parole de la laisser parfaitement libre, sous la condition que je serais parfaitement libre aussi… Je n’ai pas cru que ce fût sérieux. Qui l’aurait cru à ma place ? Je me suis dit : exaltation romanesque, enfantillage de petite fille, sentiment contrarié… Hé bien ! Pas du tout, c’était très sérieux, — et nous voilà !… » — « C’est assez extraordinaire, en effet, » répondit Camille, qui n’avait pas caché sa surprise, et elle rit du rire qu’elle avait quand elle soulignait une petite infamie bien constatée : — « Pas le moyen, alors, d’avoir le bébé d’assurance, en cas de veuvage, pour hériter du beau-père… » Puis, s’étant levée à son tour, elle se mit à marcher dans la chambre, comme si cette révélation remuait en elle un monde de pensées, et elle demanda : « Elle est très pieuse, Mme de La Tour-Enguerrand ? . . . » — « Elle est en train de le devenir, » dit le prince. " Tu m’avoueras que ça, c’est la guigne des guignes ! Un brave garçon rencontre une jeune fille élevée comme toutes les jeunes filles, qui a de la branche, joue au tennis, patine, monte à cheval, sait mener, pédale, enfin tout ce qu’il faut pour devenir une gentille camarade de fête honnête… Et il se réveille ayant épousé une femme qui a horreur du monde, qui lésine sur sa toilette, qui ne rêve plus qu’œuvres, charités, retraites, — un tas de bêtises, quoi !… Si ça continue, elle finira par vivre comme une pauvresse. Et depuis qu’elle a perdu son vieil ami San Giobbe, la mère est pire… Et croirais-tu cela encore, il n’y a pas moyen de décider mon beau-père à mettre ordre à ça ?… C’est plus prodigieux que tout. Il a l’air d avoir peur de ma femme… J ai eu quelque temps l’espoir que cette toquade passerait, » continua-t-il. « Je tablais sur Clamand. Tu te le rappelles ? Je ne t’ai pas conté, à l’époque, qu’il avait écrit une lettre indignée, lors du mariage ? Très correcte, d ailleurs… Je l’ai lue. .Je lis toutes les lettres. Cela fait partie de notre convention. Dans les rapports où nous sommes, c est bien le moins… Et sa lettre écrite, il avait changé du tout au tout… Il s’était jeté dans la haute noce. Il avait acheté ce que j’appelle une bonne inconduite soutenue… Toute la lyre. Il buvait. Il jouait. Il promenait des petites dames, enfin le grand battage d’un bon jeune homme en train de devenir un mauvais sujet, et qui veut qu’on le sache, par désespoir du beau mariage d’amour manqué, comme tu disais… Je comptais sur le dépit du côté de ma femme, car je croyais bien que c’était Clamand le point faible. Oui, je le croyais, et l’autre jour… » — «  L’autre jour ?… » interrogea Camille, avec une curiosité qui aurait étonné La Tour-Enguerrand s’il eût été capable de penser à autre chose qu’au récit de ses mécomptes conjugaux et financiers. — « J’entre chez ma femme, bien par hasard, en revenant du cercle. Elle était avec sa mère. Elle avait une lettre à la main. Je vois Mme Nortier qui fait un geste pour la prendre, et ma femme, avec son grand air, — car elle est très princesse de La Tour-Enguerrand, à travers ses gyries, — qui lui dit : — « Non, maman, je me suis engagée à lui montrer toutes mes lettres, il verra celle-là aussi… » C’était de Clamand. Il n’y en avait pas long. Il demandait pardon de l autre lettre, celle du mariage, et il annonçait son départ pour l’Afrique, où il a obtenu une mission. J’ai eu un moment l’idée de lui envoyer une paire d’amis, et puis j’ai pensé : à quoi bon ?… J’ai réfléchi, et j’ai conclu : ce n’est pas Clamand qu’il y a entre ma femme et moi… » Et, après un silence : « Qu’il y ait ce qu’il voudra, d’ailleurs, ça m’est égal, mais que Nortier ne se paie pas plus longtemps ma tête ! Lui, refait ? Allons donc ! Nous avons un connétable, trois maréchaux, quatre ambassadeurs, un cardinal ; nous datons de 960. C’est un paquet, que diable ! et, sans moi, il n’aurait jamais trouvé deux parrains au Jockey !… Ça vaut bien un petit un pour cent sur ses bénéfices de l’année. Je m’en contenterais… » Et sur cette boutade, jetée en bouffonnant, le grand enfant corrompu qu’était l’héritier dégradé d’une héroïque lignée tira de sa poche un étui à cigares. Il en alluma un et offrit du feu à Camille, qui, de son côté, avait pris sur la table, dans une coupe, un des papyros russes à longs bouts dont elle avait l’habitude. Qu’il eût été étonné, si les fameux rayons X, dont j’ai parlé à propos de son entretien avec son futur beau-père, dans cette même pièce, eussent de nouveau fonctionné ! Et que le mari officiel de Béatrice soupçonnait peu les pensées de la comédienne, celles de derrière la tête ! Le mot de l’énigme qu’il cherchait, sans le trouver, Camille, avertie par la sinistre expression des yeux de Nortier, le jour où le mariage s’était conclu chez elle, l’avait cherché, elle aussi, à travers ces libres conversations du demi-monde, où les hommes laissent échapper tant de confidences, en questionnant un Casal, un Desforges, vingt autres, et elle l’avait deviné. Elle avait compris le procédé employé par le faux père pour contraindre l’enfant de l’amant à ce mariage et le savant mécanisme de cette hideuse vengeance. Un étrange remords, comme en ont quelquefois les filles, un de ces scrupules qui sont, à elles, le report de leur délicatesse et qui prennent, par contraste une espèce de pathétique, lui avait rendu insupportable d’avoir été mêlée à cette vilaine histoire. Elle avait compris encore que, parmi toutes les blessures dont saignait la victime, la seule qui put être pansée était celle que devait lui avoir faite le mépris de Clamand. Et la comédienne galante, la maîtresse du financier Nortier, l’anarchiste en discours et en actions, était redevenue la petite Favier sentimentale, la Duchesse bleue des premières années. Elle avait trouvé le moyen d’écrire à Clamand, de le voir et de lui tout apprendre. Elle venait de savoir par La Tour-Enguerrand que son calcul avait réussi et que la sacrifiée avait une plaie de moins dans son cœur. Et elle pensait, en tirant des bouffées de sa cigarette, avec un peu d’humidité dans ses beaux yeux bleus, et au coin de la bouche ce demi-sourire d’une rosserie qui ne s’épargne pas elle-même : — « Pauvre femme ! Voilà la seule bonne chose qu’elle aura eue depuis bien longtemps ! Et c’est à moi qu’elle le doit… » Puis, comme son regard avait rencontré le rubis donné jadis par Nortier - on se rappelle - en guise de commission, elle ôta la bague de son doigt, et elle la jeta dans une coupe, en disant tout haut, pour ne pas se laisser aller à son attendrissement : — « C’est égal, la vie est joliment farce, tout de même !… »

Octobre 1900.