Un homme d’État russe contemporain/05

Un homme d’État russe contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 523-551).
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UN
HOMME D'ETAT RUSSE
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE

V1.[1]
N. MILUTINE, TCHERKASSKI ET SAMARINE EN EXPLORATION DANS LA POLOGNE INSURGEE.

La volonté impériale envoyait malgré lui Nicolas Milutine en Pologne, l’amitié et le patriotisme lui donnaient pour associés dans cette tâche inattendue ses deux plus illustres compagnons d’armes dans la grande campagne de l’émancipation, George Samarine et le prince Vladimir Tcherkasski. Cette rapide exploration de la Pologne en révolte par ces trois fils de Moscou, dans l’automne de 1863, devait être pour la Pologne russe le point de départ d’une transformation politique et économique si profonde, qu’à travers tous les. changemens réservés au pays de la Vistule par les mystérieux desseins de l’avenir, les siècles en sauraient difficilement effacer la trace. On peut en apprécier les résultats de différentes manières ; ce que j’oserai dire, c’est qu’aucun voyage de souverain où d’homme d’état, en aucun pays, à aucune époque, n’a peut-être eu d’aussi grands résultats.

En accompagnant les trois amis dans les villes et les villages du royaume de Pologne, nous les laisserons autant que possible parler pour eux-mêmes, nous exprimer par leur propre bouche ou leur propre plume, sur les lieux et à l’instant, sans apprêt et sans fard, entre eux pour ainsi dire, dans le laisser-aller de la conversation ou de la correspondance quotidienne, leurs impressions et leurs vues, leurs mobiles et leurs desseins. Sans nous départir de l’impartialité qui seule convient à un étranger en cette délicate et attristante question polonaise, sans être infidèle aux traditionnels sentimens de pitié et de sympathie de la France pour la malheureuse Pologne, nous pourrons, par l’organe même des hommes d’état les plus compétens, faire connaître dans toutes leurs nuances et dans toute leur vérité les sentimens et le point de vue russes dans les affaires polonaises, les idées et les motifs qui depuis 1833 ont inspiré la conduite du gouvernement de Saint-Pétersbourg à Varsovie.


I

Après un mois consacré à des études préliminaires, Nicolas Milutine, George Samarine et le prince Tcherkasski durent se mettre en route pour le royaume de Pologne. Le départ eut lieu au commencement d’octobre 1863. Nicolas Alexèiévitch laissait à Saint-Pétersbourg sa femme et ses enfans, qu’il ne voulait pas exposer aux périls d’un pays en insurrection. Pour Milutine et ses amis, cette première visite en Pologne était un vrai voyage d’exploration. presque un voyage de découverte en pays inconnu. Aussi cette expédition, destinée à tout renouveler dans le royaume, était-elle peu nombreuse. Milutine, Samarine, Tcherkasski, un ou deux fonctionnaires, détachés des administrations pétersbourgeoises, qui devaient les rejoindre en route et trois jeunes secrétaires ou traducteurs en composaient tout le personnel.

Entre Saint-Pétersbourg et Varsovie, Nicolas Alexèiévitch fit une halte en Lithuanie, à Vilna. La jolie capitale des provinces du nord-ouest présentait alors un aspect sinistre et navrant. La répression, comme l’insurrection, avait en Lithuanie quelque chose de plus dur, de plus âpre que dans le royaume de Pologne. A Vilna plus encore qu’à Varsovie, les habitans, placés entre les comités révolutionnaires polonais et les commissions militaires russes, étaient courbés sous une double terreur. Vilna était la résidence de Michel Nikolaiévitch Mouravief, le fameux général auquel l’empereur avait confié le soin de dompter la révolte dans les provinces lithuaniennes. Mouravief s’était, au temps de l’émancipation, montré l’un des adversaires les plus décidés comme les plus passionnés de Milutine et de ses amis. Homme du passé, conservateur et autoritaire par principe autant que par tempérament et par routine, il était de ceux qui, à Saint-Pétersbourg, avaient le plus tonné contre les machinations révolutionnaires du « rouge Milutine. » Par une singulière ironie du sort, ces deux antagonistes de 1860, dans lesquels on eût pu personnifier les deux tendances opposées qui se disputaient la Russie, le défenseur des privilèges et l’avocat des serfs allaient maintenant se rencontrer aux frontières de l’empire comme collaborateurs involontaires.

L’antipathie de ces deux hommes était de notoriété publique ; ce ne fut pas un obstacle à leur entente lorsqu’ils se retrouvèrent à Vilna. Ils comprenaient tous deux que, l’un dans le royaume de Pologne, l’autre dans les provinces occidentales, ils ne pouvaient, pour une tâche au fond analogue, suivre une voie différente. Milutine l’avait senti dès les premiers jours, et il avait fait taire sa répugnance pour la personne, les idées et les procédés de Mouravief, A peine sa difficile mission acceptée, il cherchait à se concerter avec son ancien adversaire. Craignant que le général ne lui gardât rancune des luttes et des griefs du passé, Milutine avait pris comme intermédiaire entre eux deux un ami commun, le général Zélénoï, officier qui s’était distingué par son courage au siège de Sébastopol[2] et qui, après avoir été d’abord adjoint (tovarichtch) de Mouravief, lui avait depuis quelques mois succédé au ministère des domaines. Entre tous les ministres d’alors, Zélénoï était du petit nombre de ceux sur lesquels Milutine, croyait pouvoir compter. Près de Mouravief, du reste, il eût pu se passer d’intermédiaire. En homme d’action ou en politique, plus soucieux du présent que du passé, le gouverneur-général des provinces du nord-ouest répondit sans hésitation aux ouvertures de Milutine. Dès le 25 septembre, il prenait les devans et adressait cette lettre à son ennemi politique de la veille[3].


Le général M. Mouravief à N. Milutine.


Vilna, 25 septembre 1863.

« Monsieur,

« J’apprends que Votre Excellence est en ce moment particulièrement occupée de la question de l’organisation des paysans dans le royaume de Pologne.

« C’est là un sujet d’une extrême importance pour le maintien futur de notre domination dans le royaume de Pologne, et principalement dans les provinces occidentales. La population rurale) (selskoé naselenié) est notre seul appui. Les autres classes nous sont manifestement hostiles, oppriment (ougnetaiout) les paysans et s’efforcent de les soulever contre nous. Je fais ici tout ce qui est en mon pouvoir pour donner à la population rurale l’indépendance et le bien-être, et pour enlever aux propriétaires la possibilité de les opprimer : il semble que je commence à atteindre le résultat désiré. Les paysans le comprennent, et presque partout, dans les six provinces qui me sont confiées, ils prêtent, sans distinction de religion, leur concours au gouvernement pour dompter l’insurrection et l’émeute.

« Dans le royaume de Pologne, la chose est plus difficile, mais je ne la regarde pas comme impossible. J’ai déjà envoyé dans le gouvernement d’Augustof, confié à mon administration, une commission spéciale chargée de rédiger un projet pour arracher la population villageoise des mains des propriétaires, de leurs comptoirs et de leurs intendans, et en même temps pour modifier le système des taxes et redevances.

« Je ne sais si, dans la province d’Augustof, il me sera donné d’atteindre le résultat souhaité ; j’y consacrerai du moins tous les efforts possibles. Ce que je sais c’est que là aussi les paysans sont bien disposés pour nous. Il faut seulement mettre fin à la terreur (strakh) répandue dans les villages, parmi la population rurale, par les assassinats et les perquisitions du parti révolutionnaire dans les campagnes.

« Je souhaite ardemment que cette grave affaire de l’organisation des paysans, tant dans les provinces occidentales que dans le royaume de Pologne, nous permette d’assurer pleinement pour l’avenir notre domination en ce pays. Aussi ai-je appris avec joie que les propositions à faire dans ce dessein, pour le royaume de Pologne, avaient été confiées à Votre Excellence, car je suis fermement persuadé que, s’il est encore possible de faire quelque chose sous ce rapport, vous parviendrez à le faire.

« Nous devons marcher dans toute cette grave affaire la main dans la main ; pour moi, je vous offre en toute sincérité ma coopération. Nous ne désirons qu’une chose : l’avantage de la Russie ; et pour cette raison, je n’ai aucun doute que les divergences mêmes de vues qui pourraient s’élever entre nous ne nuiront pas à notre œuvre, mais ne serviront qu’à l’élucider.

« J’ai cru utile de vous communiquer tout ce qui est dit plus haut pour vous témoigner tout mon empressement à vous prêter mon concours dans la mesure de mon intelligence, et je reste convaincu que Votre Excellence se montrera aussi empressée à réunir ses efforts aux miens pour notre action commune en vue de l’achèvement de l’œuvre en question.

« Agréez l’assurance de ma parfaite considération et de mon dévoûment.

« M. MOURAVIEF[4]. »


« Un tel langage, à moins de trois ans de distance, de la part d’un des adversaires déclarés de la charte d’émancipation en Russie, devait être doublement agréable à Nicolas Alexèiévitch. C’était pour lui comme un acquiescement au passé en même temps qu’une garantie pour l’avenir. « Voilà un homme complètement transformé ! » s’était-il écrié à la première lecture de la lettre du général. En fait, la transformation de Michel Mouravief était peut-être plus apparente que réelle. Comme N. Milutine, c’était sur le paysan qu’il voulait attirer l’attention et les bienfaits du gouvernement russe en Pologne, c’était dans le peuple des campagnes qu’il prétendait chercher un point d’appui ; mais dans cette unité de vues leurs mobiles étaient bien différens. Pour le général comme pour beaucoup de ses compatriotes, cette préoccupation du paysan et du peuple dérivait uniquement de considérations politiques. A ses yeux, la question agraire n’était qu’une machine de guerre contre l’insurrection et le polonisme. Si, dans les provinces occidentales, il vantait et appliquait, en renchérissant encore dessus, des procédés qu’il avait énergiquement repoussés et flétris en Russie, ce n’était point qu’il cessât de les considérer comme révolutionnaires, c’était bien plutôt qu’il y voyait un instrument commode pour battre les propriétaires polonais. Peu lui importait que cette arme fût empruntée à la révolution, il s’en servait sans scrupule contre les ennemis de son maître et de son pays, parce que contre de tels ennemis les armes les plus sûres lui semblaient les meilleures.

Tout autre était le point de vue des Milutine, des Tcherkasski, des Samarine. Leur préférence pour le paysan et leur intérêt pour le peuple n’étaient pas une affaire de circonstance. Les lois agraires qu’ils allaient conseiller et appliquer en Pologne n’étaient pas seulement de leur part un expédient politique ou un fait de guerre justifié par l’état de révolte et d’hostilité armée. Les maximes et les mesures qu’ils allaient recommander en Pologne, ils les avaient préconisées et en grande partie mises à exécution dans la Russie même. L’insurrection leur fournissait seulement l’occasion de mettre leurs principes en pratique d’une manière plus brusque et plus radicale, avec moins de ménagemens pour les droits ou les intérêts des hautes classes, la noblesse propriétaire de Pologne s’étant par ses sympathies pour les rebelles privée de l’appui en partie prêté dans les hautes sphères à la noblesse russe.

En Pologne et en Russie, Milutine et ses amis devaient dans des circonstances diverses faire au fond une œuvre analogue. Envisagées de cette façon, du point de vue des paysans et des lois agraires, toute la conduite et la carrière administrative de Milutine se montrent empreintes d’une singulière unité. Dans ces inextricables affaires polonaises, si étrangères à ses études et à ses goûts, Nicolas Alexèiévitch avait découvert un point conforme à ses instincts, une tâche semblable à celle qu’il avait accomplie en Russie, et il s’y était attaché avec passion. C’était une autre et nouvelle émancipation que ses amis et lui prétendaient achever aux bords de la Vistule, en dotant de terres le paysan polonais, comme naguère le moujik russe, car à leurs yeux il n’y avait pas pour le paysan d’émancipation réelle sans dotation territoriale.

Trois ans plus tôt, l’empereur Alexandre II lui-même, présentant au conseil de l’empire les statuts d’émancipation élaborés par le comité de rédaction, avait solennellement regretté que, dans le royaume de Pologne comme dans les provinces Baltiques, l’ancien serf eût été affranchi sans recevoir en propriété une partie du sol qu’il cultivait[5]. Pour Milutine et pour ses amis, l’insurrection polonaise fournissait une occasion de faire disparaître cette fâcheuse anomalie, une occasion d’appliquer au royaume les mesures législatives et les combinaisons économiques destinées à préserver l’empire des tsars de la formation d’un prolétariat, ce qui, aux yeux de la plupart des Russes, est la grande plaie des sociétés occidentales et le grand péril des états modernes.

Il est naturellement permis de différer de vue sur ces principes, de n’avoir pas une foi entière dans l’efficacité absolue de ces maximes slaves sur la diffusion de la propriété territoriale. Il est surtout permis de discuter la valeur des procédés employés en Russie ou en Pologne pour mettre ces principes en œuvre. Ce sont là des questions que nous avons plus d’une fois touchées ici même[6] et sur lesquelles nous ne voulons pas revenir aujourd’hui. Ce que nous devons rappeler, c’est ce qu’on a trop souvent oublié en Europe, c’est que, bonnes ou mauvaises, légitimes ou illicites, les maximes et les mesures appliquées par le gouvernement russe en Pologne n’ont pas été spécialement imaginées pour les Polonais et uniquement machinées par la haine politique. On ne les a importées en Pologne qu’après en avoir fait l’essai avec les Russes. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg ne pouvait néanmoins s’étonner que les procédés mis en usage à Varsovie et dans les provinces de la Vistule fussent taxés de révolutionnaires par la presse européenne : les pratiques plus ou moins analogues adoptées pour l’émancipation des serfs n’avaient-elles pas, trois ans auparavant, été dénoncées au même titre, dans la cour impériale, par la noblesse et par plus d’un des conseillers du tsar, par plusieurs même de ceux qui, avec Mouravief, en recommandaient aujourd’hui l’emploi à la Pologne et se réjouissaient de voir la szlachta polonaise livrée sans défense aux mains des « rouges » législateurs de l’ancienne commission de rédaction ?

A Vilna, Milutine et Mouravief ne discutèrent point sur les principes. Peu leur importaient les dissentimens théoriques, il leur suffisait de se savoir d’accord sur les faits, sur la conduite à tenir. A cet égard, leur entente fut facile. On en peut juger par le récit de Nicolas Alexèiévitch.


« Vilna, le 9/21 octobre 1863[7].

« Nous sommes arrivés ici en parfaite tranquillité et sans le moindre retard, c’est-à-dire à cinq heures du matin. Après avoir pris trois heures de repos, je me suis rendu chez Michel Nikolaièvitch Mouravief et j’y suis resté jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Dans une heure, j’y retourne de nouveau pour dîner, en sorte que nous ne nous serons presque pas quittés de la journée. Notre entrevue et toutes nos explications ont eu le caractère le plus cordial. Nous avons même abordé le passé, et nous nous sommes trouvés pleinement d’accord[8]. Tout ce qu’il m’a dit a d’ailleurs été fort sensé et instructif pour moi. Outre une claire intelligence des choses et des hommes qui l’entourent, il possède en réalité une remarquable capacité pour l’administration. L’énergie non plus ne lui fait pas défaut, mais j’ai été frappé chez lui d’une certaine teinte de tristesse que je ne lui connaissais pas autrefois et qui s’explique par une continuelle tension des nerfs[9]. D’après ce qu’il m’a dit, on a, dans l’espace de six mois, exécuté quarante-huit personnes ; mais quand on songe que par cette rigueur on a sauvé des centaines, et peut-être des milliers, de victimes innocentes, les sorties de la presse européenne semblent étranges, surtout si l’on compare à cela ce qui se fait en ce moment même à Naples[10]. Il y a, il est vrai, beaucoup d’arbitraire, mais cet arbitraire en refrène un autre plus brutal, celui du parti révolutionnaire ou clérical. L’affaire est encore loin d’être terminée, même en Lithuanie, et quant à la Pologne elle-même, il n’y a pas à en parler ; je m’abstiendrai du reste de tout jugement définitif sur la situation de cette dernière, tant que je ne serai pas sur les lieux……..

« Pour moi personnellement, depuis que je suis monté en wagon, je passe absolument tout mon temps dans les paperasses et les conférences d’affaires. Durant toute la route, le zèle de mes compagnons de voyage n’a pas faibli, même la nuit, de sorte que nous avons à peine fermé l’œil. Cela me réjouit plus que je ne saurais le dire, car je ne voudrais point perdre un seul jour, pour ne pas retarder mon retour sans nécessité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Milutine, on le voit, était trop pressé de terminer cette besogne pour s’attarder longtemps en chemin. Il ne passa que trois jours à Vilna et de là fit route directement jusqu’à Varsovie à travers le pays insurgé. Voici comment il racontait ses premières impressions de voyage dans le royaume.


« Varsovie, 13/25 octobre[11].

« Nous sommes partis de Vilna, samedi dans la nuit, et nous sommes arrivés ici à sept heures du soir sans le moindre accident. Il y a partout des troupes en si grand nombre qu’il n’y a aucun danger. Il est seulement pénible de voir le pays dans une situation aussi anormale. Mouravief et moi, nous nous sommes séparés aussi amicalement que nous nous étions rencontrés. Ses explications m’ont été fort utiles, et en somme je ne regrette pas les trois jours passés à Vilna. Ici nous avons trouvé à la gare des gendarmes qui nous ont escortés jusqu’aux appartemens qu’on nous avait préparés. Au palais du vice-roi, où l’on a du depuis, l’incendie transporter l’hôtel de ville, on est tellement à l’étroit que pas un de mes compagnons n’y pouvait loger en même temps que moi. À cause de cela, nous nous sommes décidés à descendre à l’ancien hôtel de l’Europe, où il y a largement de la place pour nous tous[12]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Quant à notre sécurité, tu peux être parfaitement tranquille ; il y a autour de nous une multitude innombrable de sentinelles et d’agens de police, et en outre on a attaché à ma personne, en qualité de gardes et de courriers, trois Cosaques de ligne qui, avec leur grand bonnet de peau de mouton et leur costume circassien, divertissent les regards de toute la compagnie. La figure même de L.[13] s’est éclaircie, il a déclaré qu’il se sentait rempli d’une ardeur guerrière dont il ne se serait jamais cru capable. En somme, toute notre société se distingue par le courage, par la bonne humeur et par un grand zèle pour le travail. Artsémovitch[14] nous a prépare quelques matériaux intéressans, mais à présent il voudrait au plus vite s’esquiver d’ici, et je le comprends si bien que, si cela ne dépendait que de moi, je ne mettrais aucun obstacle à son départ.

« J’ai vu le comte Berg immédiatement à mon arrivée, et aujourd’hui je suis encore retourné chez lui en grande tenue et je lui ai présenté l’un après l’autre tous mes compagnons de voyage[15]. En même temps, j’ai eu là l’occasion de faire connaissance avec les ministres d’ici (du royaume), qui ne m’inspirent pas la moindre confiance ! Le comte Berg à, pour commencer, invité à dîner aujourd’hui tous mes collaborateurs sans exception et demain les principaux. Il se confond en politesses[16], mais on ne saurait compter de sa part sur un concours sérieux. Du reste, il ne me sera pas facile d’apprendre le dessous des cartes, à cause surtout de mon ignorance de la langue. Demain je commence à travailler avec les fonctionnaires d’ici. En attendant j’ai vu R. et le frère de J., qui commande la place. Tous sont pleins d’amabilité et de cordialité… »

Le général comte Berg, un peu plus tard feld-maréchal, avait succédé à Varsovie au grand-duc Constantin. S’il ne portait pas encore le titre de vice-roi (namestnik), qui allait lui être conféré quelques semaines plus tard durant le séjour même de Milutine en Pologne[17], il en remplissait les fonctions. C’était à la fois un soldat et un homme de cour ; comme beaucoup de militaires, il avait plus de courage et de présence d’esprit sur le champ de bataille que de résolution dans la vie civile. D’une vanité que l’âge avait accrue et par cela même fort accessible à la flatterie, le comte Berg était à la fois indécis et obstiné, très jaloux de son autorité et peu capable d’en user lui-même avec esprit de suite.

Milutine, on vient de le voir par sa première lettre de Varsovie, s’aperçut dès son arrivée qu’il ne pouvait beaucoup compter sur le chef officiel de l’administration du royaume. N’ayant pas l’intention de rester en Pologne ou de demeurer attaché aux affaires polonaises, il ne pouvait cependant prévoir encore tous les tracas et les obstacles que lui devait susciter le comte Berg. Ce qui le frappait immédiatement, c’était le manque d’unité et de direction, le manque de programme et de système. A cet égard, il trouvait une grande différence entre la Lithuanie et la Pologne proprement dite, comme le montre un fragment d’une lettre à l’un des ministres de l’empereur.


N. Milutine au général M.


« Varsovie, le 13/25 octobre 1863.

………………………….

« La différence entre Vilna et Varsovie est énorme : à Vilna l’autorité est réellement établie, elle a foi en elle-même et on a foi en elle. Entre les chefs et leurs subordonnés il y a, autant que j’ai pu en juger, une complète unité de tendances et d’action ; en un mot, il y a un plan qui se distingue peut-être par une rigueur excessive, mais qui, dans le fond, est raisonné et sensé, et qu’on exécute strictement. Ici je n’ai encore réussi à rien découvrir de semblable, et je ne saurais guère y parvenir. En tout cas, on est dès la première minute frappé de la mutuelle défiance et de la désunion des autorités. On a jeté un tel levain de méfiance réciproque, non-seulement entre les services civils et le service militaire, mais au sein même de ce dernier, que, pour tout rallier ensemble et imprimer partout une direction ferme, il faudrait une personnalité puissante, et précisément c’est cette personnalité qui manque. Vous serez étonné peut-être d’un jugement aussi précipité, mais d’après tous les bruits qui sont déjà arrivés jusqu’à moi et surtout après deux longs entretiens avec le comte Berg, je ne puis me délivrer des plus tristes impressions ; je souhaiterais ardemment être dans l’erreur, et, si je puis m’en convaincre, je le confesserai avec joie. En attendant, je ne saurais cacher que je n’ai trouvé ici aucun plan arrêté. Tout se fait au hasard (po oudatchou), selon l’inspiration du moment, et je crains même qu’on n’atteigne pas le but qu’on s e propose : produire de l’effet.

« Mouravief a nettement compris que des rencontres avec les bandes insurgées ne tranchent pas la question, qu’il faut vaincre et détruire l’organisation révolutionnaire locale, couper les fils de cette toile d’araignée souterraine[18]. Pour cela il oppose à la révolution son organisation civile et militaire à lui, pour cela il relève le peuple et il tarit les sources pécuniaires de l’insurrection[19]. Il m’a en réalité réjoui par la lucidité de ses vues et même par la lucidité de sa parole dans cette question, ce qui ne l’empêche pas du reste, dans toutes les autres questions générales, de se distinguer par l’extrême versatilité (chatkostiou) des idées et du langage. Le fait est qu’il a trouvé à Vilna sa véritable vocation, et au moins pour un temps, il y rendra d’incontestables services.

« Ici c’est l’inverse, la rigueur est une affaire de hasard[20]. A côté, se manifestent des indices de tendances oligarchiques polonaises[21]. Pour la cause des paysans, il n’y a pas la moindre sympathie. Les autorités civiles, si elles n’aident pas indirectement et en secret l’insurrection, gardent vis-à-vis d’elle la neutralité, et tout le monde y paraît habitué. Il m’est déjà tombé sous la main quelques documens qui sont véritablement stupéfians (izoumitelny). Je tâcherai d’en rassembler quelques-uns de ce genre et je les présenterai avec un mémoire explicatif spécial.

« Une autre fois je vous citerai quelques détails à l’appui de ce que je viens de dire. Nos premiers entretiens ici me laissent peu d’espoir que de sérieuses mesures pour les affaires des paysans puissent être appliquées avec la composition actuelle de l’administration du royaume. »

………………………..

Ces premières impressions ne devaient faire que s’accentuer avec le séjour à Varsovie. Sous les banalités de la politesse officielle (le comte Berg était l’un des hommes les plus polis de l’empire), Milutine, Tcherkasski et Samarine ne devaient rencontrer que froideur, soupçon et défiance de la part de l’administration qu’ils étaient venus inspecter. Au lieu d’auxiliaires dévoués, ils ne devaient trouver à Varsovie, chez les fonctionnaires russes, presque autant que chez les employés d’origine polonaise, qu’un mauvais vouloir à peine déguisé. Et cela se comprend. Milutine, envoyé sans instructions précises avec mission de tout contrôler, de tout réviser, de tout remettre en question, ne pouvait manquer d’exciter la défiance et les appréhensions de tout le personnel administratif, qui flairait en lui un ennemi en même temps qu’un réformateur.

Comme toute administration, celle du royaume de Pologne défendait de son mieux son autorité, ses privilèges, ses usages et en même temps sa routine et ses abus. À ce seul titre, sans même tenir compte de l’atmosphère de Varsovie, de l’influence du milieu et des relations mondaines, le comte Berg devait bientôt se montrer l’adversaire naturel des intrus venus des deux capitales russes pour tout refaire à neuf. En sa qualité de vice-roi de Pologne, jaloux de maintenir ses prérogatives et celles de l’administration placée sous ses ordres, il allait involontairement et sans bien s’en rendre compte devenir contre Milutine et Tcherkasski, contre Pétersbourg et Moscou, le défenseur des débris de l’autonomie polonaise. Entre Milutine, Tcherkasski et leurs amis d’un côté, le comte Berg et l’administration du royaume de l’autre, allait bientôt commencer une guerre tour à tour sourde et ouverte qui, par ses péripéties et ses succès divers, devait rappeler les combats et les intrigues de l’émancipation des serfs et durer plus longtemps encore.


II

Milutine ne devait pas à ce premier voyage séjourner longtemps à Varsovie. Il se sentait particulièrement mal à l’aise dans la capitale polonaise, où toute la population persistait à porter le deuil et était manifestement sympathique à l’insurrection sans que le gouvernement russe eût comme dans les campagnes quelque appât à offrir au bas peuple pour le rattacher à la Russie. Nicolas Alexèiévitch ne perdait pas de vue ce qui, à ses yeux, était le principal objet de sa mission, la question rurale. Le peu de confiance que lui inspiraient le comte Berg et l’administration du royaume ne firent qu’accroître son désir d’en venir promptement au point essentiel, à ces affaires des paysans qui, dans le monde officiel de Varsovie, ne rencontraient que répugnance ou indifférence. Aussi, avant même que le pays fût pacifié, entreprit-il avec ses amis, à travers les campagnes du royaume, une expédition qui n’était pas sans périls et dont Samarine a laissé le récit en des pages étincelantes qui firent rapidement le tour de la Russie. Les lettres de Milutine nous donnent presque jour par jour les impressions de ces touristes réformateurs dans ce voyage d’exploration à travers la plaine polonaise, où, à l’aide d’interprètes, les trois fils de Moscou allaient annoncer aux paysans le moderne évangile russe de la propriété pour tous.


« Varsovie, 25 octobre (6 novembre) 1863[22].

………………………..

« Mon frère t’aura déjà probablement informée du succès de nos tournées dans les bourgs et les villages de la Pologne insurgée. Cette course a réussi au-dessus de toute attente et sous tous les rapports : temps magnifique et renseignemens abondans. A chaque pas se rencontraient des faits attachans et curieux, en sorte que l’intérêt n’a pas faibli un instant. Tout ce qui nous intriguait particulièrement, nous avons plus ou moins réussi à le tirer au clair. En outre, le résultat de nos observations est plutôt agréable, car nous avons trouvé le niveau moral du peuple bien supérieur à ce que l’on croit et à ce que l’on dit à Varsovie. Le fait est que ces infortunés paysans polonais, opprimés ou abandonnés par les pans[23] et le clergé, ne connaissaient d’autres représentans de l’autorité russe que les militaires qui venaient faire chez eux des réquisitions de chevaux, de voitures, etc.

« Pour la première fois, ces pauvres Mazoures et Krakoviens[24] se trouvaient face à face avec des représentans du souverain venus pour leur parler de leurs besoins et leur parlant en effet avec honte et sympathie. Leur confiance s’éveillait très vite, sinon partout, du moins dans la grande majorité des villages. En beaucoup d’endroits on voyait les visages s’éclaircir de joie ; les femmes pleuraient et embrassaient nos genoux. A mesure que nous avancions dans notre voyage, nous sentions involontairement naître l’espoir qu’avec une centaine de gens honnêtes et intelligens (ce qui, du reste, ne serait pas aisé à trouver ici et ce que nous ne saurions rencontrer parmi les Polonais), il serait possible, en face de toute la Pologne latine et nobiliaire[25], de relever très rapidement ce peuple opprimé qui peut devenir pour nous, au moins dans le temps présent, un réel appui[26].

« Tout cela toutefois n’est rien de plus qu’une première impression qui peut être changée par des observations postérieures. Je t’écris cela parce que je désire te faire partager toutes mes pensées ; mais, en dehors de nos amis les plus proches et les plus sympathiques à notre œuvre, je te prie de ne rien dire à personne de ces impressions et de ces espérances que chaque jour peut ébranler.

« Il faut se rappeler que nous avons visité la meilleure partie de la Pologne, la plus voisine de la frontière prussienne, la partie la plus riche et par suite la plus développée. En outre, pour se faire une idée complète de la situation, il faut ajouter que la classe inférieure de la population est la seule qui puisse nous consoler et nous réjouir. Tout le reste : noblesse (szlachta), clergé, juifs, nous est tellement hostile et est tellement perverti et démoralisé, qu’avec la génération actuelle, il n’est guère possible de faire quelque chose. La crainte est le seul frein d’une société dans laquelle tous les principes moraux ont été renversés, si bien que le mensonge, l’hypocrisie, le pillage, le meurtre, ont été érigés en vertus et en actes d’héroïsme.

« En dehors de la force militaire, il n’y a aucune autorité administrative. Pour notre honte, nous n’avons rien su organiser ici. Toute la police, toute l’administration, toute la justice, sont aux mains de la petite noblesse (szlachta), qui nous est hostile. En dehors des chefs-lieux de provinces et de districts, le gouvernement ne possède pas un seul agent, pas un seul représentant digne de confiance. La stupidité (toupooumié) avec laquelle nous avons laissé faire tout cela à notre barbe[27] dépasse tout ce qu’on peut croire… »

De pareilles excursions, alors que le pays était encore de tous côtés sillonné de bandes armées, n’étaient pas sans difficultés ni sans épisodes. On ne pouvait voyager sans escorte et appareil militaire, et dans la suite de cette lettre, interrompue un moment par les incidens du voyage, Milutine raconte à sa femme quelques aventures de la route.

« … Dans la nuit du samedi au dimanche, j’ai pris le chemin de fer de Vienne[28] avec Samarine et Tcherkasski ; nous avons laissé les autres à Varsovie. Artsémovitch s’est offert de bonne grâce à nous accompagner en qualité de traducteur, et il nous a rendu le plus grand service. A la tête de notre escorte était l’aide de camp Annenkof, jeune homme très déterminé, beau et brave garçon dans toute la force du mot[29]. Grâce à lui, tout a été comme sur des roulettes[30] et avec une rapidité incroyable. Nous avons fait une centaine de verstes en chemin de fer, en compagnie du chef militaire de la ligne, baron de Rahden, cousin de la baronne Edith. A l’aube, nous sommes montés dans deux calèches découvertes et nous sommes partis au galop, escortés d’un demi-escadron de uhlans et d’une cinquantaine de cosaques de ligne. Toute la journée, de huit heures du matin à six heures du soir, nous avons couru de village en village et de bourgade en bourgade, nous arrêtant partout pour interroger et inspecter, pour effrayer les woytes et les bourgmestres[31] et faire connaissance avec le peuple. La première étape pour la nuit a été Lodzy, la plus grande ville du royaume après Varsovie, avec quarante-cinq mille habitans et une quantité de fabriques. Le lendemain, nous avons suivi le même programme, avec cette différence que, vers la nuit, nous avons de nouveau repris le chemin de fer aux environs de Piotrkow.

« Toute la région que nous venons de parcourir est une des plus insurgées. Dans les bourgades fourmille encore la population dont se forment les bandes. Nous avons visité les colonies allemandes, où ces « bandes de brigands » (khichtchnikof), comme les appellent nos cosaques, ont massacré plusieurs cultivateurs.

………………………………

« Nous avons réussi à nous mettre en rapport avec le peuple, et cela nous a tous rendus de bonne humeur, dispos et pleins d’entrain. Les chefs militaires nous ont reçus à bras ouverts. Quant aux soldats, sans parler des cosaques de ligne, qui nous ont émerveillés par leur courage, leur intelligence et leur adresse, nous avons été frappés de l’inépuisable gaîté et de la hardiesse de toutes les troupes sans exception.

………………………

« Lorsque, après cette tournée de deux jours, nous sommes revenus au chemin de fer, la raison m’a obligé de me séparer de mes compagnons. Ces derniers ont continué leur exploration plus loin, du côté de la frontière autrichienne, tandis que moi, faisant un effort de courage pour reprendre le travail de Varsovie, j’ai été contraint de revenir ici. Ce jour-là même, on avait brûlé deux ponts, en sorte qu’il m’a fallu prendre un train improvisé et me transporter d’une locomotive à une autre, me contentant parfois, au lieu de wagon, d’une simple plate-forme découverte. J’étais accompagné de chasseurs (strêlky) qui tout le temps n’ont cessé de folâtrer et de chanter le refrain : « Allons soumettre la Pologne[32] ! » et autres airs de ce genre, en sorte que le voyage de retour s’est effectué de la manière la plus gaie.

« Quant à mes compagnons de route Samarine, Tcherkasski, Artsémovitch et Annenkof, ils ont encore parcouru quelques villages, près d’Alkout (?), et ils rentrent à l’instant à Varsovie aussi bien disposés que lorsque je les ai quittés. D’après leurs récits, les paysans de ce côté, quoique beaucoup plus pauvres, sont aussi développés, moralement et manifestent la même entière confiance dans le gouvernement russe. Cela est d’autant plus surprenant que, dans cette province, ils sont malmenés par le prince ***, qui fait retomber sur les paysans polonais toute son aversion de propriétaire pour l’émancipation en Russie. Samarine, qui est son parent, était justement allé de ce côté pour mettre un frein aux duretés de cet imbécile, mais il est revenu sans le moindre espoir de l’avoir corrigé. C’est là le côté sombre de cette heureuse expédition………. »

…………………………

Ces curieuses lettres, dont on ne saurait suspecter la sincérité, montrent quelle était, à l’époque même de l’insurrection, la situation du paysan polonais. Rien ne fait mieux comprendre combien, avec un pareil peuple, toute tentative de révolte était folle. Bien que, de l’aveu de Milutine et de ses amis, le paysan polonais fût pour le niveau moral bien supérieur à ce qu’on disait à Pétersbourg et à Varsovie même, son abaissement séculaire l’avait rendu sourd ou insensible aux idées de patrie et de nationalité, tandis qu’il prêtait docilement l’oreille aux missionnaires moscovites qui venaient au nom du tsar lui annoncer la suppression de la corvée et la propriété du sol[33].

Ce voyage, en excitant les espérances de Milutine, de Tcherkasski et de Samarine, leur avait révélé toute la grandeur et la difficulté de leur tâche. Déjà, dans sa défiance de l’administration civile du royaume, Milutine, à peine de retour de cette excursion, ne voyait rien de possible en dehors du système dictatorial et du concours d’agens militaires pris dans l’armée[34]. C’est, en effet, à ces moyens extrêmes qu’il devait recourir un peu plus tard. Déjà, en voyant le travail s’allonger sans cesse entre ses mains, obligé de remettre son retour de semaine en semaine, il pressentait avec chagrin que leur plan de réformes une fois élaboré, ses amis et lui pourraient, faute d’instrumens capables ou dévoués, être contraints de se charger eux-mêmes de l’application. En attendant, Nicolas Alexèiévitch, dans sa hâte de quitter Varsovie, travaillait jour et nuit, surmenant sans merci son intelligence et ses forces, au risque de compromettre à jamais une santé à peine remise.


« Varsovie, 27 octobre (8 novembre) 1863[35].

……………………..

« Depuis notre retour à Varsovie, nous avons repris notre vie sédentaire. Nous ne sommes presque pas sortis du palais[36] ; nous restons à notre table de travail et c’est à peine si, pour nous dégourdir les jambes, nous arpentons de temps en temps les vastes salles ou le petit jardin du château. Toute la matinée est occupée par les explications avec les fonctionnaires et la lecture des papiers d’affaires ; mais le principal travail se fait de nuit, d’autant plus qu’ici on dort décidément moins que d’habitude, si grand est le désir de s’esquiver au plus tôt de cet affreux pays.

« Je voulais aujourd’hui écrire à D… une lettre semi-officielle sur l’état de nos travaux pour qu’il la présentât à l’Empereur dès le retour de Livadia[37] ; mais le compte-rendu détaillé de notre voyage dans le royaume que nous préparons n’est pas encore terminé. Aussi je remets cette lettre au prochain courrier. Ce compte-rendu doit non-seulement donner une idée de nos travaux, mais en grande partie faire connaître l’essence même de la question. Mon désir est de préparer l’opinion de Pétersbourg aux projets que nous apportons ; c’est pour cette raison que nous avons décidé de consacrer quelques jours de plus à la rédaction de ce compte-rendu[38].

» Pour le moment, le principal souci des trois amis était, on le voit, de coordonner les observations de leur voyage en un rapport destiné à l’empereur. G. Samarine, peut-être alors le plus brillant publiciste de l’empire, avait été naturellement chargé de ce compte-rendu, qui devait préparer les esprits aux mesures radicales jugées nécessaires par les trois explorateurs. Comme l’indique la lettre précédente, Milutine tenait beaucoup à ce que ce travail parvînt au souverain sans passer par l’intermédiaire du comte Berg et de l’administration de Varsovie, ni par celui du ministère de Pologne à Pétersbourg, dont Milutine se défiait également. Dans toute cette affaire, en effet, il devait, autant que possible, s’adresser directement au souverain, soit par lui-même, soit par son frère, le ministre de la guerre, en passant par-dessus la tête des diverses administrations et chancelleries de l’empire ou du royaume.

Le 3/15 novembre, Nicolas Alexèiévitch envoyait enfin à Saint-Pétersbourg ce mémoire auquel il attachait tant d’importance. Pour éviter d’en ébruiter le contenu à Varsovie, il avait poussé la précaution jusqu’à se contenter, selon ses propres paroles, « de copistes fort médiocres, » au risque, disait-il, d’être obligé de le faire recopier à Pétersbourg s’il ne paraissait pas présentable au souverain[39].

Il accompagnait l’expédition du compte-rendu au personnage chargé de le remettre à l’empereur de remarques confidentielles qui faisaient prévoir bien des difficultés, des otages pour l’avenir.


« Varsovie, 3/15 novembre 1863[40].

……………………

« J’ai tâché de m’expliquer avec le plus de douceur et de ménagement possible sur les obstacles que nous rencontrons dans notre travail. Mais la vérité vraie, c’est que, tout en feignant une soumission extérieure, l’administration du royaume, loin d’être disposée à coopérer avec nous au rétablissement de l’autorité régulière, s’efforce de l’entraver par tous les moyens en son pouvoir. Cela nous impose le devoir de ne pas nous contenter d’élaborer les réformes, mais de trouver le moyen de les exécuter nous-mêmes. C’est à cela que nous nous cassons la tête pour le moment. Du reste, cela est pour plus tard.

« Nous avons fini les « considérans » et nous en sommes à présent aux « conclusions. » J’en donnerai connaissance aux comtes Berg et Mouravief quand le moment sera venu. L’opinion du premier ne m’inspire du reste guère de confiance. J’espère avoir terminé pour le 15/27 courant. Outre notre impatience personnelle de nous arracher à l’atmosphère malsaine de Varsovie, chaque jour nous convainc davantage qu’il n’y a pas un instant à perdre. Il faut que, pour le printemps prochain, il y ait quelque chose de fait ; nous n’avons ainsi que trois ou quatre mois devant nous. »

Dans cette même lettre, Nicolas Alexèiévitch signalait avec indignation « comme une des plus cyniques mystifications de l’administration du royaume[41] » le projet du conseil d’état de Varsovie de frapper le pays, comme contribution de guerre, d’une taxe supplémentaire de II millions de roubles sur le sel, c’est-à-dire en somme sur le peuple, que Milutine, au contraire, prétendait gagner à la domination russe. « En vérité, s’écriait en terminant Nicolas Alexèiévitch, je ne puis voir sans amertume tout ce qui se fait ici pour compromettre le pouvoir. » A ses yeux, en effet, de pareilles mesures, faites pour mécontenter les masses, étaient plus que des maladresses, c’était presque de la complicité avec l’insurrection, presque une sourde trahison.

Durant ce séjour à Varsovie, l’excitation et l’entrain quelque peu factice des premières semaines faisaient place de plus en plus à la fatigue et à la tristesse. Les lettres de Milutine à sa femme montrent, avec son mécontentement et son impatience toujours croissante, ses angoisses et ses inquiétudes. Aucun appui dans le pays parmi la population polonaise ni dans l’administration russe. Des affaires d’une complication extrême avec des moyens d’étude et des moyens d’action insuffisans. A Varsovie, chez toutes les autorités, un mauvais vouloir mal dissimulé ; à Saint-Pétersbourg, de vieilles défiances avec de nouvelles intrigues en perspective. En face de tels embarras, on s’explique sans peine la mauvaise humeur de Milutine et le ton chagrin de ses lettres. On sent du reste à son amertume qu’il en voulait presque autant à la Pologne de l’avoir enlevé à la Russie et aux réformes si longtemps rêvées que de lui susciter tant de difficultés de toute sorte. Ce qu’il redoutait toujours pardessus tout, c’était de rester attaché aux affaires polonaises. Une des choses qu’il avait le plus de peine à pardonner au comte Berg, c’est que, pour le neutraliser ou le subordonner, le vice-roi avait imaginé de le faire nommer vice-président du conseil de Varsovie, dont il était lui-même président. Milutine ne voulait entendre parler d’aucune combinaison de ce genre[42]. Malgré cette résistance à se laisser enchaîner aux affaires de Pologne, plus il voyait d’obstacles se dresser devant lui et plus Milutine s’attachait à cette tâche antipathique avec la naturelle ténacité d’un caractère que les entraves pouvaient irriter, mais non abattre où rebuter.


« Varsovie, 6/18 novembre 1863[43].

«… Tout va comme par le passé. Nous travaillons jusqu’à l’épuisement de nos forces, et à ce travail il n’y a pas encore de fin. Les affaires dont on nous a chargés sont compliquées, et ici nous ne trouvons aucun aide. Aussi nous faut-il une grande prudence pour ne point induire le gouvernement en erreur. Chaque jour, nous nous heurtons à de nouveaux points obscurs, et pour les éclaircir un à un, il faut des conférences, des enquêtes, des renseignemens de tout genre, c’est-à-dire qu’il faut du temps. J’espère néanmoins avoir tout terminé au milieu de novembre, mais je ne puis encore fixer le jour de mon retour. »


« Varsovie, 16/28 novembre 1863[44].

« … Notre vie est si monotone, nos occupations toujours d’un même objet sont si peu attrayantes que parfois tout prend une couleur sombre et que des craintes de toute sorte se glissent aisément dans l’âme… Il m’est particulièrement pénible devoir notre travail nous retenir ici plus longtemps que je ne le supposais, mais s’arrêter à mi-chemin est impossible…

« La tâche qu’on nous a imposée (poviazali), nous l’accomplissons en conscience ; et après cela les intrigues qui peuvent nous attendre à Pétersbourg ne m’épouvantent point. Si mes propositions ne sont pas acceptées, il ne me sera que plus facile d’en finir avec cette… Varsovie. Revenir ici serait pour moi la plus pénible épreuve. Tu ne saurais croire à quel point toutes les classes de la population sont politiquement démoralisées. Partout le mensonge, l’hypocrisie, la lâcheté, la cruauté. S’il n’y a plus ici d’assassinats au coin des rues, c’est que les comités révolutionnaires ont rappelé dans les bois tous leurs spadassins qu’effrayaient les dernières exécutions. Quelle société que celle où l’on ne peut rien, faire que par la terreur ! Le temps ne me permet pas de m’expliquer davantage…

« Du reste, pas d’événemens dans notre vie personnelle ; elle est tout entière absorbée par l’activité intellectuelle, et celle-ci est difficile à décrire dans une lettre. Puis peut-être nous reverrons-nous bientôt et nous pourrons-nous en entretenir, à satiété. Ces derniers jours, nous avons eu cependant une petite distraction : nous avons ouvert une école russe à laquelle se sont déjà fait inscrire plus de cent enfans. N’est-il pas étrange que, durant une domination de quarante-huit ans, pas une autorité russe n’ait eu pareille idée ? Envoie-moi des livres d’enfans et des livres d’enseignement… »


« Varsovie, 13/25 novembre 1863.

«… Chaque jour le séjour ici me devient plus répugnant (tocknéié). Il faut une grande force de volonté pour terminer tranquillement l’œuvre commencée.

« Nos travaux marchent ; nous n’épargnons rien pour apporter quelque chose de complet et d’achevé. Nous voyons déjà poindre devant nous la fin de ce pénible voyage, qui restera pour toujours dans mon imagination comme une sorte de cauchemar de malade. Mais peut-être qu’à la dernière minute il se présentera encore quelques points obscurs inattendus qui, pour être éclaircis, exigeront encore un nouveau retard. Ici il faut tout éclaircir par soi-même « avec sa propre intelligence, » comme dit l’un des personnages de Gogol. Personne pour nous tirer de nos perplexités et dissiper nos doutes. Voilà pourquoi je n’ose encore fixer l’époque de notre retour, quoique je désire avec ardeur et que j’espère bien partir d’ici la semaine prochaine. »

A la fin de Novembre ou mieux au commencement de décembre, après deux mois de séjour en Pologne, Nicolas Alexèiévitch pouvait enfin s’arracher à ce qu’il appelait un travail de forçat[45], et annoncer à sa femme son prochain retour[46]. Sa joie de revenir n’était guère assombrie que par la perspective de nouvelles luttes à Saint-Pétersbourg et peut-être d’une nouvelle mission aux bords de la Vistule. Il rentrait à Pétersbourg le 26 novembre (8 décembre) 1863, après s’être arrêté quelques heures à Vilna pour conférer avec le général Mouravief et se ménager l’approbation du dictateur de la Lithuanie pour les projets encore inconnus qu’il rapportait de Varsovie.

III

De nouvelles difficultés attendaient Milutine et ses amis dès leur arrivée dans la capitale de l’empire. Ils y rentraient avec un plan de réformes et tout un programme défini qu’il fallait faire accepter à Pétersbourg et faire exécuter à Varsovie, deux choses presque également malaisées. Ayant rejeté derrière lui tous les doutes et recouvré sa résolution et son assurance habituelles, Nicolas Alexèiévitch était convaincu qu’au milieu de l’épais fourré des affaires polonaises, où il craignait de se perdre, il venait avec ses compagnons de découvrir la seule voie de salut, et cette voie il était décidé à l’indiquer à son maître et à la Russie.

Contrairement aux premières prévisions de Milutine, l’empereur n’était pas encore revenu de Livadia, où sur la corniche de Crimée et les pittoresques rivages abrités par la verte muraille des monts de Yaïla, il cherche chaque année à prolonger les beaux jours d’automne. L’hiver, le long hiver russe, qui est la saison de Pétersbourg comme de Paris, était commencé depuis quelques semaines. Presque toute la société était rentrée dans la capitale, qu’elle déserte en été. Le retour de Milutine, de Tcherkasski, de Samarine était la grande nouvelle de la ville. Ce triumvirat excitait partout une intense et naturelle curiosité. Qu’avait-il fait en Pologne ? pourquoi en était-il revenu ? quelles combinaisons nouvelles en rapportait-il ? Les questions se pressaient sur toutes les bouches ; les trois amis étaient entourés, interrogés, invités partout ensemble ou séparément ; chacun voulait les voir, les entendre.

Cet empressement n’était pas toujours inspiré par la sympathie. Une notable fraction de la haute société et du monde officiel restait ouvertement hostile à Milutine et à ses amis et ne cachait pas sa réprobation pour les projets qu’on leur supposait. En souvenir des procédés du gouvernement autrichien envers les Polonais de Galicie, en 1846, une mauvaise langue avait baptisé leur rapide voyage du nom « d’expédition scientifique, » ayant pour but secret de soulever les paysans contre les propriétaires. Le mot avait fait fortune dans certain monde. Les commentaires sur la mission de Milutine étaient d’autant plus libres et malveillans qu’en l’absence du souverain les trois voyageurs se croyaient tenus à être discrets. Les politiques comme le monde désœuvré de Pétersbourg ne pouvaient savoir bon gré au trio moscovite de réticences qui déjouaient la curiosité des chancelleries comme des salons.

Si Milutine et ses amis ne voulaient pas ébruiter d’avance leurs projets, ce n’était pas uniquement par déférence pour l’empereur, c’était surtout, qu’instruits par le souvenir des tracas de l’émancipation, ils craignaient, en faisant connaître d’avance leur programme, de le livrer en pâture à la critique, au mauvais vouloir et à la cabale. A leurs yeux, le meilleur moyen de dérouter les intrigues de Pétersbourg et de Varsovie, c’était de garder le secret sur leurs projets, de les envelopper de mystère pour ne les révéler qu’à l’empereur, dont ils espéraient enlever rapidement l’approbation.

Une pareille tactique ne pouvait être du goût ni des hauts fonctionnaires ni des amis de Milutine, qui, les uns par leur position, les autres par leur amitié, s’imaginaient avoir des titres à tout savoir. Aussi cette consigne de silence, observée envers tous, mécontenta-t-elle plusieurs hauts personnages tels que le prince D., chef de la police politique (IIIe section), qui, par métier, croyait avoir droit à pénétrer tous les secrets. Grâce à lui en partie, ce fut même entre Milutine et la grande-duchesse Hélène l’occasion d’un refroidissement passager. La grande-duchesse, après avoir invité tour à tour Milutine, Tcherkasski et Samarine, après les avoir pour ainsi dire confessés chacun à part et tous ensemble, s’étonnait de n’obtenir d’eux que de brillantes impressions de voyage et de lugubres peintures de la situation du royaume sans aucun éclaircissement sur leurs projets futurs. Elle finit même par s’en montrer piquée et par dire un jour à Milutine qu’autour d’elle on ne voulait pas croire qu’elle fût aussi ignorante que les autres, et qu’après tout ce qu’elle avait fait pour lui, elle pût lui inspirer une telle défiance. Heureusement pour Nicolas Alexèiévitch et ses amis, le retour de l’empereur vint au bout de quelques jours mettre fin à cette fausse situation.

L’événement montra que la prudence de Milutine n’avait pas été une précaution inutile. Il trouva tout avantage à traiter directement l’affaire avec le souverain, qui n’avait pas eu le temps d’être prévenu. L’empereur, après un long entretien, donna son entière approbation aux plans de l’homme qu’il avait envoyé en Pologne de sa propre initiative ; mais, selon l’usage russe, Alexandre II décida de remettre l’examen des propositions de ses commissaires à un comité spécial, formé pour la plus grande partie des chefs des divers ministères. Voici comment, dans une lettre confidentielle envoyée comme d’habitude en dehors de la poste, Milutine rendait compte de l’audience impériale au prince Tcherkasski, qui avec Samarine venait de repartir pour Moscou.

N. Milutine au prince V., Tcherkasski.


« Saint-Pétersbourg, 25 décembre 1863[47].

« Je m’empresse de vous informer, mon cher prince, que jusqu’ici le succès dépasse mon attente. Tous nos travaux sont acceptés. L’entretien a duré plus de deux heures. Je ne dois pas oublier de mentionner que, dès le début, il a été question de vous deux, et cela, avec sympathie et bienveillance. L’Empereur a appris avec regret que Samarine était souffrant et avait des projets de voyage. Je suis chargé de vous transmettre à tous deux le désir de vous voir ici bientôt après, les fêtes[48].

« Après ce préambule, nous avons abordé la lecture du travail, lecture entrecoupée d’explications verbales. Outre le doklad (rapport) » j’ai lu les parties essentielles des Commentaires (mémoires explicatifs). Le reste du temps, s’est passé en conversation. L’empereur a exprimé le désir de lire le tout, à loisir, de sorte que les documens sont restés dans le cabinet impérial, d’où ils ne seront, pas transmis au ministère de Pologne[49].

« Sur les points, essentiels, il n’y a pas eu ombre de divergence et encore moins de désaccord. Puis nous avons passé à l’ordre à suivre pour la procédure officielle. Il a été décidé de constituer à cet effet un comité spécial sous la présidence du prince Paul Gagarine, comité composé du prince Dolgorouky, de Tcheikine, Zélénoï, Valouief, Reutern, Platonof, Artsémovitch, vous, et moi[50] ; secrétaire Joukovsky.

« Toutes les questions de personnes ont été résolues simplement, franchement avec une parfaite confiance. L’ordre du, jour pour la formation de ce comité a déjà été communiqué au prince Gagarine… Le prince. Gortchakof sera invité aux séances spéciales (il y en aura une pour commencer ces jours-ci). On doit y lire le compte-rendu, mais l’examen du projet ne commencera que plus tard.

« Tout cela vous prouve que vous ne devez pas vous attarder à Moscou. De grâce, revenez. au plus vite. Après avoir tant fait, vous ne voudriez pas m’abandonner au moment, décisif. L’opposition, sur beaucoup de points, est évidente d’avance, et j’ai besoin de vous pour l’empêcher d’estropier notre travail. J’ai bien du mal à renoncer au concours de Samarine, d’autant plus qu’il s’offrait enfin pour lui une occasion convenable[51]. Sa nomination comme membre du comité a été écartée, vu son prochain départ pour l’étranger, mais si ces plans pouvaient être modifiés, il serait encore possible de demander pour lui une nomination supplémentaire.

« Un mot de réponse pour me dire quand je puis vous attendre. N’allez pas abandonner une œuvre si bien commencée grâce à vous deux. J’attendrai aussi avec impatience des nouvelles de Samarine. Adieu et merci encore de votre concours. »

Le nouveau comité était, comme on le voit, presque uniquement composé des ministres. Or, parmi ces derniers, plusieurs ne cachaient pas leur antipathie pour les propositions « révolutionnaires » de Milutine ; quelques-uns d’entre eux passaient, du reste, pour ses adversaires personnels. Aussi Nicolas Alexèiévitch devait-il bientôt être obligé de rabattre de son optimisme. Dans ce comité des affaires de Pologne allaient recommencer les anciennes luttes des commissions de rédaction pour l’affranchissement des serfs. Heureusement pour lui, Milutine finit par y avoir pour auxiliaires ses deux amis et compagnons de voyage. Ce n’était pas sans peine qu’il avait obtenu leur entrée dans le nouveau comité. Il avait eu pour cela un double obstacle à vaincre dans les résistances bureaucratiques d’abord, dans les dispositions de ses amis ensuite. Samarine, fatigué et un instant souffrant, avait annoncé l’intention d’aller rétablir sa santé à l’étranger, et le prince Tcherkasski refusait d’entrer au comité sans Samarine. La lettre suivante de Milutine à ses deux amis montre de quelle manière, grâce à l’appui de l’empereur, il triompha de ces premières difficultés et quelles étaient, au sujet de la Pologne, les dispositions des principaux membres du gouvernement.


Milutine au prince Tcherkasski et à G. Samarine[52]


« 2/14 janvier 1864.

« Je vous écris à la hâte, mes chers amis, sans cependant être sûr d’une occasion. Vous m’avez donné bien de l’inquiétude et de la joie aussi. Je vois que j’avais fait une bévue[53] et en même temps je suis fort heureux de savoir que le voyage de Iourii Fedorovitch peut être remis et que, par conséquent, vous ne m’abandonnerez ni l’un ni l’autre. Je reviens à l’instant de voir l’Empereur ; je lui ai simplement exposé la vérité, et, ainsi que je m’y attendais, il a accepté mes explications avec une parfaite bienveillance. Comme il avait déjà exprimé la dernière fois son désir d’avoir Samarine au comité et son regret de l’empêchement qui s’y opposait, je n’ai pas eu de difficultés à réparer ma faute. J’écris aujourd’hui même à Platonof[54] que l’Empereur nomme Samarine membre du comité ; je ne saurais vous dire combien je me sens heureux de remplir cet ordre.

« Je craignais beaucoup que d’inévitables corrections de détails n’altérassent l’économie de l’ensemble ; mais la part que vous allez prendre tous deux à ce travail diminue considérablement mon inquiétude. En vue des objections que l’on commence déjà à soulever, il faudrait que chacun de nous choisît la partie qu’il aura à défendre. Ainsi ne vous attardez pas. Je commence à avoir bon courage. Samedi, l’Empereur a réuni quelques-uns de nos hommes d’état et leur a fait part de l’approbation qu’il accordait au programme tracé dans nos considérans : l’opposition en est atterrée. Le prince Gortchakof seul a dit qu’il aurait des réserves à faire valoir. Il pourra bien, en effet, nous donner du fil à retordre, et nous aurons à lutter avec bien des préventions. Le„ prince Gagarine nous soutient très énergiquement, Tchefkine aussi. Le comte Panine était présent (au lieu du prince Dolgorouky, qui s’est récusé lui-même pour des raisons évidentes), et tout en conservant une légère teinte d’opposition, il a été on ne peut plus aimable et gracieux. En un mot, tout s’est bien passé. Il n’y a pas jusqu’à V. qui n’ait prodigué ses sourires, — tout en s’enveloppant d’un majestueux et imperturbable silence.

« Tous ces aimables dehors, vous le sentez bien, sont loin de m’aveugler. L’air est gros d’orages. Aussi, vous voyez si j’ai besoin de vous ! . Ne différez pas. Je vous attends avec la plus vive impatience et m’en remets à votre amitié.

« N. MILUTINE. »


Tcherkasski et Samarine se rendirent tous deux à l’appel de leur ami, auquel l’empereur, pour en relever sans doute l’autorité, venait de conférer le titre de secrétaire d’état. A l’inverse de Milutine, vrai bureaucrate de profession, Tcherkasski et Samarine, qui l’un et l’autre n’avaient jamais passé que fort peu de temps au service[55], semblaient des intrus dans une assemblée composée de ministres décorés des plus hauts grades civils du tableau des rangs. Dans le monde du tchinovnisme et dans les bureaux des ministères ; on s’étonnait, on se scandalisait à l’occasion de la présence de ces deux amateurs, « de ces deux dilettanti de la politique ou de l’administration » dans un pareil conseil. Leur entrée apparente aux affaires par cette porte dérobée accroissait naturellement les susceptibilités et les jalousies de leurs collègues les ministres, qui dans ces hommes éloquens et entreprenans, demeurés aux degrés inférieurs du tableau des rangs, entrevoyaient, non sans dépit, de redoutables concurrens pour l’avenir. Par un phénomène tout à fait nouveau en Russie, on soupçonnait en Milutine et en ses amis des chefs de parti, on sentait qu’il y avait en eux l’étoffe. d’un nouveau gouvernement, d’une nouvelle combinaison politique appuyée par une fraction considérable de l’opinion. Cette considération n’était pas faite pour valoir aux trois amis les sympathies du monde officiel.

Les mois de janvier et de février 1864 furent employés à l’examen et à la discussion dans le comité des projets rapportés de Varsovie par le triumvirat. Cela ne se passa pas sans lutte. Si l’empereur se montrait ouvertement favorable aux projets de ses commissaires, la majorité des ministres y était plus ou moins hostile ; et par modération naturelle, par antipathie pour les procédés brusques et d’allures violentes, même dans les questions qui exigeaient une solution immédiate, peut-être aussi par désir de ménager les opinions qui se faisaient jour autour de lui, l’empereur laissait au comité le soin d’approuver ou de modifier les réformes à introduire dans le royaume.

Le programme des trois amis, accueilli avec enthousiasme par la presse nationale de Moscou, qui en devinait l’esprit avant d’en connaître le contenu, rencontrait une vive opposition tant au sein du comité que dans la société pétersbourgeoise. On attaquait à la fois et les tendances et les mesures recommandées par les trois amis. Milutine avait contre lui ce qu’il appelait, non sans quelque dédain, le libéralisme de salon, ou le libéralisme de collège, et en outre les penchans aristocratiques naturellement favorables à la noblesse polonaise et naturellement opposés à toute loi agraire. Par un de ces reviremens si fréquens en Russie, la Pologne, qui, quelques mois plus tôt, ne trouvait de défenseurs « que parmi les enragés nihilistes[56], » recommençait à exciter, en janvier et février 1864, la commisération, si ce n’est les sympathies d’une partie de la société. Les rigueurs de Mouravief en Lithuanie avaient soulevé des scrupules, et le nom du gouverneur-général de Vilna, célébré à Moscou comme un héros national, était souvent honni dans les salons de Pétersbourg. L’insurrection une fois étouffée ou sur le point de l’être, beaucoup de Russes s’étaient remis à parler de miséricorde et de douceur envers les vaincus.

Plusieurs engageaient à gagner les Polonais par la générosité, par des concessions qui, venant après la défaite de la rébellion, n’eussent pu être un signe de faiblesse. Toute concession impliquait un retour plus ou moins complet au régime de l’autonomie polonaise. Or, selon Milutine, Tcherkasski et Samarine, comme selon M. Katkof et la Gazette de Moscou, toute politique de ce genre n’eût été pour la Russie qu’une duperie ; en s’y ralliant, le gouvernement du tsar n’eût fait que préparer pour l’avenir une nouvelle insurrection et rendre inévitables de nouvelles rigueurs.

Aux yeux des trois amis, l’état social même du royaume de Pologne, tout entier aux mains d’une turbulente szlachta, n’offrait au< ; une base pour un gouvernement autonome ou constitutionnel. A en croire ces récens explorateurs des campagnes de Mazovie, les cabinets étrangers et l’opinion européenne se faisaient une Pologne chimérique, toute de convention, qui n’avait rien de commun avec la Pologne véritable, où il n’existait ni bourgeoisie, ni peuple digne de ce nom. « Aux bords de la Vistule, le libéralisme, disaient-ils, ne pouvait de longtemps fomenter que des embarras sans issue ou de sanglantes révolutions. L’expérience était faite ; ce qu’il fallait à la Pologne, ce n’était pas des droits politiques, dont elle était incapable d’user, c’était une rénovation économique qui en changeât la face et en régénérât le peuple. Après tant de tâtonnemens et de déboires, le gouvernement du tsar se devait à lui-même et à ses sujets polonais de tenter hardiment une transformation radicale du pays, un changement organique de toutes les institutions, et pour cette transformation, réclamée dans le double intérêt de l’état russe et du peuple de Pologne, il fallait nécessairement renoncer à toute autonomie. »

Ces vues étaient loin d’être unanimement acceptées de tous les conseillers du tsar. A la tête des opposans se rencontrait le chancelier prince Gortchakof, qui durant cette difficile période avait dû à son habileté diplomatique une grande et juste popularité. Cette apparente inconséquence de la part d’un des hommes qui avaient contribué à envoyer Milutine en Pologne s’explique sans peine. Le chancelier, en diplomate et en ministre des affaires étrangères, se préoccupait naturellement de l’opinion du dehors et des cours étrangères ; il rappelait que l’autonomie, da la Pologne avait la sanction d’un pacte international que la Russie n’était entrée à Varsovie qu’en prenant l’engagement solennel de donner au royaume du congrès des institutions particulières, nationales. A cet argumentaire du droit public de l’Europe, le triumvirat moscovite répondait que, par leur révolte, les Polonais avaient de leurs propres mains déchiré les traités de Vienne, et que la Russie n’était pas tenue à observer plus strictement les engagemens de 1815 que l’Autriche et la Prusse, qui, depuis longtemps, n’en tenaient plus compte. Le chancelier et les adversaires de Milutine, de Tcherkasski et de Samarine répliquaient à leur tour qu’en mettant la Pologne au régime de lois agraires, OÏL s’exposait, au lieu de pacifier le pays et de désarmer l’hostilité de l’Europe, à soulever de nouvelles et dangereuses complications. A cela les trois amis répondaient que la Russie pouvait faire dans le royaume ce qu’elle venait de faire dans l’empire aux applaudissemens de l’Europe, et qu’en agissant avec vigueur et décision, elle déconcerterait tous ses ennemis du dehors. Ils représentaient vivement enfin qu’en se faisant en Pologne le protecteur des paysans, le gouvernement russe isolerait l’aristocratie polonaise dans le royaume même et ramènerait à sa cause la grande majorité du peuple polonais.

Si l’affaire était grave, elle fût, on le voit, examinée sous toutes les faces. Après de longues et amères discussions, les trois amis l’emportèrent, bien qu’au fond la majorité du comité leur demeurât plutôt hostile. Comme dans la commission de rédaction, ils durent leur triomphe moins peut-être à leur ténacité et à leur éloquence, moins même à la volonté de l’empereur qu’à l’appui de la presse et de l’opinion publique, qui, en. dehors de la haute société pétersbourgeoise, se prononçait bruyamment pour leur système par la bouche de M. Katkof et la Gazette de Moscou. Les lois agraires furent approuvées, et dans les rues de Varsovie et les campagnes du royaume, l’oukase concédant des terres aux paysans polonais fut bientôt Tu avec solennité par des hérauts spéciaux « au nom du roi de Pologne. » Nous verrons prochainement quels étaient l’esprit et la Substance dès projets apportés à Pétersbourg par les trois amis, nous verrons en même temps de quelle façon, et au prix de quelles luttes, au milieu de quelles intrigues nouvelles de Pétersbourg et de, Varsovie, ont été appliqués les oukases du tsar.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre, des 1er et 15 novembre.
  2. Ce fut le général Zélénoï, nous assure-t-on, qui, après la longue et héroïque résistance de Sébastopol, eut la triste mission de présenter les clés de la place aux chefs des armées alliées.
  3. De cette lettre comme de quelques autres, je n’ai entre les mains qu’une traduction que j’ai tout lieu de croire fidèle, mais dont je n’ai pu vérifier l’exactitude.
  4. Mouravief, on peut le voir à cette lettre, n’était pi écrivain ni orateur. Nous avons le regret de ne pas avoir entre les mains la réponse de Milutine.
  5. Discours de l’empereur dans l’hiver de 1860-61.
  6. Voyez particulièrement, dans la Revue du 1er août, du 15 novembre 1876 et de 15 août 1877 nos études sur l’Émancipation des serfs et sur la Commune russe, et, dans la Revue du 1er mars 1879, l’étude intitulée le Socialisme agraire et le Régime de la propriété en Europe.
  7. Lettre de N. Milutine à sa femme.
  8. Milutine racontait que, dans cette entrevue, le général Mouravief lai avait dit à ce propos : « Je reconnais que la vérité était de votre côté. »
  9. Napriagennym sostoïaniem.
  10. Milutine faisait sans doute allusion à la répression des bandes bourboniennes dans les provinces méridionales du nouveau royaume d’Italie.
  11. Lettre à sa femme.
  12. Le vaste palais Oginski, alors, croyons-nous, transformé en caserne, et, depuis la fin de l’insurrection, rouvert comme hôtel sous le même nom.
  13. Un des traducteurs.
  14. Fonctionnaire d’origine polonaise qui se sentait mal à l’aise dans les rangs des fonctionnaires russes à Varsovie.
  15. Tcherkasski, G. Samarine et trois ou quatre secrétaires ou interprètes.
  16. Il y a là un mot que je ne puis déchiffrer, mais cela semble le sens.
  17. Milutine, revenant d’une tournée dans les campagnes du royaume, écrivait de Varsovie à sa femme le 25 octobre (6 novembre) 1863 : « J’ai trouvé Berg transporté (v vostorghé) de sa confirmation comme namestnik. Dans son ravissement, il consent à tout, mais pour les mesures à prendre la bonne volonté seule ne saurait suffire. »
  18. Podzemnouiou paoutiny.
  19. Au moyen d’amendes imposées aux Polonais hostiles au gouvernement russe.
  20. Sourovost délo sloutchaïnoe.
  21. Priznaki chliakhestkoï tendenzii, des tendances de szlachta, nom de la noblesse polonaise.
  22. Lettre à sa femme.
  23. Panami. Pan, on le sait, signifie seigneur et par suite monsieur en polonais. Ce mot est ainsi fréquemment employé par Milutine et les écrivains russes pour désigner la noblesse polonaise.
  24. Mazoures, population de la Mazovie, partie centrale du royaume de Pologne du côté de Varsovie. — Krakoviens, habitans de la région de la haute Vistule.
  25. Latinskoï i chliakhestkoï Potchi.
  26. Je note ce mot : au moins pour l’époque actuelle (po kraïnémèré v nastoïachtchéé vremia), parce qu’on doit se demander si le gouvernement pouvait espérer un appui constant du peuple et qu’à cet égard Milutine était trop clairvoyant pour n’avoir pas quelques doutes sur la durée du concours du paysan polonais.
  27. Mot à mot, à notre nez.
  28. La ligne de Vienne à Varsovie.
  29. Molodets v polnom smyslé slova. Aujourd’hui général Annenkof, un des officiers les plus distingués de l’armée russe et récemment vice-président de la grande enquête sur les chemins de fer.
  30. Kak po maslou, comme sur du beurre, expression proverbiale russe.
  31. Woytof i bourgmistrof, les représentans des propriétaires.
  32. Poidem Polchou pokoriat, je trouve ailleurs la variante ousmiriat, qui a un sens analogue. — Il s’agit ici d’un chant de circonstance composé par les soldats russes ou à leur usage.
  33. Les insurgés polonais s’en rendaient eux-mêmes bien compte. Aussi, pour gagner les paysans à leur cause, n’avaient-ils pas hésite à leur faire des promesses du même genre, de sorte qu’entre le gouvernement et les insurgés il y avait rivalité à recourir à des amorces analogues.
  34. « Tel que le conseil de Varsovie est aujourd’hui composé, il est impossible de rien entreprendre avec lui. Il est nécessaire d’agir d’une manière dictatoriale (diklatorialno). Il n’y a pas à penser à une autre façon de procéder. » (Lettre à sa femme du 25 octobre (6 novembre) 1863). Et un peu plus loin, dans la même lettre, parlant du concours qu’il rencontrait chez les officiers, N. Milutine ajoutait : « Je ne doute pas qu’on ne puisse trouver parmi eux des hommes fort utiles pour l’administration locale. » C’est à ce système, en effet, qu’il devait, comme nous le verrons, recourir en 1864, en choisissant parmi les jeunes officiers plus de cent cinquante commissaires pour régler les affaires des paysans au lieu et place des arbitres de paix employés dans le même cas en Russie.
  35. Lettre de N. Milutine a sa femme.
  36. Milutine et ses amis s’étaient installés au château Brühl. « Nous n’avons pu, écrivait-il à sa femme le 16/28 octobre, continuer à habiter l’hôtel de l’Europe ; il y a trop de bruit et de va-et-vient comme dans toute caserne. Aussi nous sommes-nous installés aujourd’hui au palais Brühl, où nous occupons tout le premier étage. J’écris cette lettre sur la table qui servait aux astucieux écrits du marquis Wiélopolsk et qui maintenant est couverte de papiers d’un autre genre.
  37. Le retour de l’empereur à Saint-Pétersbourg, au lieu de précéder celui de Milutine comme ce dernier le supposait, le suivit de près, en sorte qu’il put présenter lui-même son rapport directement en arrivant.
  38. Le 30 octobre (11 nov.), Milutine répétait : « Notre travail bouillonne (kypit) quoique je craigne beaucoup qu’il ne soit pas terminé même pour le 15 novembre. Nous achevons en ce moment le récit du voyage. Ce travail supplémentaire aura, j’espère, l’avantage de familiariser avec nos vues. »
  39. Lettre du 3/15 novembre 1863.
  40. Lettre (au général M.), dont je n’ai entre les mains qu’une traduction française. N’ayant pu la contrôler sur le texte, je ne puis en garantir la scrupuleuse exactitude, mais j’ai tout lieu de la croire Adèle au moins pour le sens général.
  41. Lettre au général M.
  42. Lettre du 3/15 novembre 1863 et du 25 octobre (6 novembre). Dans cette dernière Milutine disait : « Berg s’obstine à vouloir me faire nommer vice-président du conseil de Varsovie, il va sans doute écrire dans ce sens à l’Empereur. J’espère qu’on n’en fera rien avant de m’entendre, autrement il me faudrait offrir ma démission. »
  43. Lettre à sa femme.
  44. Lettre de N. Milutine à sa femme.
  45. Lettre du 17/29 novembre.
  46. « Enfin je puis décidément annoncer notre retour… Encore cinq grands jours d’attente ! néanmoins je me sens tout ranimé et je termine vivement ce qui me reste à faire ! » (Lettre à sa femme du 21 novembre (3 décembre 1863.)
  47. De cette lettre je n’ai en ce moment entre les mains qu’une traduction dont je crois pouvoir garantir l’exactitude pour le fond, si ce n’est peut-être dans tous les détails.
  48. Les fêtes de Noël et de la nouvelle année.
  49. Milutine et ses amis n’avaient aucune confiance dans le chef de ce ministère, M. Platonof, qui avait épousé une Polonaise.
  50. Tous ces personnages, sauf Tcherkasski, Milutine et Artsémovich, étaient alors ministres.
  51. Occasion de rentrer au service du gouvernement. Mais Samarine, qui avait quitté le service de bonne heure, ne voulut plus jamais entendre parler de nomination officielle.
  52. Lettre dont je ne possède également qu’une traduction.
  53. En ne faisant pas nommer Samarine du comité malgré ses projets de voyage.
  54. Ministre des affaires de Pologne.
  55. Tcherkasski n’avait même jamais occupé que des fonctions électives.
  56. Lettre du général M… à N. Milutine (9 mai 1863).