Un homme d’État russe contemporain/04

Un homme d’État russe contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 413-440).
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UN
HOMME D'ETAT RUSSE
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE

IV.[1]
LA MISSION DE NICOLAS MILUTINE EN POLOGNE.

La Russie avait à certains égards singulièrement changé durant les deux années d’absence de Nicolas Milutine. L’insurrection polonaise a eu en effet par contre-coup une influence considérable sur la situation intérieure de l’empire. Comme l’annonçait, dans le cours de l’été, George Samarine à Nicolas Alexèiévitch[2], la secousse soudaine imprimée à la nation et à la société par l’intempestive rébellion lithuano-polonaise et les platoniques menaces de la diplomatie européenne avaient violemment soulevé le sentiment national, et la surexcitation de ce dernier avait temporairement mis fin à la stérile agitation du dedans et enlevé toute force aux velléités révolutionnaires naissantes, Par un de ces prompts reviremens, plus familiers au peuple russe qu’à tout autre, et comme par une brusque saute de vent de Londres à Moscou, la direction de l’esprit public, qui peu de mois plus tôt semblait dévolue à Herzen et à la Cloche (Kolokot) de l’émigration révolutionnaire, était inopinément passée a la Gazette de Moscou et à M. Katkof[3].

Deux causes au fond bien distinctes, quoique aux yeux des Russes plus ou moins solidaires, celle de la Pologne insurgée et celle des révolutionnaires russes, s’étaient trouvées atteintes en même temps par cette rapide volte-face de l’opinion. C’était sur la Pologne naturellement, qui en était la cause et l’objet, que devaient retomber les premières conséquences de ce revirement de l’esprit public. Avant l’insurrection, les Polonais pouvaient compter sur la bienveillance d’une grande partie de la société russe, aux deux extrémités surtout et comme aux deux pôles de l’opinion, ainsi du reste que cela se voyait au même moment à l’étranger et en France même. Les conservateurs à tendances aristocratiques et les néophytes révolutionnaires de l’Occident nourrissaient également, pour des raisons diverses, à l’égard de la malheureuse Pologne, des sentimens de commisération, voire même de sympathie, dont avec plus de patience et d’esprit politique, les Polonais eussent pu, à la longue, tirer un bénéfice sérieux. Ces sympathies polonaises, l’insurrection de 1863 les étouffa dans l’immense majorité de la nation, qui ne pardonna pas aux Polonais ses inquiétudes pour son intégrité et sa sécurité. Déjà suspecte par d’imprudentes revendications, la Pologne redevint l’objet des colères et des haines nationales, elle redevint l’ennemi héréditaire contre lequel les patriotes moscovites prononcèrent leur Delenda Carthago. Ses anciens amis l’abandonnèrent ou se turent. Les révolutionnaires furent seuls à oser se dire encore amis de la Pologne et des Polonais.

« Le public est en général infiniment mieux disposé aujourd’hui que par le passé, » écrivait de Pétersbourg l’un des conseillers du tsar à Nicolas Alexèiévitch, quelques mois avant son retour de l’étranger. « Il n’y a plus que d’enragés nihilistes qui croient de leur devoir de manifester leur impartialité ou même leur sympathie à l’égard de la Pologne ; toute la masse des gens sensés montre un incontestable élan de patriotisme qui dément beaucoup des idées répandues à l’étranger par nos émigrés révolutionnaires et nos stupides touristes[4]. »

En prêtant à la révolution polonaise le stérile concours de leurs encouragemens publics ou de leurs vœux secrets, les révolutionnaires russes du dehors ou du dedans[5] tournèrent contre eux le sentiment national, se compromirent aux yeux des masses avec la Pologne, et partagèrent son impopularité. Cette attitude porta aux idées anarchiques et à l’ascendant de l’émigration de Herzen et de Bakounine un coup dont la propagande révolutionnaire ne s’est relevée que dans les dernières années. A cet égard, on peut dire que, par leur folle prise d’armes, les Polonais ont à leur insu rendu un service signalé au gouvernement contre lequel ils se soulevaient ; ils ont retardé de dix ou quinze ans l’éclosion des germes révolutionnaires déjà semés dans les écoles et les universités.

Les révolutionnaires et les anarchistes ne furent pas seuls affaiblis et vaincus avec la Pologne ; la défaite de cette dernière, ou mieux l’échec de toute tentative de conciliation avec elle, rejaillit en partie sur les libéraux à l’européenne, sur ce qu’on appelait en Russie les Occidentaux (Zapadniki) pour tourner au profit temporaire du parti qui se vantait plus spécialement du titre de national. Pour la Pologne, si ce n’est pour la Russie elle-même, c’étaient les vues de ce dernier qui devaient triompher.

Après l’insuccès du grand-duc Constantin et du marquis Wiélopolski, il était difficile que le gouvernement revînt envers les provinces de la Vistule à une politique de libéralisme et de concession, qu’à Pétersbourg et à Moscou l’on rendait responsable de tout le mal. Wiélopolski, malgré les gages qu’il avait donnés à la Russie, malgré sa conscription de 1863 qui, selon le mot de lord John Russell, était plutôt une proscription, Wiélopolski passait dans la foule pour un traître et était suspect au gouvernement qui l’employait. Le grand-duc Constantin lui-même, le prince le plus libéral et le plus éclairé de l’empire, n’était pas à l’abri des soupçons ou des attaques ; pour le malheur de la Russie, il avait perdu à cette loyale tentative la meilleure part de son influence et de sa popularité.

Au moment du retour de Nicolas Milutine, la Pologne, encore en insurrection, était la grande préoccupation du pays et du gouvernement. Que va-t-on faire de la Pologne ? allait bientôt demander, dans une célèbre brochure française, un spirituel publiciste des provinces Baltiques[6]. C’était la question que du golfe de Finlande à la mer Caspienne se posait tout l’empire, et d’ordinaire on y répondait d’une tout autre manière que le baron russe-allemand. La Pologne était aux flancs de la Russie une plaie toujours ouverte qu’il était manifestement périlleux de laisser s’envenimer. Par malheur, il ne se présentait pas, parmi tous les hauts fonctionnaires russes, de médecin de bonne volonté pour en tenter la guérison. L’entreprise semblait trop hasardeuse. Nicolas Alexèiévitch revint juste à point pour en être chargé.


I

Nicolas Milutine rentra en Russie à la fin de l’été de 1863. Le jour même de son arrivée à Saint-Pétersbourg, le 25 août[7], il apprenait que, le grand-duc Constantin étant rappelé de Pologne, on devait mettre à la tête de l’administration du royaume un nouveau personnage. Dès le lendemain, 26 août, Nicolas Alexèiévitch recevait de Tsarskoé-Sélo la visite de son frère, le général Dmitri Milutine, alors comme aujourd’hui ministre de la guerre. Le général lui confirmait le bruit d’un changement à Varsovie et l’informait en même temps que c’était sur lui, Nicolas Alexèiévitch, que s’était définitivement fixé le choix de l’empereur pour la direction des affaires de Pologne.

Plusieurs fois dans le cours de l’année, aux mauvaises nouvelles qu’il recevait du royaume, Alexandre II avait paru regretter d’avoir cédé aux instances du grand-duc Constantin et des partisans de l’autonomie polonaise. « Si j’avais tenu bon et nommé Nicolas Milutine, comme c’était mon désir, disait-il parfois, tout cela ne serait pas arrivé. » L’explosion et la diffusion de l’insurrection, l’impuissance du gouvernement de Varsovie, l’isolement moral du grand-duc et du marquis Wiélopolski avaient peu à peu confirmé l’empereur dans ses vues sur la nécessité d’un changement de régime et d’un changement de personnes. Durant le mois d’août, il s’était plusieurs fois informé avec impatience du retour de Nicolas Milutine. D’après ses instructions, le chef de la me section, le prince V. Dolgorouky, tenait tout prêt un ordre de rappel pour le cas où Nicolas Milutine aurait trop tardé à rentrer dans sa patrie.

Cette nouvelle fut pour Nicolas Alexèiévitch comme un coup de foudre. Les raisons qui lui avaient fait repousser tout poste en Pologne l’année précédente n’avaient rien perdu de leur force, l’insurrection n’avait fait qu’accroître les difficultés de la situation. Milutine, encore sous le coup des fatigues du voyage, refusait de croire qu’il pût être chargé d’une pareille tâche ; mais cette fois il ne devait pas réussir à l’éviter. En vain cherchait-il à s’endormir dans une fausse sécurité et faisait-il effort pour se livrer à la joie du retour au milieu de ses amis. Le bruit de sa nomination à Varsovie courait dès le lendemain de son arrivée de bouche en bouche dans la ville. Le général Dmitri Milutine lui apprenait qu’ayant vu l’empereur dans la matinée, il avait en vain supplié sa majesté d’épargner à Nicolas Alexèiévitch le poste de Pologne. La résolution d’Alexandre II était prise, et rien ne devait plus l’ébranler. « Quel retour, grand Dieu ! s’écriait Milutine. On s’obstine à me creuser une fosse. » Et, revenant sur cette première impression, il ajoutait avec tristesse : « Ma position est vraiment tragique ; l’heure est solennelle, l’horizon est chargé d’orage, et il y aurait lâcheté à marchander ses services, si on sentait pouvoir être utile. » Ce qui l’arrêtait, c’est qu’il ne croyait point pouvoir l’être.

Les événemens appelaient trop impérieusement une décision pour que le souverain laissât longtemps Milutine aux angoisses de l’incertitude. Il lui avait fait immédiatement assigner une audience à Tsarskoé-Sélo, la résidence impériale d’été. C’était pour le 31 août, moins de huit jours après le retour de Milutine et le lendemain même de la Saint-Alexandre, c’est-à-dire de la fête du tsar, qui, en Russie, se célèbre avec une grande solennité.

L’entrevue dura près de deux heures. L’empereur accueillit l’homme contre lequel il avait été si longtemps prévenu avec une cordiale affabilité. Milutine garda toujours de cette audience un vif souvenir avec une sincère reconnaissance. Alexandre II s’ouvrit à Nicolas Alexèiévitch avec une entière franchise et une noble simplicité, lui confessant avec abandon ses soucis et ses inquiétudes ; lui exposant en politique et en prince les raisons qui, malgré sa mansuétude naturelle et son désir de conciliation, le contraignaient, dans le royaume de Pologne, à un changement de politique radicale ; examinant avec une singulière netteté de vues et une rare sagacité les différentes attitudes que pouvait prendre l’empire vis-à-vis de ce satellite polonais que les fatalités de l’histoire ont attaché aux flancs de la Russie.

On s’explique d’ordinaire fort mal à l’étranger les causes réelles de l’irréconciliable antagonisme de la Russie et de la Pologne. Bien des Russes, et l’empereur tout le premier, sentaient que la Pologne était pour leur patrie plutôt une source d’embarras qu’un principe de force. Beaucoup, encore aujourd’hui, comme Alexandre II le disait à Milutine, abandonneraient volontiers les Polonais à eux-mêmes, leur accorderaient sans peine une large autonomie ou mieux une pleine indépendance, s’ils croyaient le petit royaume de Pologne assez fort pour vivre tout seul, ou assez sage pour ne pas revendiquer, avec les anciennes limites de la république polonaise, des provinces intermédiaires qui, aux yeux des Russes, sont russes et non polonaises de nationalité.

Dans un faubourg de Varsovie, à côté d’une église élevée à saint Alexandre en l’honneur de l’empereur Alexandre Ier, restaurateur du royaume de Pologne, il y a deux arbres, deux cyprès, si ma mémoire ne me trompe, qui, d’après la légende populaire, marquent l’emplacement de la tombe de deux frères, tombés l’un et l’autre dans un duel impie pour l’amour de leur sœur. Cette païenne légende, d’origine sans doute mythique, pourrait, on l’a remarqué avant nous[8], servir de symbole à la lutte fratricide des deux peuples slaves, se disputant à main armée leur commune sœur, la Lithuanie.

Entre les Russes et les Polonais, en effet, le principe de discorde, c’est cette vaste zone intermédiaire, peuplée de diverses tribus slavo-lithuaniennes qui, entre la Duna et le Dnieper, formait l’ancien grand-duché de Lithuanie, jadis réuni à la Pologne sans y avoir jamais été entièrement incorporé, et, depuis les trois partages du dernier siècle, passé aux mains des Russes, qui, sur ces terres en grande partie petites-russiennes ou albo-russiennes, prétendaient à leur tour faire valoir de vieux titres de propriété. La Volhynie, la Podolie et Kief, les provinces que les Russes appellent petites-russiennes et les Polonais ruthènes, et plus encore peut-être la Lithuanie, avec les parties voisines de la Russie-Blanche, telle a été la pomme de discorde entre les deux pays, qui, appuyés l’un et l’autre sur l’histoire et l’ethnographie, réclamaient également ces régions mitoyennes comme une terre nationale, une légitime et inaliénable propriété.

Dans les trois partages de la Pologne, conduits de 1772 à 1795 par Frédéric II et Catherine II, les Russes prétendent n’avoir fait que reprendre leur bien, usurpé par leurs voisins à la faveur du démembrement de l’ancienne Russie et de la domination tatare. Ils prétendent ne s’être annexé aucune terre polonaise avant que les traités de 1815 aient réuni à l’empire le noyau de l’éphémère grand-duché de Varsovie, constitué par le tsar Alexandre Ier en royaume de Pologne[9]. Quand les Russes parlent de la Pologne, ce qu’ils désignent de ce nom, c’est toujours le pays de la Vistule annexé en 1815, c’est la petite contrée circulaire dont Varsovie est le centre et la capitale et que les traités de Vienne ont érigée en royaume. Aux yeux de leurs hommes d’état comme de leurs historiens, il n’existe pas d’autre Pologne, si ce n’est dans les états de l’Autriche et de la Prusse.

Les Polonais, on le comprend, ont peine à accepter ce point de vue. Après comme avant 1815, ils persistaient à regarder comme polonaises et, à ce titre, comme destinées à rentrer dans le giron du nouveau royaume, la plus grande partie de ces provinces qui pendant des siècles étaient demeurées unies à la Pologne et où l’aristocratie reste encore aujourd’hui polonaise ou polonisée. Cette réunion qu’avant et après 1815 beaucoup d’entre eux avaient espérée de l’empereur Alexandre Ier, vers laquelle le petit-fils de Catherine II semble lui-même avoir plus d’une fois sincèrement incliné[10], les Polonais qui avaient cru y toucher en 1815, qui pour cette raison s’étaient en grand nombre franchement ralliés à la Russie, n’en voulaient pas encore désespérer en 1863. Pour les peuples comme pour les individus, alors même que la raison et l’intérêt semblent l’exiger, il est dur de se résigner à une sorte de déchéance qui paraît imméritée. En dépit de leur faiblesse vis-à-vis de leurs concurrens de Pétersbourg et de Moscou, les Polonais n’ont pas su, pour sauver leur nationalité dans la Pologne proprement dite, renoncer à la Lithuanie et à la Ruthénie du Dnieper et du Boug. Le fantôme de l’union de Lublin, dont leurs frères de Galicie ont, en 1869, célébré le troisième anniversaire séculaire, les a toujours hantés, et cette obsession leur a été fatale. Au lieu de reprendre la Lithuanie, ils ont perdu la Pologne. J’ai entendu raconter qu’au commencement de l’année 1863, avant l’insurrection, l’empereur Alexandre II, recevant un des chefs de l’aristocratie polonaise, lui avait demandé ce que pour la satisfaire il faudrait à la Pologne : « Sire, répondit le Polonais avec l’intrépidité ou l’imprudence fatale à ses compatriotes, la Pologne ne peut oublier ses frères de Lithuanie. — Monsieur, répliqua l’empereur, vous savez que ce n’est pas moi qui ai fait les partages de la Pologne, mais vous ne pouvez me demander le démembrement de la Russie. » L’empereur tint un langage fort analogue à Milutine.

Aux yeux de tous les Russes, comme aux yeux du souverain, les Polonais, en réclamant la Lithuanie, en insurgeant les provinces occidentales jusqu’à la Dvina et presque jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg, exigeaient le démembrement de la Russie et appelaient l’étranger à les aider à l’effectuer. C’est ce qui explique le rapide soulèvement de l’opinion contre la Pologne en 1863, et la violence du courant national qui, à l’époque même où la Russie et son gouvernement semblaient le mieux disposés pour les Polonais, amena contre eux un brusque revirement et une sorte de déchaînement passionné. C’est ce qui explique comment le gouvernement et le pays en vinrent à méconnaître la nationalité polonaise là où précédemment ils ne l’avaient jamais contestée, et s’étaient toujours piqués de la respecter. C’est ce qui fait comprendre, enfin, et les rigueurs d’un prince naturellement doux et humain comme l’émancipateur des serfs, et la politique de russification entreprise par Milutine et ses amis. Dès lors qu’ils furent convaincus que les Polonais ne se contenteraient pas du petit royaume où le patriotisme russe voulait enfermer leur nationalité, qu’à Varsovie, on ne regarderait le pays de la Vistule que comme une base d’opérations pour détacher de la Russie ses provinces occidentales, le tsar et le peuple russes ne devaient voir de solution que dans l’assimilation de la Pologne, dans la destruction de ses privilèges, dans l’abolition de sa constitution spéciale. On devait la dépouiller du titre de royaume et lui arracher jusqu’à son nom pour lui enlever ses espérances et ses illusions ; on devait, à l’exemple de la Prusse dans la Posnanie, l’incorporer au reste de l’empire et chercher à effacer jusqu’au cœur du vieil état lékite toute trace d’individualité nationale. Reste à savoir si cette politique, suggérée par les nécessités et les colères du moment, était en réalité plus pratique et plus sûre. C’était à l’avenir de montrer si elle n’avait pas, elle aussi, ses dangers et ses difficultés, pour ne pas dire ses impossibilités.

Une autre raison décidait l’empereur Alexandre II à substituer en Pologne à la politique relativement libérale une politique dictatoriale radicalement différente. Pour que la Pologne se résignât à demeurer unie à la Russie, il ne pouvait suffire de lui rendre une administration autonome. Le récent insuccès de Wiélopolski en était la preuve ; il lui fallait avec l’autonomie un gouvernement à la fois national et constitutionnel. C’est ce qu’avait tenté Alexandre Ier. L’empereur Alexandre II n’avait pas plus de répugnance que son oncle pour le rôle de monarque constitutionnel ; il le déclarait dans cette audience à Milutine, et au même moment il le montrait publiquement en convoquant à Helsingfors la diète de Finlande, suspendue sous le règne de Nicolas ; mais aux yeux du tsar une diète polonaise ne pouvait être à Varsovie qu’une cause de désordre et d’illusion de plus. Pour lui, l’expérience de 1830 montrait l’erreur d’Alexandre Ier.

Puis, entre le souverain de la Russie et les naturelles prétentions des libéraux polonais, se dressait une fatale et insurmontable barrière qui a été l’une des raisons de l’irréparable malentendu des deux pays. La Pologne avait beau sembler politiquement plus avancée que la Russie, il était malaisé au tsar d’accorder à ses sujets polonais des droits et libertés qu’il refusait à ses sujets russes. Aux yeux de ces derniers, c’eût été faire au pays conquis une situation privilégiée au milieu du pays conquérant. Le patriotisme ou l’amour-propre de Pétersbourg et de Moscou eussent difficilement toléré une anomalie pareille. Désormais la Pologne russe ne peut plus espérer de libertés et de constitution sans que la Russie soit tout entière appelée aux mêmes biens. « Comment, disait dans cet entretien l’empereur à Milutine, comment donner une constitution à des sujets en révolte et n’en pas accorder aux sujets soumis ? » Comme tsar russe, Alexandre II ne pouvait parler autrement. Pour avoir le droit de restituer aux Polonais une diète et une charte, il lui eût fallu convoquer le Zemskii sobor[11] à Saint-Pétersbourg ou à Moscou. Or, tout en faisant personnellement bon marché du pouvoir autocratique dont en ces dures années il sentait lourdement le poids, le tsar libérateur ne croyait pas le peuple russe, ce peuple en grande partie affranchi de la veille, mûr pour un tel changement de régime, et cela, il ne le disait pas seulement du peuple qu’il regardait, non sans raison, « comme le plus sûr élément d’ordre en Russie, » mais aussi des classes supérieures, qui ne lui paraissaient pas « avoir encore acquis le degré de culture nécessaire à un gouvernement représentatif. » Sur ce point encore, Nicolas Alexèiévitch n’avait pas de peine à s’entendre avec son maître. À l’inverse de beaucoup de ses contemporains et de ses amis, contrairement à l’avis alors hautement exprimé dans certains cercles et jusque dans les assemblées de la noblesse, N. Milutine regardait, en 1863, toute demande de constitution comme prématurée. Il pensait qu’avant d’aborder les réformes politiques, il fallait achever les réformes administratives, et pour dresser le pays à se régir lui-même, le mettre à l’apprentissage par le self-govern-ment local.

En examinant ainsi la question à Tsarsko, le maître et le sujet ne trouvaient aucun moyen de conciliation avec l’infortunée Pologne. Après l’insuccès du grand-duc Constantin et du marquis Wiélopolski, l’empereur, à la fois las et irrité des embarras et des périls qu’au dedans et au dehors lui suscitaient-les provinces polonaises, en était naturellement revenu à la politique opposée, à la politique d’assimilation et d’absorption qui, jusque-là, sous Nicolas même, n’avait jamais été sérieusement essayée, du moins aux bords de la Vistule. Et pourquoi le tsar s’adressait-il à Nicolas Milutine pour une pareille tâche ? Alexandre II ne lui dissimula, pas les raisons de son choix, et si inattendues qu’elles fussent dans la bouche impériale, ces raisons étaient plausibles et aisées à comprendre. Ce n’était pas seulement le manque d’hommes capables, le défaut d’hommes intègres qui, au dire même de l’empereur, ne s’était nulle part plus fait sentir que dans l’administration du royaume de Pologne, où tout contrôle était plus difficile qu’ailleurs ; ce qui avait fixé le choix du souverain sur Nicolas Alexéièvitch, c’était précisément sa réputation d’ami du peuple et de démocrate. Les aspirations démocratiques que la cour reprochait à Milutine, les instincts niveleurs que lui attribuaient ses ennemis et qui pour lui avaient été une cause de méfiance et un motif d’exclusion en Russie, devenaient subitement un titre de recommandation en Pologne.

Et comment cela ? Pourquoi ce qui semblait un défaut ou un vice sur la Neva devenait-il une qualité sur la Vistule ? Parce qu’en Pologne comme en Lithuanie, l’opposition au gouvernement du tsar venait surtout des hautes classes, de l’aristocratie, ou mieux de la schliachta, de la nombreuse et parfois indigente noblesse polonaise des campagnes et des villes ; parce que, aux yeux des Russes, en cela du reste fort sincères dans leur exagération même, la Pologne est essentiellement un pays aristocratique n’ayant jamais eu d’autre force ni d’autre raison d’être que son aristocratie, et que, pour triompher de sa résistance, c’était à la noblesse et à ses droits à demi féodaux qu’il fallait s’attaquer. La question ainsi posée, l’homme longtemps dénoncé à Pétersbourg comme l’ennemi systématique de la noblesse devait sembler à sa place à Varsovie. Il était pour ainsi dire désigné par la haine et les rancunes mêmes des gentilshommes moscovites ou des courtisans du Palais d’hiver.

Alexandre II ne le cacha pas à Milutine. L’empereur savait ce qu’il faisait en l’appelant à ce poste inattendu ; il n’y avait là, de la part du souverain, aucune contradiction. Ce choix, en apparence singulier, lui était en partie dicté par ses anciennes préventions mêmes. Alexandre II le confessa à Nicolas Alexéièvitch : ce qui avait attiré sur lui le choix impérial, c’étaient bien « ses principes démocratiques, ou s’il aimait mieux antiaristocratiques » qu’on lui avait tant reprochés. à la cour. Aux yeux du tsar, tout était fini entre l’aristocratie polonaise et le trône. Il croyait avoir en vain épuisé tous les moyens de la rallier, il se sentait obligé de rompre définitivement avec elle et de renoncer au système de concession inauguré par Alexandre Ier et repris en pure perte par le grand-duc Constantin et le marquis Wiélopolski. La Russie n’ayant en Pologne rien à espérer de la noblesse, c’était vers le peuple, vers, le paysan des campagnes, d’ordinaire resté sourd aux appels des insurgés, que le tsar voulait se tourner ; c’était, selon lui, au fond de la plèbe rurale que le gouvernement russe devait chercher l’appui qu’il ne pouvait rencontrer ailleurs, et qui, mieux que l’ancien adjoint de Lanskoï, l’ennemi du dvorianstvo et l’ami du moujik, était fait pour une pareille besogne ?

Dès lors qu’il entrait dans cette nouvelle voie et embrassait ce nouveau système, l’empereur ne pouvait en effet mieux s’adresser. En revenant ainsi dans un intérêt défini et purement politique sur ses anciennes préventions, en puisant même dans ces préventions l’un des principaux motifs de son choix, Alexandre II agissait en prince libre de préjugés, en politique pratique et réaliste pour ainsi dire ; il donnait en tout cas une rare preuve de sagacité et de tact gouvernemental.

Tout n’était pas satisfaction pour Milutine dans cette marque de confiance du souverain. Il lui répugnait justement d’être toujours regardé comme un démagogue, de devoir à cette réputation même cet appel à une mission qui lui était si antipathique. Aussi se permit-il de représenter à l’empereur qu’on l’avait dépeint à sa majesté sous d’assez fausses couleurs, que pour être dévoué au bien du peuple et à l’égalité de tous devant la loi, il était fort loin de penser qu’on pût jamais gouverner sans le concours des classes éclairées, et en Russie notamment, sans le concours de la noblesse, aujourd’hui encore la seule classe cultivée.

Quant à la Pologne, N. Milutine partageait entièrement les nouvelles vues de son maître. Comme lui, il croyait la noblesse polonaise irréconciliable et il rappelait que, dans les cours et les capitales de l’étranger, il venait de la voir lui-même dénoncer sans trêve, par la parole et par la presse, le gouvernement et le peuple russes et leur chercher partout des ennemis. « En dehors de l’aristocratie et de la noblesse, sur quoi, disait-il, nous pouvons-nous appuyer ? Sur le clergé ? Mais il nous est encore plus hostile que la schliachta et il prêche des croisades contre le schismatique Moscovite. Sur la classe commerçante et les juifs ? Mais la Russie n’a jamais été bien libérale envers les israélites, et nous ne saurions, sans illusions prétendre à leur reconnaissance et à leurs sympathies. Sur l’administration et les employés du gouvernement ? Mais la plupart de ces derniers appartiennent à la petite noblesse polonaise ; beaucoup ont pris à l’insurrection une part ouverte ou clandestine, et l’on ne saurait se fier à eux pour l’exécution de lois qu’ils. sont intéressés à décrier et à voir échouer. Reste le peuple, reste le paysan ; mais comment et par quelle voie arriver jusqu’à lui ? Et en admettant qu’il ne nous soit pas hostile, qu’on puisse le gagner à l’aide de quelque allégement de ses charges ou de quelques lois agraires, était-ce à un homme entièrement étranger aux affaires polonaises d’être chargé d’une aussi délicate mission ? »

Et Milutine exposait avec feu au souverain qu’il manquait personnellement de toutes les connaissances indispensables à une pareille tâche. Ignorant du pays et de la langue, ignorant des mœurs, des coutumes, des traditions du peuple polonais dans le passé, il ne pouvait, disait-il, en comprendre ni les besoins présens ni les aspirations pour l’avenir. Il ajoutait, que pour s’occuper du paysan polonais avec sûreté, il lui faudrait autant de temps et de travail qu’il en avait consacré au paysan russe. Ne pouvant se mettre en relations directes avec le peuple, il serait toujours dans la dépendance d’intermédiaires, pour la plupart hostiles ou corrompus, il serait fatalement la dupe des Polonais qu’il devait administrer. « Je serais aveugle, sourd et muet, » s’écriait-il avec douleur, et pour le bien même de la Russie, il suppliait l’empereur de lui épargner cette tâche, le conjurant de ne pas renouveler les fautes si souvent commises, en envoyant à Varsovie un fonctionnaire incapable de diriger les affaires polonaises et condamné d’avance à n’être qu’un automate, couvrant les fautes de ses subalternes ou un jouet aux mains des intrigues locales.

Toutes ses supplications furent vaines. Les résolutions de l’empereur étaient prises, et les instances de Nicolas Alexèiévitch ne faisaient que l’y confirmer en montrant au souverain la sincérité, la droiture, la modestie avec la raison et le sens pratique de l’homme qu’il avait choisi. Milutine eut beau représenter qu’il avait passé sa vie à des travaux de bureau, qu’il était incapable d’un pareil service, que les mesures répressives inévitables dans un pays insurgé, étaient contraires à son caractère comme à ses convictions, à son tempérament, à sa santé même, encore nerveuse et ébranlée ; aucune de ses objections ne demeura sans réponse. Il fut assuré qu’on lui donnerait tous les moyens de s’instruire de la question et que les mesures de rigueur, confiées aux autorités militaires, seraient entièrement étrangères à l’administration dont il devait être chargé.

En parlant des fonctionnaires de Pologne, l’empereur se plaignit amèrement de la corruption de certains employés russes dans le royaume et en Lithuanie, et il dit avec émotion à Milutine : « Au moins avec toi, cette honte me sera épargnée. » En le congédiant, le souverain lui remit les mémoires et les correspondances de Pologne, entassés sur son bureau, et lui donna huit jours pour en prendre connaissance. Ce délai passé, Nicolas Alexèiévitch reçut l’ordre de venir rapporter à Tsarsko sa réponse définitive. Milutine sortit du cabinet impérial, ayant entendu bien des choses flatteuses pour son amour-propre, mais plus triste et découragé qu’il n’y était entré, n’ayant pas donné son consentement à l’empereur, mais sentant qu’il ne pourrait le lui refuser jusqu’au bout.


II

Les huit jours qui suivirent furent pour Nicolas Alexèiévitch une semaine d’angoisses. Ses amis assurent qu’au temps même des luttes les plus acharnées de l’émancipation, ils ne l’ont jamais vu si abattu. Conformément aux ordres du souverain, il se plongea dans l’étude des documens qui lui avaient été remis à Tsarkoé-Sélo et en outre dans les dossiers relatifs à la Pologne des divers ministères. Cette lecture n’était pas faite pour vaincre sa répugnance et dissiper ses perplexités. Dans ces dossiers, il rencontrait tour à tour des intentions généreuses, transformées par la fatalité de la situation ou par les fautes des hommes en utopies stériles, et des sévérités intempestives ou mal réglées, procédant par accès et rendues inutiles par le défaut d’esprit de suite. Partout la confusion, la contradiction, l’absence de tout programme, de tout système défini. Souvent, aux momens les plus graves, un échange oiseux de vides et formalistes correspondances bureaucratiques, en Pologne comme ailleurs, une des plaies de l’administration russe. A ses yeux, il n’y avait dans tout cela qu’illusions et aveuglement à Saint-Pétersbourg, illusions et mensonges à Varsovie. Ce qui le frappa surtout, c’est que, dans ces paperasses officielles ou ces rapports confidentiels, il crut découvrir les traces d’une secrète connivence et comme d’une entente ténébreuse entre le comité révolutionnaire de Varsovie et certains bureaux du ministère de Pologne à Saint-Pétersbourg, où se trouvaient des employés polonais.

Les nouvelles de Varsovie étaient peu encourageantes. Dans les campagnes du royaume sévissait toujours l’insurrection ; dans la capitale, c’étaient des bombes Orsini, l’incendie de l’hôtel de ville et des archives, des assassinats en pleine rue, un attentat sur la personne même du gouverneur général, le comte Berg. L’occulte gouvernement révolutionnaire semblait maître du pays. Ce qui faisait reculer N. Milutine, ce n’étaient cependant pas tous ces périls, c’était sa répugnance à participer à une tâche répressive pour laquelle il ne se sentait aucune vocation ; c’était également la crainte d’user, sans profit pour le pays, des forces dont il eût pu faire un meilleur usage en Russie, où il voyait tant de choses à entreprendre. Ce que Milutine entendait dire autour de lui était également peu fait pour le décider. Ses amis et l’opinion publique elle-même étaient fort partagés à cet égard. Parmi ses amis ou ses partisans, le plus grand nombre était au désespoir ; ils craignaient pour son avenir, pour ses jours même. Beaucoup ne voulaient voir dans toute cette affaire qu’une intrigue de cour, une combinaison machiavélique pour éloigner Milutine de la capitale et du centre des affaires : à leurs yeux, on ne voulait l’envoyer en Pologne que pour se débarrasser de lui en Russie, pour le compromettre vis-à-vis des libéraux et l’ensevelir dans un pays où tous les fonctionnaires russes laissaient fatalement leur réputation, leur popularité ou leur vie. D’après eux, Milutine devait à tout prix se réserver pour la Russie, où tant de réformes étaient en suspens, où ses connaissances et son énergie devaient trouver un champ plus vaste et plus sûr.

Il y avait dans ces vues une part de vérité, et tel semble avoir été au fond le sentiment personnel de Milutine. A tout prendre, la Russie aurait gagné à garder pour elle-même, pour ses réformes intérieures, l’infatigable travailleur qui allait s’user et se tuer pour elle en Pologne. En général cependant, l’opinion publique se montrait favorable au choix du. souverain. On y trouvait une profonde sagesse et le gage d’une pacification prochaine. La gravité des affaires de Pologne, les périls qu’elle suscitait au dehors frappaient tous les yeux et les détournaient momentanément des grands problèmes du dedans. La Pologne était le principal souci, la principale difficulté de l’empire : il semblait naturel d’y employer les talens et l’énergie d’un homme dont personne ne contestait la valeur. Telles étaient les vues du plus grand nombre, et dans ce mouvement la société était sincère comme l’empereur, tandis que certains hommes politiques trouvaient peut-être leur compte personnel à expédier au poste le plus périlleux un ancien rival et un compétiteur redouté pour l’avenir. Amis et adversaires de Milutine pouvaient ainsi, pour des raisons opposées, se trouver un moment réunis dans la même opinion.

Un jour de cette triste semaine où il devait définitivement faire son choix, Milutine avait à dîner chez lui le prince Dmitri O., l’ami qui, en 1861, avait refusé de lui enlever le poste d’adjoint du ministre de l’intérieur. Le prince cherchait à remonter Nicolas Alexèiévitch et lui assurait que, s’il était nommé en Pologne, il y serait soutenu par l’opinion et secondé par les meilleurs patriotes. Milutine en doutait, la besogne lui paraissait trop ingrate. « Et qui donc, demandait-il, consentirait à me suivre ? — En premier lieu, répondit le prince, Samarine et Tcherkasski. » À ces deux noms, la figure sombre de Milutine s’illumina pour se rembrunir bientôt. Il ne se sentait pas le courage d’inviter ses amis à une pareille œuvre, surtout après l’espèce de désaveu qui leur avait été infligée pour l’émancipation des serfs. Puis, il savait Samarine au moins décidé à repousser toute fonction officielle ; il se rappelait que l’été précédent encore, Samarine lui écrivait qu’à ses yeux le rôle le plus utile était en province et qu’il ne l’échangerait contre nul autre[12]. Milutine avait cru deviner là un avis discret de ne songer à son ami pour aucun poste d’aucune sorte. Le prince Dmitri O. était proche parent de Samarine ; il crut pouvoir se porter garant de la bonne volonté de son cousin et fit si bien qu’il partit emportant pour lui une lettre de Milutine, lettre qu’il se chargea de lui faire remettre sans l’intermédiaire toujours suspect des employés de la poste impériale.


N. Milutine à G. Samarine,


« Saint-Pétersbourg, 4/16 septembre 1863.

« Après bien des pérégrinations, nous sommes enfin rentrés au pays, très honoré Iourii Fédorovitch. Vous avez promis de venir nous voir à Pétersbourg aussitôt que vous auriez appris notre retour. Cette pensée me souriait (oulybalas) tout le temps de notre long, pénible et ennuyeux voyage. A peine arrivé ici, je me suis trouvé en présence de circonstances qui me font désirer encore plus ardemment une très prompte entrevue avec vous. Je ne puis en dire davantage. Sachez seulement qu’il s’agit encore de la question des paysans, pour laquelle nous avons, ou plutôt vous avez déjà fait tant de sacrifices. Si vous en avez la moindre possibilité, hâtez votre arrivée ici, je vous le demande avec instance. Il se peut que j’aie moi-même bientôt à repartir et il serait extrêmement fâcheux de nous manquer. J’espère qu’on va me laisser une dizaine de jours au moins de tranquillité. Pouvez-vous dans ce délai venir ici ? Je vous dirai seulement que cela est extrêmement urgent.

« Ne sachant pas l’adresse de Tcherkasski en ce moment, je me décide à vous prier de lui communiquer cette lettre ; elle est pour lui comme pour vous. Exécutez-vous et arrivez de grâce tous deux ici, car il est indispensable de nous concerter. La question le mérite pleinement… Si vous vous décidez, informez-m’en au plus vite, soit directement, soit par Dmitri O., qui se charge de vous faire parvenir cette lettre.

« Je ne vous écris rien de notre voyage et de notre rentrée dans cette « ville florissante, » parce que j’espère vous voir bientôt vous et Tcherkasski et en parler avec vous de vive voix. »

On remarquera le ton énigmatique de cet appel. Nicolas Alexèiévitch semblait craindre d’effrayer ses amis en prononçant le nom de Pologne ; il leur parlait seulement de la question des paysans, sachant qu’avec eux c’était la meilleure amorce. Il se réservait de leur dire de vive voix le mot de l’énigme. L’occasion ne se fit pas attendre. Dès le lendemain, George Samarine était à Pétersbourg chez N. Milutine. Fidèle à sa promesse, il n’avait pas attendu, pour lui faire visite, d’être informé du retour de son ancien collègue des commissions de rédaction. La lettre confiée au prince Dmitri O. l’avait croisé en route. La Pologne fut naturellement le sujet de l’entretien des deux amis. Toujours réfléchi, calme, retenu dans ses paroles[13], Samarine semblait plus soucieux et plus préoccupé que de coutume. Sans prétendre imposer à son ami une acceptation qui lui répugnait tant, Samarine, avant tout désireux de donner un autre tour aux affaires de Pologne, l’engagea à ne pas se refuser entièrement à une pareille mission. Il examina longtemps avec Milutine la question polonaise, la retournant sous toutes les faces avec sa rare faculté d’analyse et indiquant les solutions avec son implacable logique. Comme naguère dans la solitude de Raïki pour les paysans russes, le fonctionnaire et l’écrivain esquissaient ensemble, dans une obscure rue de Saint-Pétersbourg, le plan des réformes à accomplir au profit du paysan polonais. Ces deux hommes, partis de points de vue si divers, si différens de tempérament, comme d’allures et d’éducation, tous deux également bien doués, avaient l’un sur l’autre un ascendant singulier. Ces deux esprits, toujours si indépendans, ou, comme disaient leurs adversaires, si entiers et tranchans, étaient pleins d’une déférence respectueuse pour leurs mutuelles convictions. Dans leurs entretiens, mêlés de graves et calmes discussions, ils se corrigeaient et s’équilibraient pour ainsi dire l’un l’autre, et malgré la divergence fréquente de leurs vues, Milutine ne s’étant jamais inféodé à aucune école, ils faisaient tous les deux si grand cas de leur opinion réciproque qu’ils semblaient, presque se croire incomplets isolément.

G. Samarine et N. Milutine demeurèrent trois jours ensemble et, durant trois fois vingt-quatre heures, ils ne se quittèrent presque point, examinant et discutant ensemble toutes les données du redoutable problème imposé à leur pays. Samarine était obligé de retourner dans sa famille à Moscou. Les deux amis se séparèrent sans avoir pris d’engagement l’un envers l’autre. Nicolas Alexèiévitch espérait encore éluder le fardeau tombé inopinément sur ses épaules ; néanmoins après cette entrevue qui lui rappelait les anxiétés et les consolations de l’époque la plus féconde de sa vie, il se sentit plus confiant, plus calme ; il envisagea les événemens d’un œil plus ferme et retrouva un peu de la quiétude morale qui lui faisait défaut depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg.

L’empereur venait de rentrer dans sa capitale. Il était allé à Helsingfors ouvrir la diète de Finlande suspendue sous le règne de son père, comme si, par le contraste de sa conduite envers le grand-duché et envers le royaume de Pologne, il eût voulu rendre plus sensible et plus amère aux sujets rebelles dont il s’apprêtait à supprimer toute. l’autonomie, l’impolitique folie de leur insurrection. Milutine fut appelé en audience le second ou troisième jour du retour impérial. Sa résolution était prise ; il était inébranlablement décidé à refuser tout poste qui l’attachât d’une manière définitive à la Pologne ; mais s’il ne pouvait se dégager autrement, il se résignait à accepter une commission temporaire dans le royaume.

Cette fois, l’empereur ne parut pas aussi pressé de le recevoir ; il remit à trois heures l’audience indiquée pour midi. C’était encore à Tsarskoé-Sélo, le Saint-Cloud ou le Versailles russe, par une belle journée du précoce automne du Nord. Nicolas Alexèiévitch mit ce retard à profit en faisant quelques visites aux hauts fonctionnaires en villégiature autour de la résidence impériale, puis, ses visites faites, il erra le long du lac sous les ombreuses allées du grand parc à l’anglaise. C’était précisément l’heure ou les brillans papillons du high-life y viennent voltiger. Quoique le beau monde de Tsarsko fût fort réduit à cette fin de saison, les élégantes promenaient dans les allées indiquées par la mode leur oisiveté et leurs toilettes aux regards des aides de camp et des jeunes officiers de la maison militaire, tandis que de hauts dignitaires civils se délassaient des soucis de leurs graves fonctions en courtisant ou raillant les dames. Il y avait dans tout ce cadre de vie de cour, dans cette atmosphère mondaine qui enveloppe les abords des palais aux heures mêmes les plus graves de l’histoire des peuples, une futilité extérieure d’autant plus sensible et plus attristante, pour un homme comme Milutine, qu’à ce moment elle contrastait davantage avec ses préoccupations personnelles et ses angoisses intérieures.

Dans sa promenade comme dans ses visites officielles, il recueillit des encouragemens et des félicitations dont la banale politesse ou l’équivoque sincérité lui étaient pénibles. On l’assurait que, pour la Pologne, il était l’homme de la situation, qu’il saurait réussir là où tous avaient échoué ; on se montrait surpris de ses hésitations. Le chef de la IIIe section par exemple, le prince D., lui reprochait en vrai ministre de la police et directeur des consciences « de faire trop peu de cas de l’insigne confiance que lui témoignait sa majesté et de l’opportunité de prouver au souverain son dévoûment. » On n’épargnait rien pour vaincre ses répugnances ; après les considérations politiques, on faisait valoir des considérations d’un ordre privé qui, en Russie, n’ont pas moins de poids qu’ailleurs. On lui représentait qu’il ne savait pas servir ses propres intérêts, qu’au poste du marquis Wiélopolski, il recevrait un traitement de 33,000 roubles, soit une centaine de mille francs, au lieu de ses maigres appointemens de sénateur à 8,000 roubles[14].

Le prince Gortchakof, alors encore vice-chancelier et à l’apogée de sa popularité pour ses notes aux puissances sur les affaires polonaises, accueillit Milutine avec des argumens plus capables de faire impression sur un patriote. Après lui avoir vivement représenté les périls qui entouraient la Russie, l’habile diplomate lui demandait comment, à une heure où chacun devait payer de sa personne, il aurait le courage de refuser ses services, là où le souverain les jugeait utiles. « Et moi qui comptais sur vous, lui répétait le prince avec insistance. Voilà un an que nous tenons l’Europe en bride, et vous refuseriez de venir à notre aide ! Vous nous abandonneriez à une pareille heure ! Cela n’est pas possible ! » Milutine, on le comprend, avait peine à repousser de tels assauts. En vain persistait-il à se retrancher derrière son ignorance de la Pologne, à opposer son désir de ne pas se lancer au hasard dans une impasse où il pouvait compromettre les intérêts de l’état. Ses interlocuteurs ne se rebutaient point et revenaient à la charge.

Fidèle à la résolution qui lui paraissait concilier ses devoirs de sujet avec les droits de sa conscience, Nicolas Alexèiévitch finit par répondre au prince chancelier qu’il se laisserait poster en sentinelle à la porte du namiestnik (vice-roi) plutôt que de se laisser investir de pleins pouvoirs dont il n’était pas sûr d’user à la gloire de son pays. « Après cela, ajouta-t-il, si on a besoin d’un simple ouvrier, je ne refuse pas mon travail. Qu’on m’envoie, si l’on veut, en commission dans le royaume, et ensuite, si l’on a confiance dans l’efficacité du traitement que j’indiquerai, qu’on charge de plus compétens de l’appliquer. — Eh bien, répliqua vivement le prince Gortchakof, c’est tout ce qu’on vous demande*. Allez en Pologne au titre que vous voudrez, mais allez-y ; aidez-nous de vos idées, de vos conseils. »

Et, en effet, c’était tout ce qu’on exigeait de lui. Sans ; qu’il n’en rendît encore bien compte, Milutine venait de déposer les armes ; les conditions mises par lui à sa capitulation lui étaient en réalité peu favorables et ne pouvaient longtemps être respectées-. En acceptant une pareille mission, Nicolas Alexèiévitch ne prévoyait pas encore qu’une fois la main dans les affaires polonaises, il ne l’en pourrait plus retirer et qu’il y serait bientôt pris tout entier. Ses réserves devaient être vaines ; il allait malgré lui être absorbé par ces poignantes affaires auxquelles il eût voulu seulement se prêter. A ses restrictions et précautions, il n’avait personnellement qu’à perdre. En refusant les titres et les emplois qu’on lui proposait pour être obligé de les accepter en grande partie plus tard, il allait seulement, à l’inverse de ce que lui conseillaient les tchinovniks pratiques, sacrifier sa fortune et ses intérêts domestiques ; il allait prendre tous les embarras tout le labeur et la responsabilité des hautes fonctions, dont il déclinait l’éclat et les avantages matériels. Les vieux courtisans se demandaient si ce désintéressement inusité, si cette fière modestie de Milutine venaient de niais scrupules ou de raffinemens d’ambition.

L’heure de l’audience impériale était arrivée. Dès les premières paroles, Nicolas Alexèiévitch s’aperçut que l’empereur était déjà au courant de sa conversation avec le prince Gortchakof. Sa Majesté semblait satisfaite que Milutine consentît à se rendre à Varsovie, fût-ce sans poste défini. Nicolas Alexèiévitch se sentait condamné ; il fit néanmoins un dernier effort pour se dérober aux offres, ou mieux aux ordres qui allaient jusqu’à la fin de ses jours l’enchaîner à ce cadavre vivant de la Pologne. A toutes les raisons données à l’audience précédente il ajouta en vain que les documens remis par l’empereur et tous les dossiers consultés depuis huit jours n’avaient fait que le pénétrer davantage de son incompétence pour une pareille œuvre. Alexandre II ne se laissa pas convaincre, il avait réponse à tout, interrompant Milutine, lui répliquant avec son habituelle bonté, le priant, l’encourageant, tout cela à bâtons rompus, en prince dont la résolution est prise, en homme pressé et distrait. La famille impériale allait quitter Tsarsko, sa résidence d’été, pour les chaudes montagnes de la côte de Crimée et Livadia, sa résidence d’automne. Les souverains, comme les simples mortels, ont, au milieu même des plus graves circonstances politiques, leurs préoccupations personnelles et domestiques, leurs soucis ou leurs affaires de famille, de ménage même. L’empereur, alors comme aujourd’hui, d’un tempérament nerveux et impressionnable, ennuyé de la vie d’apparat de Pétersbourg et de Tsarsko, las surtout moralement et physiquement des inquiétudes de l’hiver et du printemps précédens, altéré de repos et de liberté, était impatient d’aller sur les rivages embaumés de la Tauride oublier les âpres soucis de la politique. Au moment où il reçut Milutine, il était en train de faire ses préparatifs de départ. Durant l’audience, donnée à la hâte, entre deux voyages, les jeunes grands-ducs et la princesse Marie[15] entraient et sortaient, apportant des messages de l’impératrice, interrompant de leurs questions ou de leurs réponses indifférentes l’entretien du souverain et de l’homme d’état.

Il y avait dans ce contraste, partout si fréquent, entre la grandeur des intérêts publics en jeu et les minutieuses préoccupations de la vie quotidienne, entre l’anxiété intérieure du fonctionnaire, dont toute la vie et la réputation dépendaient de cet instant fugitif, et la hâte naturelle du souverain, jaloux d’en finir avec les affaires, quelque chose de plus décourageant et de plus pénible pour Nicolas Alexèiévitch que dans les ordres les plus catégoriques. Pour Milutine, c’était la plus inflexible condamnation. Il sentit, non sans un serrement de cœur, qu’il devait se résigner et il en prit virilement son parti.

Avant de se retirer, il fit de vains efforts pour obtenir de l’empereur un programme défini. Alexandre II semblait s’en remettre à lui et lui laisser carte blanche. Nicolas Alexèiévitch se borna à répéter qu’en allant en Pologne, il ne faisait que se soumettre à la volonté de son maître, qu’il ne pouvait accepter aucun poste officiel, aucune nomination effective, qu’en tout cas, il ne saurait rien faire immédiatement, qu’avant tout il lui faudrait s’instruire lui-même, étudier et sonder le terrain pour voir ce qui pourrait être entrepris. Il eut soin d’ajouter qu’il demandait à s’occuper spécialement de la population rurale et de la question des paysans, la plus urgente à ses yeux en Pologne et la seule où, sur ce sol nouveau, son expérience du passé pût lui être de quelque utilité. « C’est ainsi que je l’entends, répliqua l’empereur, mais je ne voudrais pas te voir te borner à cela ; toute l’administration de Pologne est en mauvais état, il faut t’occuper de tout[16]. » Milutine eut beau protester contre cette trop grande marque de confiance, l’empereur avait une résolution arrêtée, et il le congédia à la hâte après lui avoir permis de prendre pour collaborateurs qui bon lui semblerait, même en dehors du personnel administratif, des hommes comme George Samarine, dont le nom prononcé par Milutine avec hésitation parut d’abord étonner le souverain. Il y avait à peine dix-huit mois, en effet, que Samarine avait fait scandale en renvoyant au comte Panine la décoration dont il avait été gratifié à propos de l’émancipation des paysans. Après un instant de silence, Alexandre II consentit à George Samarine, si ce dernier agréait la proposition, puis il donna congé à Milutine avec son affabilité accoutumée en daignant le remercier et lui recommander de prendre soin de sa santé et de sa sécurité personnelle, en l’assurant qu’à Varsovie et dans le royaume tous les ordres seraient donnés pour le préserver de tout péril.

C’est ainsi dans cette entrevue précipitée et cette conversation à bâtons rompus, au milieu des préparatifs d’un voyage, que l’ancien adjoint de Lanskoï reçut, sans pouvoirs définis et sans instructions précises, une mission qui pour le royaume de Pologne devait être le point de départ d’une révolution radicale. Désormais le nom de Milutine allait être indissolublement lié au nom de la Pologne. Nicolas Alexèiévitch en eut le sentiment, et de cette seconde audience de Tsarsko, il revint à Pétersbourg plus triste encore que de la première[17].

III

Le sort en était jeté ; malgré sa répugnance et ses efforts, Nicolas Aiexèiévitch restait seul à l’improviste en face de l’insoluble problème polonais. Dès qu’il ne vit plus d’issue par où se dérober, Milutine regarda avec fermeté autour de lui et envisagea la situation avec un mâle sang-froid. Pour grandes qu’elles fussent, un homme de sa trempe ne pouvait longtemps rester affaissé en présence des difficultés. Incertitude, découragement, défaillance, se dissipèrent comme par enchantement. Il recouvra le calme, mais avec une ombre de mélancolie que rien ne devait plus effacer de son front.

Une fois résigné à se mettre à l’œuvre, il se plongea tout entier dans l’étude des affaires polonaises. Il commença par s’entourer de tous les livres, brochures, traités, mémoires, de tous les documens imprimés ou manuscrits, publics ou secrets, touchant cette terre pour lui inconnue, où il était jeté subitement sans guide et dont le sort semblait remis entre ses mains. Son cabinet se remplit de polonica de tout genre, de toute tendance, de toute langue. Ouvrages russes, français, allemands, sur l’histoire, la législation, l’économie politique, l’administration, les. finances, la religion, spécialement sur les classes rurales, il ramassa tout ce qu’il put découvrir de livres concernant la Pologne, la Galicie, la Posnanie, s’adressant à Samarine et à ses amis pour recevoir d’eux des listes d’ouvrages, Usant et annotant le jour et la nuit. On représente d’ordinaire N. Milutine comme partant en Pologne à l’improviste, avec un programme préconçu et un système entièrement arrêté d’avance, sans souci des usages et des coutumes du pays, décidé à le pétrir et à le modeler à la russe, comme une terre inerte et informe. C’est là une opinion, en paru, au moins, erronée. Les lettres de Milutine en font foi[18]. Loin d’envisager la Pologne comme une table rase ou une carte blanche sur laquelle il pouvait impunément se permettre toutes les expériences et légiférer dans le vide, à la manière d’un réformateur de cabinet, il n’épargna rien pour connaître le passé et les traditions du pays et du peuple, pour se rendre compte de ce qu’il était possible d’y tenter ou d’y improviser. Ce n’est pas sa faute si le manque de temps et le besoin pressant de faire quelque chose, si l’urgence des événemens ou l’impatience des hommes ne lui ont pas permis d’approfondir ces études préliminaires.

Milutine, en cette circonstance, semble mériter moins encore le reproche d’infatuation bureaucratique qui, en Russie comme au dehors, lui a été tant de fois adressé. Sa répugnance à entrer dans les affaires polonaises montre que sur ce terrain glissant, il était moins que jamais enclin à la présomption. Loin de s’en fier à ses propres lumières, il appela immédiatement à son aide des collaborateurs qui avaient la triple indépendance de l’esprit, de la position et de la fortune, des hommes fiers qui n’eurent jamais rien de servile ni dans l’intelligence ni dans le caractère, qui avaient en toute chose leur propre point de vue et tenaient à leurs idées, en un mot des hommes qui, pour la docilité, étaient assurément les plus mauvais instrumens qu’on pût trouver dans tout l’empire.

La première invitation de Nicolas Milutine fut naturellement pour George Samarine et, par Samarine, pour le prince Vladimir Tcherkasski, qui, grâce à sa répugnance pour la correspondance et les lettres, était en rapports moins fréquens avec Nicolas Alexèiévitch.


N. Milutine à G. Samarine,


« Saint-Pétersbourg, 13/25 septembre 1863.

« Mon sort est décidé, très cher Iourii Fédorovitch. Les motifs pour lesquels je regardais comme impossible d’accepter aucune fonction exécutive en Pologne (et à plus forte raison l’administration du royaume) ont pour cette fois été pris en considération. Mais l’empereur a exigé que je me rendisse à Varsovie pour l’examen des questions soulevées en Pologne, et en particulier de la question des paysans.

…………………….

« Il a été décidé que je partirai vers le 1er octobre par exemple, et qu’aussitôt les considérans[19] rédigés, je les apporterai à Pétersbourg. Ce qu’il adviendra de moi ensuite sera décidé par la nature même de l’affaire. Si la question villageoise[20], en Pologne, peut réellement être tranchée d’une manière satisfaisante, je suis prêt à lui consacrer mon travail et mes forces. Telle est manifestement la volonté de la Providence, et je m’y soumets sans murmure. Votre opinion et vos conseils ont plus que tout contribué à cette décision.

« Je ne puis pas ne pas reconnaître que je suis soutenu par l’espérance de votre concours actif. Je n’aurais jamais osé réclamer de vous un aussi pénible sacrifice si votre sympathie ne s’était exprimée d’elle-même. Je vous avouerai que je n’ai point caché cet espoir à l’empereur et que j’ai obtenu de lui une autorisation catégorique. Maintenant le sort de l’affaire est en partie entre vos mains. Vu mes connaissances purement théoriques dans les questions d’économie rurale[21], je ne puis me passer de votre coopération. En Pologne, je ne trouverai aucun aide, cela est hors de doute. Peut-être mes vues personnelles n’embrasseraient-elles involontairement qu’un côté des choses[22] et les chances de succès en seraient a mes propres yeux considérablement diminuées.

« Réfléchissez à tout cela avec la sympathie que vous m’avez témoignée ici. J’attends votre décision avec angoisse.

« Vous resterez absolument maître de participer à cette affaire dans la mesure qui vous conviendra. Quant à la forme officielle de votre collaboration, on me laisse pour cela pleins pouvoirs.

……………………….

« Je voudrais bien aussi avoir le concours ou les conseils du prince Tcherkasski pour les affaires de Pologne. Ne ferait-il pas quelque chose sur notre commune prière ?

Il me faut avoir sous la main des renseignemens sur la Posnanie et la Galicie. N’en auriez-vous point ? Ma bibliothèque est dans un tel désordre que je n’y puis rien trouver. »

…………………………..

La réponse de son ami affligea vivement Nicolas Alexèiévitch. Samarine lui donnait peu d’espoir. Une chose surtout l’arrêtait, la crainte d’effrayer sa mère en partant pour un pays en pleine insurrection et, au su de tous, terrorisé par un comité révolutionnaire occulte. La situation des agens du gouvernement dans le royaume était en effet peu rassurante, ils y étaient chaque jour victimes du poignard, du revolver ou des bombes. Varsovie était naturellement l’effroi des mères ou des sœurs, des femmes ou des filles de fonctionnaires russes. Samarine, il est vrai, n’avait un moment reculé devant les appréhensions de sa famille qu’avec le dessein d’en triompher. Deux jours plus tard, il écrivait que sa mère consentait à le laisser partir et qu’il était aux ordres de Milutine. La joie de ce dernier éclate dans sa réponse.


N. Milutine à G. Samarine.


« Saint-Pétersbourg, 22 septembre 1863.

« Je ne saurais vous exprimer, très cher ami, Iourii Fédorovitch, la joie que me cause votre lettre. L’espoir de votre concours dans le difficile travail qui m’attend m’a donné une force et une confiance dont j’avais bien besoin (surtout dans ces derniers temps). Je dois vous avouer que plus j’avance dans l’étude du problème posé devant nous et moins je suis disposé à m’en remettre à mes propres forces. Votre collaboration m’est particulièrement précieuse. Involontairement, en se souvenant du passé, on envisage plus bravement l’avenir. Merci à vous, très cher Iourii Fédorovitch ! Vous me soutenez dans un des plus cruels momens de ma vie.

« J’attendrai très volontiers votre arrivée ici. Je partirai pour Varsovie vers le 6 du mois prochain ; le retard sur mon premier projet ne sera pas considérable. En tout cas, ce temps ne sera pas perdu, car je pourrai dans l’intervalle mieux me préparer aux investigations locales postérieures. J’ai encore ici une masse de lectures à faire sans lesquelles le travail sur les lieux serait ensuite moins efficace.

« Je vous avais d’abord parlé d’un mois pour la durée de notre séjour en Pologne ; c’est là naturellement une évaluation approximative. En vertu de l’autorisation qui m’en a été donnée, nous pourrons raccourcir ou allonger le temps de ce séjour selon ce qui sera réellement nécessaire. Il va sans dire qu’une fois mis au travail, il faudra l’achever consciencieusement, aussi bien que nous le permettront les circonstances, par cette époque de troubles. Malheureusement ces circonstances mêmes nous obligeront à aller au plus vite au dénoûment.

« On a perdu tant de temps que nous serons contraints de marcher du pas le plus accéléré[23]. C’est pour cela que je vous ai parlé d’un mois de séjour. Du reste, nous on jugerons mieux sur place.

« La nécessité de procéder d’une manière dictatoriale (diktatorialnos) est également évidente. Par honneur, personne ici ne le met en doute.

« Pour les livres, je m’arrange le mieux possible. Quant aux traducteurs, j’en ai beaucoup en vue ; mais je n’en profiterai pas moins de vos indications, quoique je ne sache comment entrer en rapports avec K., que je ne connais pas personnellement.

« Ne faudrait-il pas donner à votre voyage une forme officielle quelconque (indépendamment du rapport verbal dont je vous ai parlé) ? Est-ce qu’à tous les sacrifices que vous faites déjà vous voulez encore ajouter toute la charge des dépenses matérielles ? Je suis honteux de vous parler de pareille chose, mais je n’aimerais pas vous imposer des frais inutiles. Indiquez-moi ce que je dois faire à cet égard[24]. »

………………………..

« P. S. — On nous promet de nous installer au château (à Varsovie) et de veiller de toute façon sur nous et notre sécurité. Je vous écris cela dans l’espoir de calmer les inquiétudes de votre mère. »

La coopération de Samarine n’était pas la seule consolation de Milutine. Il était en même temps assuré du concours du prince Tcherkasski, dont il avait également réclamé l’aide dès la première heure. Tcherkasski arrivait de la campagne à Moscou au moment où Samarine revenait dans cette ville après son entrevue avec Milutine à Saint-Pétersbourg. À peine eut-il appris la mission inattendue dont était chargé Nicolas Alexèiévitch et les transes de ce dernier, qu’avec sa décision habituelle il prit un parti soudain : sans balancer un instant, le prince quitta toutes ses affaires et se mit en route pour Pétersbourg. De la gare du chemin de fer Nicolas, il se fit immédiatement conduire chez Milutine et lui déclara qu’il était tout entier à sa disposition. On comprend la satisfaction de Nicolas Alexèiévitch, qui, non sans raison, considérait Tcherkasski comme un des hommes les mieux doués de l’empire. Le jour même, une dépêche était envoyée au souverain, à Livadia, et le lendemain, le chef de la IIIe section, prince Dolgorouki, répondait par le consentement de l’empereur à l’enrôlement du prince. L’exemple de Tcherkasski et de Samarine devait être contagieux. Plus d’un compatriote allait se joindre à Milutine, plusieurs hommes distingués, les uns déjà vétérans, les autres nouvelles recrues, allaient s’engager en volontaires à servir sous sa bannière. Parmi ses anciens compagnons du ministère et des commissions de rédaction, Milutine devait entre autres retrouver, un peu plus tard, Jacques Solovief, alors renvoyé du ministère de l’intérieur où il s’était maintenu depuis le départ de Lanskoï[25].

La Russie était à une de ces heures solennelles où, éveillé par la conscience du péril, le patriotisme est prêt à tous les sacrifices, à tous les dévoûmens. Le sentiment national, imprudemment provoqué par les téméraires revendications de la Pologne et surexcité par les intempestives et coupables manifestations de la diplomatie, animait subitement tout le pays d’un ardent enthousiasme et d’une sombre résolution. A la voix stridente de M. Katkof et de la Gazette de Moscou, la Russie oubliait les difficultés, les illusions, les préoccupations et les déceptions de la veille. Toute l’attention à Moscou, et en province surtout, s’était reportée vers la Pologne, et une fois qu’on crut voir à la tête des affaires polonaises un homme dévoué et énergique, l’opinion et le pays ne lui marchandèrent pas leur appui. Le caractère russe allait dans la malheureuse Pologne donner carrière à ses élans d’enthousiasme et à ses engouemens passionnés, comme douze ou quinze ans plus tard en Serbie et en Bulgarie. Aux yeux des patriotes de Moscou, c’est au fond la même cause que soutenait la Russie dans les provinces insurgées de la Vistule et dans les contrées du Danube révoltées contre le joug ottoman. A leurs yeux, en 1863 et 1864 comme en 1877 et 1878, chez les Polonais comme chez les Bulgares et les Serbes, ce qui était en jeu, c’était toujours, sous des aspects différens, la cause slave, non moins menacée aux bords de la Vistule par les traditions latines et occidentales de la Pologne que sur les versans des Balkans par l’inepte et stérile domination ottomane. Aussi ne saurait-on s’étonner de rencontrer les mêmes sentimens et les mêmes dévoûmens, les mêmes inspirations et souvent les mêmes acteurs à ces deux époques voisines, dans ces deux œuvres à nos yeux si différentes et disparates. Quand éclatait la guerre serbo-turque et bientôt après la guerre de Bulgarie, Nicolas Milutine et George Samarine étaient tous deux morts ; mais leur ami, le prince Vladimir Tcherkasski, leur avait survécu ; il fut naturellement au premier rang des missionnaires militaires ou civils envoyés par Moscou aux Slaves du Sud. Quand il acceptait la tâche ingrate de gouverner et d’organiser les contrées bulgares que venaient émanciper les armes du tsar russe, Tcherkasski croyait bien continuer l’œuvre commencée à Varsovie avec Milutine.

Grâce à cette exaltation du sentiment national, l’heure tant redoutée de Nicolas Alexèiévitch allait devenir pour lui le signal d’une sorte de triomphe plus flatteur que toutes les vaines récompenses ou distinctions officielles. Il allait voir se grouper subitement autour de lui des hommes qui, par leur caractère, leurs talens, leurs services passés, pouvaient être regardés comme l’élite de la nation, dont, en tout autre pays, plusieurs eussent aisément conquis une renommée européenne et qui sous ses ordres venaient servir en libres volontaires. Il semblait que la vieille Russie s’apprêtât à marcher sous sa direction à une sorte de croisade contre le polonisme et le latinisme, contre l’aristocratie et la révolution, liguées ensemble contre la sainte Russie. A Pétersbourg, où l’on est d’ordinaire moins enclin à l’enthousiasme qu’à Moscou, les adversaires de Nicolas Alexèiévitch allaient bientôt dire qu’il avait rassemblé autour de lui une sorte de garde prétorienne, pour aller à la conquête du pouvoir et revenir avec elle en vainqueur dans la capitale de l’empire.

L’esprit sobre et le calme jugement de N. Milutine avaient le droit de trouver à un pareil moment une satisfaction dans les sympathies et la confiance de l’opinion, et plus encore peut-être dans cet empressement des plus brillans de ses compatriotes à répondre à son appel. Ainsi appuyé sur le sentiment national, ainsi entouré des mêmes athlètes et secondé par les mêmes dévoûmens, ne pouvait-il pas compter sur les mêmes succès que dans la grande lutte de l’émancipation ? Par malheur, les difficultés étaient tout autres ; elles étaient de celles dont ni l’intelligence, ni l’énergie, ni la forcené suffisent à venir à bout. Aussi, malgré l’enthousiasme de ses compatriotes et la confiance de ses collaborateurs, Milutine semblait-il peu disposé à se laisser aller à la présomption. Aujourd’hui encore, chaque page de sa correspondance polonaise porte la trace indélébile de sa tristesse. Nous en verrons les marques et les causes en accompagnant prochainement les trois amis, Milutine, Tcherkasski et Samarine, dans leur odyssée à travers la Pologne insurgée.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU

  1. Voyez la Revue des 1er octobre, 15 octobre et 1er novembre.
  2. Passage d’une lettre de Samarine de juin 1863, cité dans la Revue du 1er novembre.
  3. Sur cette période, voyez, dans la Revue de 1863-1864, les remarquables études de M. Ch. de Mazade. Il est juste de dite que l’influence de Herten et de l’émigration avait déjà été singulièrement ébranlée par la façon dont avait été effectuée l’émancipation.
  4. Lettre du 9 mai 1863.
  5. D’après la Gazette de Moscou de M. Katkof, le groupe révolutionnaire, rallié dès 1861-1862, sous la devise de Terre et Liberté (Zemlia i Volia), était dans les provinces occidentales composé à la fois de Russes et de Polonais.
  6. Schedo-Ferroti, pseudonyme ou anagramme du baron Firks.
  7. Les dates données ici sont naturellement celles du calendrier russe, en retard, comme on le sait, de douze jours sur le nôtre.
  8. Voyez Murray, Handbook for Russia, Poland and Finland.
  9. Pour l’exactitude historique, il faut mentionner de 1795 à 1815 l’annexion du district de Bialystok, que Napoléon concéda à Alexandre Ier, à Tilsitt en 1807.
  10. Voyez, par exemple la correspondance d’Alexandre Ier et du prince Adam Czartoryski (lettre du 31 janvier 1811 entre autres), et dans la Russie et les Russes de Nicolas Tourguénef (tome Ier, appendice), un mémoire du diplomate Pozzo di Borgo et une lettre de l’historien Karamzine adressés également à l’empereur Alexandre II, le mémoire en 1814,la lettre en 1819, pour le dissuader de réunira la Pologne les provinces annexées à la Russie par Catherine II.
  11. Assemblée plus ou moins analogue à nos anciens états-généraux.
  12. Lettre du mois de juin 1863. C’était là du reste chez Samarine une idée fixe. Dans une lettre non datée, mais de la même époque, il disait encore à Milutine, avec son style imagé habituel : « Les deux années que je viens de passer à l’intérieur du pays m’ont profondément convaincu que c’est là, en province, qu’est aujourd’hui la sphère d’activité la plus utile… Pour ce qui me concerne, je ne l’échangerais pas contre aucune autre. En élaborant les plus beaux plans d’édifice législatif, il ne faut pas oublier les matériaux de construction qui nous font souvent défaut. Ce sont les briques qui nous manquent, et les briques se frappent pièce à pièce. »
  13. Le portrait de l’illustre écrivain, récemment tracé par une plume allemande déguisée en russe, est à cet égard comme à plusieurs autres assez peu fidèle (Russland vor und nach dem Kriege, auch aus der Petersburger Gesellchaft ; Leipsig, 1879.) Samarine était du reste de tous les écrivains russes le moins bien vu des Allemands pour son célèbre ouvrage sur les provinces Baltiques de la Russie.
  14. Milutiae ayant décliné toute fonction officielle en Pologne, n’y toucha, m’assure-t-on, pas plus de 10,800 roubles par an, y compris les indemnités de voyage, si bien qu’il devait s’y endetter.
  15. Aujourd’hui duchesse d’Edimbourg.
  16. Quinze jours plus tard, dans une lettre datée de Livadia, le chef de la IIIe section ; prince V. Dolgorouki, répétait la même injonction au nom de son maître : « L’empereur veut espérer que votre commission dans le royaume de Pologne sera féconde en résultats et que vos considérans (projets de réforme), loin de se borner & la question des paysans, s’étendront aux autres branches de l’administration polonaise. » (Lettre du 26 septembre 1863.)
  17. Quelques jours plus tard, dans une lettre adressée au prince V. Dolgorouki, chef de la IIIe section, dont il réclamait l’intercession auprès de l’empereur à Livadia, N. Milutine, cherchant à bien déterminer le caractère de sa mission en Pologne, s’exprimait ainsi : « … Profondément pénétré de la gravité de l’affaire d’état qui m’est confiée, je ne l’aborde que par soumission à la volonté de l’empereur. Cet essai prouvera s’il m’est ou non possible d’être utile à l’administration polonaise. Apres avoir examiné mes propres doutes et sondé ma conscience, après m’être convaincu sur les lieux de l’opportunité de continuer ce travail d’un nouveau genre pour moi, j’exprimerai mon opinion sur ce point loyalement et franchement, n’ayant en vue que l’empereur et le bien de l’état…. »
    Et plus loin, dans la même lettre, il ajoutait en protestant contre toute nomination au conseil du royaume de Pologne : a Mon séjour en Pologne ne saurait être long et il aura en outre un but spécial, la question des paysans. Je ne pourrais assister au conseil que pour me donner une idée de la marche des affaires, non pour prendre une part directe à l’administration locale, que je ne connais pas et que je pourrai à peine connaître dans un si court espace de temps. Jusque-là ma conscience s’oppose décidément à ce que j’accepte un poste dans le royaume, ou, vu les fonctionnaires actuels ; il faut des fonctionnaires énergiques auxquels la connaissance de la langue et des mœurs du pays puissent donner la fermeté et l’autorité nécessaires. Ce n’est qu’après être resté quelque temps à Varsovie et avoir vu les choses sur place que je pourrai décider si je suis à même de continuer ce genre d’occupation, et c’est seulement l’espérance de pouvoir m’expliquer là-dessus franchement à mon retour, qui me donne aujourd’hui même le courage d’entreprendre un travail qui m’est si étranger et dont les conséquences sont si graves pour l’avenir. » (Lettre du 16 septembre 1863, traduite sur un brouillon de Milutine.)
  18. Voici par exemple ce qu’il écrivait en 1883, dans sa lettre au chef de la IIIe section, prince V. Dolgorouki, qui lui servait d’intermédiaire près de l’empereur à Livadia : « Conformément à l’ordre de Sa Majesté, je me suis livré aux travaux préliminaires pour ma commission dans le royaume de Pologne. La position des classes rurales y est si différente de ce qu’elle est en Russie que l’examen de la législation actuelle, dans ses liens avec l’histoire et la situation politique du moment ; présente à lui seul de grandes difficultés… Avant de partir, il m’a donc paru indispensable de donner quelque temps à l’étude des matériaux et documens qui sont à ma portée ici (au ministère de Pologne et ailleurs), de me faire une idée mette, en théorie du moins, de ce que doit être la position du paysan polonais de jure, pour examiner ensuite sur place ce qu’elle est de facto, au point de vue économique et administratif. » « Lettre du 16 septembre 1863, traduite sur le brouillon.)
  19. Soobragéniia, considérans, ou peut-être mieux ici : projets de loi.
  20. Selskii vopros.
  21. Mot à mot : de vie villageoise, selskago byta.
  22. Odnostoronnymi, unilatéral, einssitig, onesided.
  23. Idti samym ouskorennym chagom.
  24. G. Samarine, qui avait personnellement de la fortune, refusa d’abord toute espèce d’indemnité. Ensuite, pour ne pas se distinguer des autres membres de la commission, il consentit à recevoir quelques centaines de roubles (900 roubles, si je suis bien informé) pour frais de voyage. Voilà les hommes dont on devait dire à Pétersbourg « qu’ils ruinaient les finances du royaume de Pologne. »
  25. N. Milutine écrivait à cet égard à G. Samarine, dans sa lettre du 13/25 septembre 1863 : « Vous n’ignorez pas sans doute l’éloignement de Solovief du département économique (zemskii otdel). Cela s’est fait d’une manière absolument inattendue pour lui sous prétexte de diversité de tendances. N’est-il pas étrange qu’après être resté deux ans en place, tant qu’il y a eu du travail et de la responsabilité, il soit maintenant déclaré nuisible ? .. Il y a apparemment au ministère surabondance d’hommes capables ! Autrement comment expliquer, dans les circonstances actuelles, l’éloignement d’un homme qui avait donné tant de preuves d’expérience et d’intelligence des affaires ! .. »