Un homme d’État russe contemporain/03

Un homme d’État russe contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 147-177).
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UN
HOMME D'ETAT RUSSE
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE

III.[1]
N. MILUTINE, LA RUSSIE ET LA POLOGNE EN 1862 ET 1863.

Nous avons laissé Nicolas Milutine en congé, occupé à refaire, sous un ciel plus clément, une santé ébranlée par les travaux et les tracas de l’émancipation des serfs, se consolant de sa disgrâce en contemplant de loin l’application de la grande réforme dont l’exécution était confiée à d’autres mains, séjournant tour à tour en Italie et en France, étudiant en curieux et en politique les hommes et les choses, et de Paris comme de Rome, au milieu des distractions de la société ou des séductions de l’art, suivant d’un œil inquiet les événemens qui se déroulaient aux bords de la Neva et de la Vistule. A une époque aussi troublée, alors que de tous côtés l’on se plaignait de la pénurie d’hommes, l’ancien adjoint du ministre de l’intérieur ne pouvait longtemps être abandonné aux douceurs du repos. A Saint-Pétersbourg, de hautes amitiés travaillaient à lui rouvrir les avenues du pouvoir, malgré les vieilles préventions d’une partie de la noblesse et l’hostilité persistante de la cour. Les incertitudes du gouvernement et la variété des influences en lutte au Palais d’hiver se manifestaient dans la diversité des offres d’emploi faites à Nicolas Alexèiévitch. Au milieu de son séjour à l’étranger, au printemps de l’année 1862, à la veille même de l’envoi à Varsovie du marquis Wielopolski avec le grand-duc Constantin, on proposait subitement à Nicolas Alexèiévitch, rappelé à la hâte à Pétersbourg, l’administration du royaume de Pologne, qu’on allait se décider à confier au gentilhomme polonais. Avant de faire connaître cette brusque évolution du cabinet impérial, encore ignorée, croyons-nous, de l’histoire, il nous faut revenir un instant en arrière pour montrer quelle était l’opinion de Nicolas Milutine sur les difficultés intérieures de la Russie et en même temps expliquer pour quelles raisons un esprit naturellement aussi résolu et aussi entreprenant laissait voir tant de répugnance à reprendre un service actif.


I

C’était, avons-nous dit, des universités et de la jeunesse que venaient au gouvernement ses premiers ennuis. Dans les gymnases et les (écoles, tenus sous le règne de Nicolas à une sorte de diète ou d’abstinence intellectuelle, sévissait déjà le nihilisme théorique, celui qu’Ivan Tourguenef a personnifié en Bazarof, dans l’une de ces œuvres qui font vivre pour les siècles toute une génération[2]. Milutine croyait que des améliorations dans tout l’enseignement étaient urgentes, qu’il fallait renoncer aux procédés étroits et méticuleux de l’empereur Nicolas, qui traitait les sciences et la littérature en suspectes. Le système en vigueur dans les universités blessait inutilement la jeunesse et ses maîtres avec elle. Les restrictions de toute sorte et les petites vexations imposées sous prétexte de discipline aux étudians les provoquaient à d’imprudentes démarches. A Moscou, à Pétersbourg surtout, ils se permettaient de bruyantes démonstrations, moins dangereuses peut-être que ridicules. Les ministres, effrayés de leur responsabilité durant l’absence de l’empereur, alors à Livadia, déployaient pour la répression une sévérité disproportionnée à la faute. Les manifestations de jeunes gens, protestant contre la gêne des règlemens universitaires, étaient châtiées, presque aussi durement que des conspirations politiques. En 1862, comme plus tard en 1878 et 1879, les rigueurs excessives du pouvoir ne faisaient qu’irriter au lieu d’apaiser. Des proclamations révolutionnaires étaient semées dans les grandes villes et une sinistre épidémie d’incendies, attribués par les uns aux révolutionnaires, par les autres aux Polonais, allait bientôt jeter l’épouvante dans l’empire.

« J’ai peine à penser quel sera notre hiver, mandait à Milutine la grande-duchesse Hélène en quittant Bade pour rentrer en Russie par Stuttgart et Berlin[3]. A Varsovie, les événemens ont usé Lambert[4] et tué Gerstenszweig[5], qui s’est tiré deux coups de pistolet. A Pétersbourg, on dit Poutiatine[6] mis de côté et Ignatief[7] au moment de l’être. L’empereur, d’après les nouvelles qui m’arrivent, est fort mécontent des autorités dans l’affaire de l’université et de la maladresse dont elles ont fait preuve. »

Le mécontentement du souverain n’était pas sans fondement. Pour punir les étudians, on s’était attaqué aux études et à l’université même. Voici avec quelle amertume un des professeurs les plus distingués de Pétersbourg décrivait à Milutine les derniers événemens :


Lettre de M. K… à N. Milutine.


«  Saint-Pétersbourg, 27 octobre 1861.

«… Il faut avoir une foi robuste pour ne pas perdre tout espoir en voyant ce qui se passe autour de nous. Ce qu’il y a de plus clair pour ce qui me touche de près, c’est le meurtre de l’université. Il serait trop long et trop pénible de vous raconter comment deux êtres malfaisans, P… et S…, ont en quelques mois fait périr une institution qui promettait tant, et d’où commençaient à sortir des jeunes gens distingués. L’université de Pétersbourg n’existe plus ; trois cent cinquante personnes sont incarcérées aux forteresses de Pétersbourg et de Cronstadt, cent déportées sous escorte de gendarmes ; le reste est dispersé, ou bien les étudians n’ont plus accès à l’université. Ces salles où il y avait tant de vie, où c’était une joie de faire son cours, sont vides. Et pourquoi tout cela ? Il est épouvantable de penser que la main de ces…… n’a pas craint d’assassiner toute une génération… A présent, on est en train de juger les étudians. Pour quel délit ? On n’en sait rien, quand ce qu’il faudrait mettre en jugement, ce serait le rectorat, et le ministère de l’instruction publique, et P… et S…, et surtout le conseil suprême, qui a gouverné en l’absence de l’empereur. J’espérais que son retour changerait la marche de cette absurde affaire ; mais je suis encore déçu dans cet espoir. Si les détails de cette histoire universitaire vous intéressent, vous les trouverez dans les journaux anglais, qui les ont donnés d’une manière assez fidèle. A mes yeux, ce n’est pas l’affaire elle-même qui est au premier plan ; mais cet épisode met en pleine lumière la difformité (bezobrazie) de la situation générale. Jamais l’autorité n’avait encore montré une telle inintelligence des affaires, une telle pusillanimité, une telle absence de tout autre motif et de toute autre notion de gouvernement que la police extérieure…  »

Ce violent désespoir, qui à distance semble empreint d’exagération, s’explique par les faits, par l’émotion même des esprits, en un moment d’irritation où les plus remarquables professeurs donnaient leur démission. Une troupe d’étudians ou, comme le disait un autre correspondant de Milutine, une poignée de gamins désarmés avait tenu pendant huit jours toute la capitale en émoi. Le mécontentement des étudians avait des causes futiles, aisées à éviter avec un peu de prudence. Leur colère provenait de nouveaux règlemens universitaires qui, entre autres vexations, exigeaient que les jeunes gens présentassent leurs papiers à l’ouverture des cours d’automne. Cette exigence, que beaucoup des nouveaux venus ne pouvaient remplir à temps, avait donné lieu aux premiers troubles et à de tumultueux rassemblemens grossis comme d’habitude par les désœuvrés et les curieux. Un jour il y eut dans la cour de l’université, dont on avait fermé les portes, une scène de désordre toute nouvelle en Russie et qui ne prît fin qu’à l’arrivée d’un des ministres accompagné de soldats. L’un des correspondans de Milutine lui décrivait ainsi cette scène de désordre[8] :

«… Des orateurs montés sur un tas de bois de chauffage gesticulaient et péroraient en présence des curieux, de la foule et des dames. Il va sans dire qu’on a mis fin à ce tapage, mais non sans lutte et sans beaucoup d’arrestations. Il y a plus de trois cents étudians à la forteresse. Une enquête est ouverte pour l’examen de l’affaire, mais elle est difficile à mener, ne fût-ce que faute de témoins, car naturellement le public oisif a disparu, et les étudians non impliqués dans l’affaire ne veulent pas porter témoignage contre leurs camarades. Quelle sera la fin de ces curieux et tristes événemens ? C’est difficile à prévoir. Le pire de l’affaire, c’est qu’on commence à n’y plus penser et à s’occuper d’autre chose. En attendant, l’université est en pleine désorganisation, les étudians ne suivent plus leurs cours, plusieurs professeurs ont présenté leur démission… « … Sans doute la jeunesse se livre à des fantaisies blâmables et ses prétentions à un rôle politique sont ridicules ; mais on la ramènerait à la raison par un régime sérieux, par des examens sévères qui mettraient l’étude et l’enseignement au premier plan. Ce serait plus utile que d’exiger des certificats et d’envoyer des aides de camp avec des soldats… Des professeurs sensés et raisonnables ramèneraient bien vite les jeunes gens à la soumission. Il ne s’agit pas de faire des phrases creuses de libéralisme banal, mais de leur faire comprendre que la route du progrès n’est possible que sous l’égide de la légalité. »

Ces idées étaient celles de Mutine ; mais en présence de l’espèce d’effarement de la société et d’une partie du gouvernement, il ne se croyait pas en état de les faire prévaloir à pareille heure. Aussi résistait-il à toutes les instances des amis qui l’engageaient à revenir à Pétersbourg, comme à toutes les offres d’emploi, mettant, faute d’autre argument, sa santé en avant pour se donner le droit peu reconnu en Russie de repousser une position officielle.

En face des nouvelles qui lui parvenaient de Russie, devant le désarroi trop visible des esprits, Nicolas Alexèiévitch gardait son sang-froid, ne se laissant troubler ni par les velléités de réaction de ceux qui redoutaient une révolution, ni par les impatiences de ceux qui, sous prétexte de réforme, prétendaient tout bouleverser. De Rome, où il s’initiait à la connaissance de l’antiquité, il traçait, au courant de la plume, à la fin de l’année 1861, un saisissant et vivant tableau de la situation intérieure de son pays, des différentes tendances ou partis qui se le disputaient, tableau qui, à près de vingt ans de distance, reste encore admirable de sens, de vérité et de prévoyance. Il y signalait, en traits d’une actualité trop persistante, ce qui manquait à ce gouvernement, matériellement si fort, — la force morale.


Lettre de N. Milutine au général ***.


«  Rome, 11/23 décembre 1861.

«… Les dernières nouvelles de Russie, à cause même de leur décousu, de leur obscurité, de leur manque de précision, ne pouvaient pas ne point troubler la parfaite quiétude d’esprit dont sans cela je jouirais ici avec une telle plénitude et un tel calme. La fermentation chez vous est violente, plus violente qu’on n’aurait dû s’y attendre ; mais, je le confesse, je ne vois encore de danger nulle part, si ce n’est dans l’inintelligence des hommes au pouvoir. Les velléités d’agitation révolutionnaire seraient tout bonnement ridicules si elles ne dénotaient dans quel profond dédain la société tient la force morale du gouvernement. Deux traits caractéristiques distinguent, à ce qu’il me semble, notre opposition russe, qui en apparence a envahi toute la société. En premier lieu, il ne se montre au dehors que des opinions extrêmes ; par analogie avec l’Occident, on pourrait, si vous voulez, employer les expressions d’extrême droite et d’extrême gauche ; en second lieu, les tendances libérales n’ont pas encore revêtu de formes définies ; tout cela est vague, confus, vacillant et plein de contradictions. Une telle opposition est impuissante au point de vue positif, mais elle peut incontestablement devenir une force négative. Pour détourner ce danger, il serait indispensable de former une opinion, ou, si vous voulez, un parti du milieu (en langage parlementaire un centre), ce qui n’existe pas chez nous, mais ce dont les élémens ne manqueraient certes pas de se trouver. Le gouvernement seul peut le faire, et pour lui-même ce serait la meilleure garantie. L’exemple de la Pologne démontre trop clairement quelle est la situation d’un gouvernement, alors même qu’il dispose de toute la force matérielle, quand dans le pays ont disparu toutes traces d’un parti gouvernemental qui existait autrefois et qui par suite pourrait encore exister. (Sous Catherine II et même sous Alexandre Ier, il y avait bien en Pologne un parti russe.)

« En Russie naturellement, il est cent fois plus facile d’attirer de son côté la partie sérieuse de la société cultivée, en faisant à temps des concessions opportunes, mais en les faisant au grand jour, avec dignité, sans mortifiantes apologies et sans captieuses finesses de chancellerie[9].

« En quoi devraient consister ces concessions ? voilà la question capitale. Selon moi, ce serait dans un large développement du principe électif pour l’administration locale (en dehors des employés de la police) et dans le doublement du budget de l’instruction publique. Selon toute vraisemblance, de pareilles réformes ne sauraient manquer de grouper autour du gouvernement les meilleurs hommes du pays, ce qui relèverait sa force morale, rendrait les partis extrêmes impuissans et donnerait à l’opposition actuelle son véritable caractère d’insignifiance.

…………………….

« Une seule et même pensée fatigue le cerveau ; et, faute ici de données précises, on tombe involontairement dans les réflexions générales. Je sais combien ils[10] doivent se montrer inutiles et impuissans au milieu des préoccupations quotidiennes de la vie pratique. Je sais que le personnel actuel de notre gouvernement n’est pas de force à s’élever à la hauteur d’un programme raisonné, fût-il rédigé par les sept sages de l’antiquité et fût-il compris dans le cadre d’un petit carré de papier. Après deux mois de méditation solitaire sur un sujet qui nous touche tous de si près, il serait impossible de ne pas donner cours à ces infructueuses réflexions……….. Pour moi, je viens enfin d’atteindre à cette vie modeste et paisible dont j’ai longtemps rêvé ; et je le dis en toute franchise, l’expérience des huit derniers mois, loin de rompre le charme de ce rêve idéal, a encore accru mon dégoût pour ce qu’on appelle chez nous la vie politique[11]…………….

«  D’ailleurs des raisons de santé m’obligent au repos. ……..

« Il est sans doute pénible d’abandonner sa part de travail en un pareil moment, quand d’autres succombent sous le fardeau, mais ma conscience n’a-t-elle pas de quoi se justifier ? Peut-on considérer comme exorbitans deux ans de repos après vingt-cinq ans de travaux forcés[12] ? Y a-t-il un grand profit à attendre de ma part de travail, là où le champ me reste libre à présent ? Je le dirai sans détour : s’il s’agissait de prendre part aux réformes que j’ai toujours rêvées, je serais prêt à sacrifier mes propres inclinations et mes coupables préoccupations personnelles. Mais je suis convaincu que cela est impossible dans l’état de choses actuel, et, quant à retourner à de nouvelles luttes, aux luttes d’autrefois, non en champ découvert, mais en guise d’éclaireur isolé, je n’en ai réellement plus la force. C’est pour cette raison principalement et non pas par calcul d’ambition, que je considère comme décidément impossible et inutile pour les affaires d’accepter n’importe quel rôle secondaire, tel que celui d’adjoint ou autre semblable[13]. Les fonctions mêmes de ministre ne sont possibles, à mon avis, qu’avec la pleine confiance de l’empereur. Aussi peut-on seulement accepter d’être ministre, mais ne saurait-on d’aucune façon le solliciter. Voilà ma pleine et sincère confession..…….. »

On voit par cette lettre quelles étaient les idées de Milutine sur la situation de son pays et sur sa position personnelle. En lisant ces lignes, il est difficile de ne pas sympathiser avec ce fier langage.

Quand il refusait de se rendre aux vœux des amis qui l’appelaient à Pétersbourg pour coopérer à des réformes dont il sentait si bien l’urgence, Milutine savait ce qu’il faisait. Il ne voulait pas, comme il devait finir par y être contraint, s’user en vains efforts et en luttes inutiles ; s’il sentait sa force, il prétendait ne pas la gaspiller sans profit pour le bien de sa patrie. Il croyait qu’il n’y avait rien à faire pour lui à un instant où, selon la pittoresque et trop expressive image de son ami G. Samarine, la société et le gouvernement se débattaient tous deux dans une sorte de brouillard d’idées[14].

Ce n’étaient pas les offres officielles qui manquaient à Milutine. En janvier 1862, le grand-duc Constantin, esprit éclairé et libéral, qui appréciait hautement la valeur de Nicolas Alexèiévitch, lui faisait offrir, par l’entremise du ministre de l’instruction publique, M. G., d’entrer dans le comité récemment institué pour l’organisation des paysans de la couronne[15]. Aucune œuvre n’eût pu mieux aller au talent et au cœur de Milutine, passionnément soucieux des intérêts du moujik et du peuple. C’eût été une tâche analogue à celle qu’il avait remplie avec tant d’énergie dans les commissions de rédaction pour l’affranchissement des serfs ; mais il craignait d’y rencontrer des obstacles, des souffrances et des humiliations du même genre, sans être également dédommagé par l’importance de l’œuvre. Aussi déclinait-il les offres du frère de l’empereur, mettant comme d’habitude en avant sa fatigue mentale et corporelle. En fait, cette santé qu’il avait si peu ménagée au ministère de l’intérieur, et dont il devait se montrer encore si prodigue, n’était guère pour Milutine, malgré son trop réel besoin de repos, qu’un prétexte et l’occasion d’une défaite polie. Le vrai motif de son refus, si sérieuses ou séduisantes que fussent les propositions de ce genre, venait toujours de ce qu’il savait les influences hostiles à son nom prépondérantes à la cour, qu’il savait ne pas posséder la première condition du succès dans un gouvernement absolu : la confiance du maître. Ce doute, il l’exposait lui-même, non sans une pointe d’amère tristesse, dans sa réponse au ministre de l’instruction publique qui dans cette affaire avait servi d’intermédiaire entre le grand- duc et Milutine.


Lettre confidentielle de N. Milutine à M. G.


« Paris, 7/19 février 1862.

………………………

«  Du reste, si ma présence à Pétersbourg l’hiver prochain était réellement indispensable pour les affaires et s’il y avait possibilité de revenir, je n’abuserais certainement pas d’un congé illimité. Quant à partir en ce moment pour la Russie, comme vous le suggérez dans votre dernière lettre, ni ma santé ni mes affaires, de famille ne me le permettent…………..

«… Et d’ailleurs, qu’est-ce qui m’attend aujourd’hui à Pétersbourg ? Tout cela est encore trop peu éclairci. Y a-t-il si longtemps que ma participation aux affaires était considérée comme superflue, comme nuisible même ? Selon ma profonde conviction, mon concours serait en tous cas inutile, si l’on n’a pas confiance en moi et si cette confiance, au lieu d’être arrachée par des prières, n’est pas donnée spontanément, motu proprio.

« Ceci m’amène au projet de me nommer membre du grand comité[16]. L’initiative du grand-duc m’a profondément touché. Ma reconnaissance n’est pas seulement officielle ; ne manquez pas de la lui exprimer avec la sincérité avec laquelle je vous écris. Mais je ne saurais à cet égard laisser oublier ce que je vous ai dit à vous personnellement. Être membre de ce comité sans être en même temps, comme tous les autres, membre du conseil de l’empire, me mettrait dans une position exceptionnelle, non-seulement blessante pour l’amour-propre, mais, peu efficace pour la marche des affaires. Quelle pourrait être l’influence d’un membre placé dans une situation aussi équivoque ? — En cela n’a-t-il pas déjà été mon lot, il y a peu de temps encore, dans mon noviciat d’adjoint du ministre, après lequel on ne m’a pas jugé digne de confiance[17] ? Au reste, j’écris tout cela pour votre édification. L’important pour moi serait de passer dans le ressort du grand-duc, d’être affranchi du servage sénatorial pour passer dans la catégorie des sénateurs temporairement obligés[18] Dans ma lettre officielle, je demande qu’on me confie quelque travail. Il m’est très pénible de toucher un traitement sans rien faire, et je voudrais rendre service d’une façon quelconque. Je serais pleinement heureux si l’on m’employait, principalement pour les questions concernant l’organisation administrative des institutions locales. C’est une partie que je connais très bien et où mon travail pourrait, je l’espère, être utile. »

En montrant peu d’empressement pour rentrer au service, Milutine ne faisait que se conformer à l’avis des plus éclairés de ses amis, tels que le généreux Samarine. La grande-duchesse Hélène, qui, dans son désir de voir Milutine revenir aux affaires, paraît avoir été d’abord d’un avis différent, s’y rallia bien vite elle-même, comme on le voit par les trois ou quatre lettres suivantes…….

La grande-duchesse Hélène à N. Milutine.


« Saint-Pétersbourg, 26 janvier/7 février 1862[19]

«… Au moment de recevoir cette lettre, vous aurez déjà reçu les propositions du grand-duc Constantin, faites du consentement de l’Empereur. Nous pensons tous qu’il ne faudrait pas prolonger votre absence au-delà de l’été. Appelé par l’Empereur lui-même, il y aurait de la mauvaise grâce à mettre un second hiver entre votre rentrée au service effectif. Des questions très importantes seront sur le tapis au mois de septembre, comme par exemple l’organisation provinciale qui s’élabore à présent. De plus, la coordination des paysans des domaines avec le pologénié (statut d’émancipation) doit se traiter et se décider vers cette époque, question grave par rapport au rachat et où il y a divergences d’opinions entre le grand-duc Constantin, V. et Z. Tout cela est sérieux et s’attaque aux fibres mêmes du pays. De plus, l’organisation des états provinciaux avec représentation de la propriété foncière (soit de la noblesse ou soit des paysans et des villes, etc.) préoccupe généralement ; faute de connaissance, elle se produit dans des propositions informes qui nuisent à la cause et lui font tort en haut lieu, où le mot de zemstvo effraie[20]. Il serait à désirer que ***, qui est destiné à beaucoup dire et à peu faire, pût préparer le terrain et faire accepter cette idée avant d’être usé. A de plus habiles un jour l’exécution. Cela serait le seul moyen de former les classes intelligentes au maniement de leurs intérêts et des affaires du pays. »


La grande-duchesse Hélène au comte Kisselef[21].


«  Saint-Pétersbourg, 2/14 mars 1862.

« J’eusse beaucoup désiré que Milutine employât son temps à l’étude du rachat arrêté en principe[22]. On cherche les moyens pécuniaires pour le mettre en pratique, il faut les trouver et faire de peu quelque chose. Qu’il pense, qu’il cherche et qu’il trouve. Qu’il revienne au printemps à Paris, qu’il se lie avec les hommes de finance et qu’il retourne en Russie armé de pied en cap sur cette question. C’est la solution généralement demandée dans tout l’empire et qui naguère encore rencontrait une opposition si formidable. Encouragez Milutine dans ce travail. S’il devient ministre, c’est par là qu’il doit débuter. Devant une mesure pareille, bien préparée et bien menée, les haines tomberaient. Ajoutez à cela les états provinciaux et, avec la grâce de Dieu, on sortira vainqueur du chaos où nous nous trouvons en ce moment. Il faut produire quelque chose de positif au milieu de cette confusion générale des idées, et ce positif (sic) venant du gouvernement deviendrait l’ancre de salut autour de laquelle se grouperaient les hommes sensés et les volontés incertaines. »


La grande-duchesse Hélène au comte Kisselef,


« 18 mars 1862.

« Le congé illimité demandé par Milutine a été obtenu. On ne peut que lui donner raison dans les vues qui ont dicté sa conduite, mais pour les affaires, son absence prolongée au-delà de l’été prochain est bien regrettable.

« Le rachat obligatoire demandé par V… est tombé à plat dans le comité des finances. Les états provinciaux s’élaborent. Dans l’une et l’autre de ces questions, Milutine eût pu être bien utile, mais, je le répète, il fait bien de s’éloigner d’un champ d’action où. on eût, usé ses forces, tout en calomniant ses intentions. Ce n’est que dans une position où il serait à même d’être jugé par le maître lui-même qu’il y aurait pour lui des chances de succès et d’utilité véritable… »

L’exemple de la grande-duchesse montre que les amis de Milutine qui avaient le plus désiré son retour en Russie et sa rentrée aux affaires finissaient par se ranger tous à son avis et l’approuver de se tenir à l’écart. Comme on le voit par une des lettres de la grande-duchesse, Milutine avait obtenu un congé illimité. De retour en Italie, où il était allé rejoindre sa famille, Nicolas Alexèiévitch se proposait de reprendre à Paris, au printemps, ses études interrompues sur la société française. En attendant, il jouissait, aux bords du Tibre, du calme de cette vie romaine qu’il goûtait si fort, tout en préparant quelques travaux pour sa patrie, lorsque tout à coup, en avril 1862, un ordre impérial vint brusquement l’arracher à sa quiétude et le rappeler précipitamment à Saint-Pétersbourg. Il ne s’agissait plus des paysans de la couronne, des états provinciaux ou de l’administration intérieure ; il ne s’agissait même plus de la Russie, pour laquelle depuis des années Milutine avait fait tant de plans de réformes, mais bien d’un pays qui lui était absolument inconnu, de la malheureuse Pologne, où couvait l’impolitique insurrection de 1863.

Par un de ces changement à vue que rien ne faisait prévoir et qui ne sont possibles que dans les gouvernemens absolus, Milutine, le fonctionnaire suspect à Pétersbourg, le prétendu ennemi de la noblesse, le démocrate taxé de radicalisme et de penchans révolutionnaires, était soudainement appelé à réprimer la révolution imminente à Varsovie et à étouffer dans l’œuf la rébellion de la Pologne. A l’ancien adjoint provisoire du ministre de l’intérieur, si brusquement congédie en avril 1861, une résolution aussi soudaine offrait, à douze mois de distance, le gouvernement du royaume de Pologne. Nous allons voir quel accueil fit Milutine à cette singulière proposition, par quel nouveau et subit revirement de la politique impériale il fut cette fois exempté de cette triste besogne pour y être définitivement appelé l’année suivante et y rester cloué jusqu’à la fin de sa vie.


II.

Incertain et vacillant dans les affaires polonaises comme dans les affaires, russes, le gouvernement de. Saint-Pétersbourg, nous l’avons dit[23], penchait tour à tour pour les concessions et pour la résistance, cédant aux impulsions et. aux conseils les plus différens sans savoir s’en tenir à une voie droite et ferme. Aux longues indécisions succédaient tout à coup de soudaines résolutions que rien ne faisait prévoir la veille et qu’expliquaient seules les incertitudes du pouvoir, jointes aux impérieuses exigences des événemens. La place de Milutine semblait marquée à Saint-Pétersbourg à la tête d’un des ministères chargés des réformes intérieures, il apprit tout à coup qu’on songeait à le jeter à Varsovie, à la tête de l’administration du royaume de Pologne. Une lettre de M. G.., ministre de l’instruction publique, l’informant de cette décision à laquelle rien ne l’avait préparé, accompagnait l’ordre d’un subit et immédiat retour à Saint-Pétersbourg. Le ton même de la lettre du ministre, si louangeur et encourageant qu’il fût, semblait trahir l’embarras de l’ami qui s’était chargé d’expliquer à Nicolas Alexèiévitch ce brusque rappel.


Lettre de M. G., ministre de l’instruction publique.


« Saint-Pétersbourg, 20 avril 1862.

« Très honoré Nicolas Alexèiévitch,

« Vous allez en même temps que cette lettre recevoir communication par D. A. d’un ordre de Sa Majesté, vous enjoignant de revenir immédiatement à Saint-Pétersbourg, pour répondre personnellement à l’empereur qui se propose de vous nommer chef de l’administration civile de la Pologne, c’est-à-dire président du conseil administratif des ministres du royaume. J’en ai longtemps parlé avec Dmitrî Alexèiévitch et je lui ai promis de vous dire sincèrement toute ma pensée sur ce sujet important pour la Russie, pour la Pologne, pour l’empereur et pour vous-même. Je suis convaincu que l’idée de cette nomination appartient au souverain personnellement et c’est pour cela qu’il la poursuit avec insistance, y revenant à peu d’intervalle, en dépit de l’opposition de Dmitri Alexèiévitch. Valouief seul aurait pu lui suggérer cette idée, mais l’empereur se méfie de lui précisément dans les affaires polonaises, par suite, semble-t-il, de la trop grande condescendance de Valouief pour Wielopolski. Cette idée atteste du reste la grande confiance de l’empereur en vous, c’est-à-dire sa foi en votre intelligence, vos talens et votre dévoûment.

« Le poste qu’on vous propose est incomparablement plus difficile que tous les nôtres ; mais j’ai une si haute opinion de la libéralité avec laquelle la nature vous a doué, que je suis pleinement convaincu que vous pourrez mieux que personne réussir dans une tâche presque impossible pour tout autre. Vous vous rendrez maître de la situation au lieu d’être vaincu par elle. Vous montrerez à Saint-Pétersbourg la question sous son vrai jour et vous indiquerez la ligne de conduite à suivre à Varsovie. Je ne sais si vous accepterez ou si vous déclinerez la proposition de l’empereur ; mais en tout cas, c’est là une telle marque de confiance qu’il vous faut revenir immédiatement ici. Vous en allez du reste recevoir l’ordre formel. Le grand-duc Constantin Nicolaiévitch aurait une autre idée. Comme président du conseil de l’empire, il voulait demander votre nomination à ce conseil pour le 30 août, à la fin de votre cure d’été. Le grand-duc voudrait vous voir ministre de l’intérieur et envoyer à Varsovie Valouief, qui y a déjà été et sait le polonais ; mais il est évident que, pour les affaires de Pologne, l’empereur n’a pas confiance en Valouief. En tout cas, soyez assuré que le grand-duc vous appuiera de toute façon dans la voie que vous choisirez. Je suppose qu’il est inutile d’en dire autant de moi. »

Aucune proposition n’eût pu surprendre plus tristement Nicolas Milutine. Rien dans son éducation ou ses travaux ne l’avait préparé à une telle tâche. Tenant vis-à-vis des Russes à sa réputation de libéral autant qu’à celle de patriote, il envisageait avec terreur des fonctions qui, en le contraignant à recourir à des moyens de rigueur, devaient fatalement lui faire perdre son renom de libéralisme. Après un long séjour à l’étranger, au milieu d’une société qui, pour des motifs différens, sympathisait presque partout avec les infortunés Polonais, Nicolas Alexèiévitch ne se sentait aucune vocation pour prendre rang parmi ceux que la presse européenne appelait les bourreaux de la Pologne. Singulière destinée que celle des fonctionnaires d’un gouvernement autocratique ! du jour au lendemain, sans égard à leurs goûts, à leurs connaissances, à leurs aptitudes, ils doivent passer d’une fonction ou d’une carrière à une autre ; ils doivent, selon les circonstances, être libéraux ou révolutionnaires, faire de la compression ou de la révolution, sans avoir toujours le droit de consulter leurs propres sentimens, par ordre et par obéissance, jusqu’à un certain point même par devoir de sujet fidèle, et cela au prix de leur réputation, ou au risque en refusant d’être taxé d’indifférent ou de séditieux.

Milutine repoussa de toutes ses forces une nomination, l’attachant à un pays qui, selon ses propres expressions, « faisait à peine partie du sien[24],  » à un pays dont la situation paraissait exiger des mesures rigoureuses, parfaitement étrangères aux travaux tout pacifiques et aux réformes législatives auxquels il avait voué sa vie. Dans cet appel à son énergie et à son habileté, il semble avoir vu, non peut-être sans quelque raison, moins une marque de confiance du souverain qu’un piège tendu par de faux amis ou des rivaux, désireux de l’écarter de leur voie. Après l’avoir si longtemps et si obstinément traité de révolutionnaire, ses adversaires de la cour et de la capitale devaient être heureux de l’envoyer comprimer la révolution et curieux de voir quelle figure il ferait dans ce nouveau rôle. Aussi comprend-on toute la répulsion de Milutine pour une tâche en elle-même pénible et répugnante, à laquelle rien dans le passé ne le préparait, où, avec tout le zèle et le talent du monde, le succès semblait impossible, où, en un mot, il y avait moins de gloire à gagner que de haines et d’injures à récolter.

Milutine était décidé à repousser de ses lèvres ce calice qu’il devait un jour être obligé de boire jusqu’à la lie et où il devait finir par trouver une mort prématurée ; mais l’ordre était formel. Nicolas Alexèiévitch dut se mettre en route avant même d’avoir eu le temps de se concerter avec les siens. Il partit pour le Nord, atterré du coup qui le frappait et qu’heureusement pour lui de hautes amitiés devaient détourner de sa tête. De Berlin, où il s’était reposé quelques jours, avec le vague espoir de donner aux événemens ou aux intrigues de Pétersbourg le temps de changer les résolutions impériales, il écrivait le 8/20 mai 1862[25] :

« Je suis accablé de fatigue. Plus j’avance vers Saint-Pétersbourg, plus ce voyage forcé m’apparaît sous un jour triste et sombre. La vue seule de Berlin m’a fait une impression pénible… Mon cœur se serre avec tristesse, mais je ne veux point me laisser aller à l’abattement et j’espère que tout pourra s’arranger encore…  »

A peine débarqué à Pétersbourg, Milutine recevait le billet suivant de la grande-duchesse Hélène, toujours attentive à ce qui le concernait.


La grande-duchesse Hélène à Milutine.


« Saint-Pétersbourg, 11 mai 1862.

« J’apprends que vous êtes arrivé ; laissez-moi vous dire que tous mes vœux se réunissent pour vous voir éviter le poste périlleux de Varsovie, qui vous perdra pour la Russie sans que vous ayez de chance sérieuse de réussir dans un pays hostile, dont la langue, les lois, les tendances sont à étudier, et qui fera longtemps encore des victimes des Russes qui y seront envoyés. Adieu, et que Dieu vous inspire ! Je ne suis pas embarrassée de vous recevoir puisqu’il ne m’a été rien dit à votre égard. »

Le grand-duc Constantin agissait dans le même sens avec des mobiles différens. Ce prince, à l’esprit large et libéral, ne voulait pas désespérer encore de la réconciliation de la Pologne avec la Russie ; il persistait à soutenir qu’à Varsovie, il fallait non un Russe, mais un Polonais. C’est ce qu’apprenait Milutine, en descendant du chemin de fer, par un billet du ministre de l’instruction publique, qui, quelques jours plus tôt, l’engageait à accepter la direction des affaires polonaises.


Lettre de M. G. à N. Milutine,

« Saint-Pétersbourg, 11 mai 1862.

« J’ai appris tout à l’heure votre arrivée, très honoré Nicolas Alexèiévitch, et je serais accouru immédiatement chez vous si malheureusement toute ma matinée n’était prise. Je tâcherai de vous rencontrer vers cinq heures chez Dmitri Alexèiévitch[26]. J’ai à vous transmettre la communication suivante : Le grand-duc Constantin Nikolaiévitch vous conseille beaucoup de refuser catégoriquement le poste de Pologne, et cela surtout parce que, dans sa conviction, il faut à cette place un Polonais et non un Russe. Pour moi, je ne connais pas la Pologne, je ne participe pas ici aux délibérations sur les affaires polonaises, et, par conséquent, je ne puis personnellement prendre cet avis à mon propre compte. En outre, j’ai une si haute opinion des talens dont vous a gratifié la nature, que je ne saurais vous conseiller de refuser une fonction uniquement parce qu’elle est pleine de difficultés. Le grand-duc se propose de demander dès maintenant votre nomination comme membre du conseil de l’empire avec un congé pour le printemps. »

À son arrivée à Saint-Pétersbourg, Milutine trouva, en effet, dans les hautes sphères une hésitation dont, malgré certains conseils, il tira parti pour refuser la tâche ingrate qu’il redoutait si justement. Le changement survenu dans les dispositions du pouvoir était tel que lorsqu’il fut reçu en audience par l’empereur, qui l’accueillit avec une bienveillante bonté, Nicolas Alexèiévitch n’eut pas de peine à décliner un poste qu’on était déjà résolu à confier à un autre.

Durant cet inutile voyage de 600 lieues, les vues du grand-duc Constantin avaient regagné du terrain. Le refus de Milutine contribua à leur triomphe définitif. Au lieu d’un fonctionnaire russe chargé de russifier, les provinces de la Vistule, ce fut un gentilhomme polonais, ambitieux de faire un dernier essai d’autonomie polonaise, qui reçut du tsar, la mission de gouverner le royaume. Le grand-duc Constantin était fait vice-roi (namiestnik) et, à la tête d’une administration exclusivement polonaise, était placé le marquis Wielopolski, l’un des rares Polonais qui eussent alors une idée nette des besoins de leur malheureuse patrie ou des nécessités de sa triste situation. Avec le grand-duc et Wielopolski, la Pologne retrouvait une chance de développement régulier et national que, pour son malheur et le malheur de la Russie, les partis extrêmes et les imprudentes excitations, de l’étranger devaient pour longtemps faire évanouir.

La lettre où Milutine, à peine remis de son voyage, annonce à sa famille cette brusque volte-face, a toute la valeur d’un document historique.


«  Saint-Pétersbourg, 16/28 mai 1862[27].

«… Enfin mon sort est décidé ! J’avais, dans l’attente de cette décision, retardé ma lettre de quelques jours, et à présent, je me décide à en remettre encore l’envoi jusqu’à vendredi, afin de l’expédier par un homme sûr jusqu’à Berlin. Cela me donnera, selon votre désir, la possibilité de raconter avec plus. de détails toutes mes aventures ici, sans craindre la curiosité des employés-de la poste.

« Ma présentation à l’empereur a été remise de jour en jour à cause des manœuvres et exercices militaires, etc., en sorte qu’elle n’a eu lieu qu’aujourd’hui à Tsarsko. Cependant, dès samedi, j’avais déjà eu un long entretien avec le grand-duc Constantin Nicolaiévitch. C’est à lui le premier que j’ai pu expliquer pour quels motifs je regardais comme impossible d’aller à Varsovie.

« Il ne m’a pas été difficile de le convaincre que, dans les circonstances actuelles, il n’y avait aucune possibilité d’administrer la Pologne quand on ignorait et les lois du pays, et ses affaires, et ses habitans, et ses coutumes, qu’on ignorait enfin (ce qui même est le plus important) la langue, sans : laquelle on ne saurait apprendre à connaître tout le reste. Ma démonstration a rencontré la plus vive sympathie, ce à quoi, du reste, je m’attendais, étant depuis la veille au courant des dispositions du grand-duc et de son entourage. Le fait est que le retard de mon arrivée ici n’est pas resté sans conséquences[28]. Le projet de l’empereur était arrivé aux oreilles des personnages intéressés. Wielopolski s’était mis à l’œuvre et, secondé du prince Gortchakof et de quelques personnes, il avait ébranlé les premiers plans de l’empereur. On a inventé une nouvelle combinaison ; c’est de confier l’administration du royaume à Wielopolski, et, pour tranquilliser ceux qui n’ont pas foi dans sa sincérité, de placer au-dessus de lui un vice-roi (namiestnik) dans la personne même du grand-duc Constantin. Au grand étonnement de tous (y compris l’empereur lui-même), le grand-duc a non-seulement accepté la combinaison, mais il a montré un empressement particulier……. Tout cela a été fait en quelques jours, on pourrait presque dire en quelques heures, et mon humble personne, inopinément placée au premier plan, a bien vite été reléguée au dernier pour mon entière satisfaction. Le grand-duc a imaginé, comme fiche de consolation, de me faire nommer dès aujourd’hui membre du conseil de l’empire et du comité des paysans ; il en a même fait la proposition formelle à l’empereur.

« Voilà dans quelles conditions a eu lieu l’audience d’aujourd’hui. L’empereur m’a reçu d’une manière affable, amicale même. Il paraissait un peu gêné et, grâce à la douceur et à la réelle bonté de son excellent cœur, il n’a pas cherché à le dissimuler. Il est entré dans les explications les plus détaillées touchant mon rappel et les nouvelles combinaisons survenues, et en terminant il a voulu connaître mes désirs et mes intentions personnelles. À ces franches ouvertures, j’ai répondu avec une égale sincérité.

«  Voici quelle a été la substance de mes explications : J’ai dit que ma santé n’était pas en somme assez mauvaise pour me donner réellement le droit de décliner tout service ; que pour ma femme un climat chaud était en vérité de grande importance ; mais que nous étions tous deux prêts à faire un sacrifice dans l’état actuel des affaires, si notre sacrifice pouvait avoir une réelle utilité. J’ai rappelé que si, l’année précédente, j’avais dû me retirer, que si maintenant encore je demandais une prolongation de congé, c’était principalement parce que j’étais convaincu qu’avec la haine et l’irritation soulevées contre moi, ma participation aux affaires eût été moins utile que nuisible pour la mise en vigueur du nouvel ordre de choses… Ces difficultés, ai-je ajouté, ne me paraissent pas encore entièrement éloignées ; mais pour moi, du reste, il m’est impossible d’être juge dans ma propre cause, et c’est à lui, le souverain, à lui seul, de décider et quand ma participation au gouvernement peut être réellement utile. Tout cela, on le comprend, a été dit à bâtons rompus, avec interruptions, commentaires et réflexions de toute sorte, mais dans leur ensemble, ces explications ont été accueillies avec sympathie. Comme conclusion, il, a été décidé que je retournerai à l’étranger pour l’été et que je reviendrai ici définitivement l’automne prochain. Dans mon for intérieur, naturellement, j’y mettais pour condition que votre cure d’été aurait été pleinement favorable. Tout ce que j’ai vu et entendu ici est du reste loin de m’avoir convaincu que ma participation aux affaires des paysans doive être utile aux affaires elles-mêmes. Cela, je le dis en toute conscience. A notre réunion les détails.

« Voilà le compte-rendu fidèle de tout ce qui me concerne ; je l’écris pour vous, pour Paul Dmitriévitch et pour un petit nombre d’amis sur la discrétion desquels je puis compter. En outre, je puis vous dire à l’oreille que l’empereur m’a fait part de son intention arrêtée de me nommer cet automne membre du conseil de l’empire et du comité des paysans, mais il désire que la chose soit tenue secrète.

« Pour nos amis et connaissances, il suffira de dire en termes généraux que ma nomination en Pologne n’a pas eu lieu en partie à cause de mes refus catégoriques, en partie pour d’autres raisons indépendantes de ma volonté, — que je reviens pour continuer à nous soigner et que je ne retournerai en Russie pour l’hiver qu’avec l’autorisation du docteur. Au fond, c’est l’exacte vérité ; tout le reste ne regarde que nous… « Maintenant que mon départ d’ici est décidé, mon impatience croît d’heure en heure ; mais on m’a invité officieusement à étudier différentes affaires sur lesquelles j’ai promis de donner mon avis. Cela me prendra quelques jours[29]. Je voudrais vous écrire encore quelques lignes, mais il faut envoyer ma lettre au monsieur qui a promis de la porter jusqu’à Berlin[30]…  »

Le même jour, Milutine faisait un récit analogue à la grande-duchesse Hélène, qui lui avait fait promettre de l’informer immédiatement du résultat de l’audience impériale.


N. Milutine à la grande-duchesse Hélène.


« Saint-Pétersbourg, 16/28 mai 1868[31].

« Selon l’ordre de Votre Altesse Impériale, je m’empresse de vous rendre compte du résultat de mon voyage à Tsarsko.

« Remise de jour en jour, la présentation officielle n’a eu lieu qu’aujourd’hui. La réception a été des plus bienveillantes, je dirai presque amicale. L’empereur a eu la bonté de s’excuser à plusieurs reprises de m’avoir dérangé inopinément. Il m’a autorisé (sans beaucoup d’efforts de ma part) à retourner à l’étranger pour terminer ma cure ; mais il a insisté sur son désir de me voir rentrer pour l’hiver prochain et reprendre (selon son expression) un service actif. J’ai presque pris l’engagement de le faire. En outre, j’ai profité de l’occasion pour faire ma profession de foi. — «  Ma santé, ai-je dit, n’est pas assez abîmée pour me condamner à l’oisiveté ; il y a un an, mon concours est devenu inutile au gouvernement pour des raisons que l’empereur connaît mieux que personne ; si ces raisons existent encore, je demande comme une grâce de rester à l’étranger. Sinon, je rentrerai au premier appel ; que l’empereur désigne le moment opportun. Il est seul juge et arbitre souverain. »

« Sa Majesté a daigné me parler longuement du comte Kisselef et m’a chargé de lui porter les paroles les plus affectueuses. L’empereur abandonne à sa décision le choix du moment le plus favorable pour se démettre de ses fonctions, mais il insiste formellement pour que le comte reste au service avec droit de séjourner partout où il lui plaira[32].

« Toute la ville est émue de la nomination du grand-duc (Constantin). Sauf les intrigans, on déplore généralement cette singulière combinaison qui laisse un grand vide dans le gouvernement de ce pays sans offrir beaucoup de chance de succès en faveur de l’autre.

« Avec les vœux les plus sincères pour votre santé, je me dis, Madame, à jamais

« De Votre Altesse Impériale le plus respectueux et le plus dévoué serviteur,

«  NICOLAS MILUTINE. »


On voit d’après ces lettres que, s’il se félicitait d’être personnellement dégagé des affaires polonaises, N. Milutine avait peu de confiance dans le succès de la combinaison qui l’affranchissait de cette pénible corvée. Le départ du grand-duc Constantin pour Varsovie lui paraissait d’autant plus regrettable qu’avec ce prince la cause des réformes perdait à Saint-Pétersbourg un de ses plus éclairés et plus puissans soutiens.

Tout en pensant, non sans raison, comme il l’avait déclaré au souverain lui-même, que le temps de son retour aux affaires n’était pas encore arrivé, Milutine ne demeurait pas inactif à Saint-Pétersbourg. On vient de le voir par ses lettres. Sans poste officiel, il s’occupait officieusement, pour les ministres qui le lui demandaient, de quelques-unes des plus importantes réformes du règne actuel, et en particulier des zemstvos, ou états provinciaux, dont il avait déjà élaboré le plan et qui lui doivent en partie et leur large mode de recrutement et leurs larges attributions. Il portait à ces modestes institutions provinciales, fondées sur le principe électif, d’autant plus d’intérêt que, dans sa pensée, ces assemblées régionales devaient habituer le pays au self-government, et qu’avec plusieurs de ses amis, il semble y avoir vu, non pour le présent, mais poux un avenir encore indéterminé, le germe d’un gouvernement représentatif et constitutionnel[33]. Ce qu’il voyait à Saint-Pétersbourg était du reste peu fait pour lui donner le désir d’y rester, comme nous l’apprennent les fragmens suivans de sa correspondance.


« Saint-Pétersbourg, 20 mai 1er juin[34].

« Après avoir obtenu l’autorisation de retourner à Paris, il m’est encore plus difficile de contenir mon impatience, mais la raison a pris le dessus, et je me suis décidé à terminer ici les travaux qu’on m’a confiés d’une façon privée… Mon genre de vie est très agité et fatigant. Toute la matinée se passe à recevoir ou à faire des visites qui n’ont pas de fin. Ensuite, chaque jour, dîners et soirées chez les amis… Il reste ainsi peu de temps pour le travail. La semaine dernière, j’ai dîné trois fois chez Dmitri, et les autres jours chez Reutern, Obolensky, Solovief, etc. En un mot, l’hospitalité russe s’est montrée dans tout son éclat. J’ai fait visite aux personnages officiels (ministres et autres), j’ai reçu leurs cartes, mais, excepté Tchepkine et le prince Gortchakof, je n’en ai vu aucun, ce dont je n’ai pas trop de regret. A notre réunion le récit détaillé de tout ce que j’ai vu et entendu. En général, il y a peu de changemens dans les personnes ou les conversations. Mêmes histoires, mêmes discussions, mêmes critiques, mêmes craintes ; seulement tout cela a pris un caractère encore plus vague et fébrile. Ils ont tous l’air d’attendre quelque chose, de redouter quelque chose et ils parlent, ils parlent sans discontinuer…

«… Il fait ici un froid horrible. Le soleil est dans tout son éclat, mais l’air est glacé. Les bouleaux ne font que commencer à verdir et sur les buissons et les tilleuls à peine si l’on voit quelques feuilles. On ne peut regarder sans compassion ces pauvres arbres phtisiques, qui tremblent comme pris de la fièvre. Et s’il n’y avait d’affreux que le climat ! mais le vide, la pauvreté, la malpropreté, l’absence de tout confort ! .  »

On voit quelle impression de mélancolie laissait à Milutine la pâle et indigente nature du Nord après le beau ciel et les opulentes campagnes d’Italie, après la vive et brillante société parisienne. Aussi, après quelques semaines de séjour à Pétersbourg, se hâtait-il de revenir à Paris jouir des derniers mois de son congé. Triste et fatigué, il quittait les rives de la Neva sous de sombres auspices au moment où des incendies, attribués aux Polonais, répandaient l’inquiétude et l’irritation dans la société et le peuple.


«  Saint-Pétersbourg, 24 mai 1862[35].

«… J’ai livré aujourd’hui mon dernier travail et fait mes adieux au grand-duc Constantin, chez lequel j’ai dîné à cette occasion… J’ai tantôt promis d’aller chez le prince Gortchakof, qui me donnera probablement ses commissions pour le comte Paul Dmitriévitch[36].

« Cette lettre ne me devancera, j’espère, que de deux ou trois jours. Je ne saurais dire avec quelle joie je fais mes paquets et mes préparatifs de voyage. Jamais les ennuyeux embarras des départs ne m’ont paru aussi agréables. Et cependant j’en ai beaucoup de ces embarras ; jusqu’à présent, j’ai été tout entier plongé dans les visites et les affaires de service. Pas une minute de repos…

«… Toute la ville est en grand émoi à cause des incendies depuis déjà trois jours éclatent tantôt d’un côté et tantôt c autre. Involontairement la pensée du peuple s’arrête sur des incendiaires…  »

Bien qu’il eût peu de confiance dans le succès de la mission confiée en Pologne au marquis Wielopolski, Nicolas Alexèiévitch s’éloignait sans prévoir que l’échec des plans pacificateurs du sagace Polonais allait bientôt rejeter sur lui le pesant fardeau dont il se félicitait justement d’être débarrassé.


III

Après ce court séjour à Saint-Pétersbourg, N. Milutine se trouvait plus que jamais dans la dangereuse situation d’un homme d’état en disponibilité, sur lequel, aux heures d’embarras, on pouvait d’un moment à l’autre jeter les yeux pour les besognes les plus diverses et les moins aisées. L’empereur s’était réconcilié à l’idée de recourir de nouveau aux services de Milutine, quoique les anciennes préventions entretenues par les gens de cour n’eussent pas tout à fait disparu. On le voit par une lettre du ministre de l’instruction publique :


Lettre de M. G. à N. Milutine.


« 15/27 septembre 1862.

« Il y a de cela un mois, j’ai écrit au grand-duc, à Varsovie, le priant de rappeler à Sa Majesté le projet de votre voyage à Pétersbourg et de votre nomination au conseil de l’empire, mais jusqu’à présent je n’ai pas reçu de réponse. D. A. m’a dit qu’il refusait positivement de prendre à ce sujet l’initiative auprès de l’empereur. Or aujourd’hui je présentais à Sa Majesté les trois premiers comptes-rendus du comité du ministère de l’instruction publique pour l’étude du nouveau statut universitaire (cette affaire est traitée dans un comité conformément à la marche suivie dans la commission de rédaction pour les affaires des paysans). J’ai dit à l’empereur qu’il serait très important pour moi d’avoir votre opinion sur cette question ; que je demandais l’autorisation de vous communiquer notre projet et que je regrettais que votre absence me privât de la possibilité d’en parler avec vous, ce qui pour l’affaire serait fort utile. L’empereur m’a donné son consentement et demandé quand vous deviez revenir. J’ai répondu que je ne le savais point, mais que, vous connaissant depuis longtemps et connaissant votre délicatesse, je supposais que vous étiez prêt à exécuter les ordres de Sa Majesté, mais que vous craigniez sans doute de vous mettre en avant et d’avoir l’air d’imposer vos services. J’ai ajouté qu’on vous accusait de libéralisme (sur quoi il m’a été répondu : « Oui »), mais que ce libéralisme consistait à désirer l’émancipation des paysans, rêve qui, ainsi que la suite l’avait montré, était fort conservateur. L’empereur m’a répondu qu’au printemps il vous avait fait venir pour la Pologne, et que, ce projet ayant été abandonné, il vous avait permis de rester à l’étranger aussi longtemps que cela serait nécessaire pour votre rétablissement. Il a ajouté qu’il me chargeait maintenant de vous demander quand vous pourriez revenir. J’ai transmis immédiatement cette nouvelle à D. A. — I. F. vous dira que son opinion, comme celle de D. A. est que vous devez revenir, et que, si vous n’obtenez pas immédiatement votre nomination au conseil de l’empire, vous devez assister aux séances du sénat. Pour ma part, je n’ose vous donner un pareil avis, je suis pour cela trop épris d’un beau ciel et d’un hiver d’Italie, et considérant qu’on ne vit qu’une fois, je passerais, à votre place, l’hiver dans le Midi. Au printemps, votre position ici serait la même qu’aujourd’hui. A quoi bon sacrifier inutilement un hiver que vous pouvez passer à Nice, à Florence et enfin à Paris ? Remarquez que je ne parle pas en égoïste, car pour moi votre présence ici serait aussi utile qu’agréable : on aurait avec qui causer, et de qui recevoir des idées lumineuses (svêtlia)…  »

En le laissant maître de passer encore un hiver en Occident, cette lettre comblait tous les vœux de Nicolas Alexèiévitch. Aussi n’est-on pas surpris de sa réponse au ministre de l’instruction publique.


N. Milutine à M. G.


« Paris, 1/13 octobre 1862.

« Très honoré A. V.

«  Votre lettre a été une grande joie pour moi. Je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance de votre bon souvenir et de cette marque de franche amitié. Mon premier mouvement a été de vous adresser mes plus sincères remercîmens, mais, pour répondre d’une manière précise à la gracieuse question de l’empereur sur le moment où je pourrai revenir, il faudrait attendre la décision des médecins sur l’ordre desquels je suis venu à Paris.

« Avant tout, je dois vous dire combien profondément j’ai été touché de cette nouvelle marque d’intérêt de Sa Majesté. L’empereur, comme vous me l’écrivez, a daigné se rappeler que le printemps dernier, dans une entrevue personnelle, il m’avait autorisé à rester à l’étranger aussi longtemps que l’exigerait ma santé. Ce souvenir a été pour moi comme une ratification de mon congé officiel, dont je ne jouissais jusqu’à présent qu’avec beaucoup de scrupules. Craignant d’abuser de la bonté de Sa Majesté, je me demandais avec anxiété si je pourrais prolonger durant l’hiver mon séjour à l’étranger. Votre communication a définitivement écarté mes scrupules et je me décide à me conformer aux conseils des médecins qui, pour l’achèvement de ma guérison, me recommandent avec insistance un second hiver dans un climat chaud1. Aussi, puisque mes faibles travaux ne sont pas nécessaires à Pétersbourg, je suis heureux de mettre à profit mon congé. Il va sans dire cependant que, si l’on veut me confier, durant mon séjour ici, un ouvrage quelconque, je l’accepterai avec une profonde reconnaissance et je lui consacrerai tout ce que j’ai de force et d’intelligence.

« En outre, si les circonstances l’exigent, je suis prêt à rentrer au service à Saint-Pétersbourg quand et comme il plaira à l’empereur.

« Voilà, très honoré A. V., la réponse que je vous prie déporter à la connaissance de Sa Majesté. Tout mon désir est de me conformer strictement à la volonté de l’empereur. ». »

Ici se place un incident sans importance et pour nous aussi caractéristique que bizarre. Les offres d’emplois poursuivaient Milutine à Paris et variaient avec les mois de la façon la plus singulière. A cet esprit si énergique et tout d’action, à cet homme qui avait été l’âme d’une colossale réforme, à qui les ministres demandaient des projets pour les lois les plus importantes et auquel on avait pensé l’année précédente pour deux des ministères les plus difficiles dans les circonstances d’alors, celui de l’intérieur et celui de l’instruction publique, — on ne saurait imaginer quelle place l’on proposa tout d’un coup à quelques mois de distance. Après l’avoir fait venir précipitamment de Paris à Saint-Pétersbourg en avril 1862, pour lui confier, avec l’administration de la Pologne, le poste le plus difficile et le plus périlleux de l’empire, on lui offre à moins d’un an de distance, en avril 1863, une place de tout repos, une sorte de sinécure littéraire entièrement étrangère à la législation et à la politique, la direction de la Bibliothèque impériale. Si l’on n’était en Russie, où rien n’étonne, on se dirait qu’après avoir en vain essayé de le compromettre ou de le perdre en le jetant dans la fournaise des affaires de Pologne, ses rivaux de Saint-Pétersbourg tentaient de le faire oublier et de l’annihiler en l’enfermant dans les riches salles de la Bibliothèque. Rien n’autorise cependant à supposer d’aussi perfides intentions aux inspirateurs de ce bizarre projet. La proposition lui en était faite par un homme connu comme son ami, et qui naguère encore lui demandait des projets pour les plus graves réformes, par le ministre de l’instruction publique, qui l’engageait quelques mois auparavant à ne pas refuser la direction des affaires polonaises. Ayant dans son ressort une place libre, stable, bien rentée et convoitée de plusieurs, le ministre avait cru sans doute ne pouvoir mieux faire que de l’offrir à son ancien collègue du comité de rédaction, alors sans place comme sans fortune.

La réponse de Milutine dont quelques personnes avaient. parlé pour le ministère même de l’instruction publique[37], est bien caractéristique de l’homme, du temps et du pays. À cette offre singulière qu’en d’autres états un homme comme lui aurait pu trouver blessante ou déplacée, Milutine répond avec le calme et le sérieux imperturbable, toujours de mise en un état d’absolutisme bureaucratique. Le refus longuement motivé est formulé en termes modestes et modérés à travers lesquels perce à peine une nuance d’humeur ou d’ironie contenue. Cette proposition qu’il eût été en droit de prendre comme une manœuvre de faux amis ou de rivaux désireux de le faire disparaître de l’horizon politique, l’ancien adjoint du ministre de l’intérieur l’accepte comme un honneur, et une faveur ; il la repousse seulement comme trop lourde pour son instruction, en se fondant sur son défaut de spécialité et de qualités techniques, en montrant qu’il n’y avait pas chez lui l’étoffe d’un bon bibliothécaire.


N. Milutine à M. G., ministre de l’instruction publique.


«  Paris, 22 avril/4 mai 1863.

« Très honoré A. V… vitch,

«  Je n’ai reçu votre lettre qu’avant-hier et je m’empresse de vous remercier de tout cœur pour cette nouvelle preuve de bon souvenir, de constant et amical intérêt. Je vous dirai sans détours que la place de directeur de la Bibliothèque impériale conviendrait beaucoup à mes goûts. Une modeste et tranquille vie de cabinet, loin de m’effrayer, a toujours à mes yeux été pleine de charme et d’attrait. Mais ma conscience soulève de sérieux scrupules que je ne puis ni ne dois vous cacher. D’abord la direction de la Bibliothèque exige, avec certaines connaissances techniques, une connaissance des langues étrangères dont par malheur je suis également dépourvu. Si les premières peuvent encore s’acquérir, je crains qu’à mon âge et avec mon incapacité pour les langues étrangères, je ne doive désespérer de la seconde[38]. Ensuite le poste que vous m’offrez appartient de droit à un savant ou du moins à un bibliographe. L’expérience administrative n’est pas, il me semble, nécessaire à la Bibliothèque, surtout après les récentes améliorations faites par le dernier directeur et qu’il suffirait de poursuivre. En de telles circonstances, ma nomination ne serait-elle pas un passe-droit vis-à-vis d’autres personnes ayant plus de titres à de telles fonctions ?

« Le second de mes scrupules est d’un caractère plus personnel. Après deux ans de repos, je ne me considère pas en droit de solliciter un poste quelconque, et encore moins une sinécure. Je ne voudrais pas non plus, après tant de bontés de la part de l’empereur, lui donner lieu de croire que je profite de votre amitié dans des vues personnelles, que toute cette affaire a été arrangée par mes intrigues, antérieurement à mon retour, et m’exposer ainsi à des soupçons qu’en conscience je n’ai pas mérités et que je ne voudrais pas attirer sur moi.

«  Voilà mes craintes. Je vous écris franchement sans aucune arrière-pensée, et je vous prie de recevoir ces explications avec une égale cordialité et franchise. Si, après cela, l’affaire est telle que vous la supposez, et si l’empereur désire me confier la Bibliothèque, j’entrerai dans ce genre d’occupation tout nouveau pour moi avec une conscience parfaitement calme et une profonde reconnaissance. L’administration de la Bibliothèque, je le répète, satisferait tous mes goûts, tous mes désirs, car la passion (strast) des livres et de ce qui touche les livres ne m’a jamais abandonné et est plus forte chez moi que jamais…  »

En rappelant au ministre l’indispensable nécessité des connaissances techniques et d’instruction professionnelle pour certaines fonctions, Nicolas Alexèiévitch lui donnait à mots couverts une des leçons dont les gouvernans avaient le plus besoin, dans un pays accoutumé de longue date à voir distribuer les emplois civils sans égard à l’éducation ou aux aptitudes des fonctionnaires, sans autre souci que de respecter la hiérarchie surannée du tableau des rangs et la bizarre équivalence du tchine, qui peut faire passer un militaire de la caserne au palais de justice, et un légiste d’un comité législatif à un fauteuil de bibliothécaire.

Le projet du ministre de l’instruction publique n’eut pas de suite. Nicolas Alexèiévitch eût-il accepté les offres du ministre que la haine de ses ennemis de cour ne lui eût peut-être pas permis de se reposer dans ces modestes et tranquilles fonctions[39]. Milutine demeura quelques semaines encore à Paris, observant avec une anxieuse sagacité le cours des événemens qui se précipitaient en Pologne. Son oncle, le comte Kisselef, avait été contraint par sa santé de donner une démission depuis longtemps imminente. Il avait été remplacé par M. de Budberg. Les affaires polonaises étaient pour le malheur des intéressés devenues une affaire internationale. L’insurrection avait éclaté ; la France, l’Angleterre, l’Autriche adressaient au cabinet de Saint-Pétersbourg des notes comminatoires qui, ne devant être appuyées d’aucune mesure effective, n’étaient pour la malheureuse Pologne qu’un impolitique et coupable encouragement à une révolution sans espoir comme sans issue.

Milutine, naguère encore si désireux de prolonger son séjour en Occident, souffrait de la défiante animosité qu’il voyait partout grandir contre la Russie en Europe. L’hostilité peu déguisée de la société pour les Russes, depuis l’explosion de l’insurrection polonaise., faisait cruellement souffrir son patriotisme et son amour-propre national. L’air de Paris et de l’Europe lui devenait lourd à respirer ; aussi, comme il le disait à la fin même de sa réponse au ministre de l’instruction publique, avait-il décidé de ne plus prolonger son séjour à l’étranger.


N. Milutine à M. G. (suite.)


«  Paris, 22 avril/4 mai 1803.

« … Dans trois semaines, je me propose d’aller de Paris à Ems, et ensuite, après l’achèvement complet de ma cure, de revenir par Dresde à Pétersbourg, où je désirerais Réinstaller avant le mois de septembre, et cela de peur qu’un voyage d’automne ne compromette tous les résultats de la cure. Je ne tiens plus à rester davantage à l’étranger, d’abord parce que depuis longtemps il me répugne de conserver mon traitement sans le gagner ; ensuite parce que, dans les circonstances actuelles, il est des plus pénibles de vivre en dehors de la Russie. A vrai dire, cela n’est même pas facile. L’atmosphère d’ici nous est trop hostile pour y demeurer de bonne volonté sans une entière nécessité.

« Il n’y a pas de mal sans bien. Le réveil du sentiment national en Russie m’a sincèrement réjoui. Il va, je l’espère, dégriser bien des Russes de leurs confuses et malsaines aspirations et resserrer les liens relâchés de notre société[40]. » Qu’est-ce que tout cela va devenir ? Quand l’Europe sera convaincue que nous ne sommes pas si faibles d’esprit qu’elle l’imaginait et que nous n’avons pas besoin de ses leçons sur la voie de notre développement, elle mettra vite un frein à ses emportemens. En outre, il faudrait sérieusement étudier ce qui aujourd’hui est le principal souci de tout gouvernement, l’art de se mettre en rapport (obrochtchatsa) avec l’opinion publique. Une bonne part de cette tâche retombe sur vous, ministre de l’instruction publique ! ..  »

Nicolas Alexéièvitch avait raison, il sentait ce que trop peu de ses compatriotes comprennent encore aujourd’hui, c’est que l’hostilité tour à tour sourde et déclarée de l’Occident pour Saint-Pétersbourg et Moscou tient en grande partie au régime absolutiste de la Russie. Ainsi s’explique comment l’Europe se montre presque aussi défiante des Russes lorsqu’ils se présentent en émancipateurs des Slaves du Sud, que lorsqu’ils apparaissent comme oppresseurs de la Pologne. Milutine a parfaitement compris les causes de cette vague et persistante antipathie, qui ne prendra fin qu’avec une nouvelle et définitive évolution libérale aux bords de la Neva.


N. Milutine au général ***,


« Paris, 23 avril 1863.

«… Je passe maintenant au plus essentiel en te prévenant que j’ai pour cela les encouragemens et les pleins pouvoirs du baron Budberg[41], avec lequel nous sommes dans les rapports les plus amicaux. Le même courrier vous apporte son rapport officiel sur l’impression faite ici par les notes du prince Gortchakof. Le fait est que l’impression produite par ces notes, quoique en apparence favorable, ne pouvait guère au fond modifier la face des choses et les rapports mutuels des puissances. L’amour-propre de Napoléon peut être flatté de leur extrême amabilité de formes ; mais notre diplomatie se trompe étrangement si elle s’imagine par ces formes aimables faire oublier à la France le fond de l’affaire. Il est encore plus étrange d’attendre quelques résultats sérieux de ces cordiaux épanchemens[42] ; et quel autre nom donner aux notes diplomatiques destinées à Napoléon ? Lui demander quel est son but, quelles sont ses intentions et ses arrière-pensées, c’est par trop naïf. Tout cela ne se comprend que si vous voulez gagner du temps ; ni les cajoleries, ni la dialectique ne peuvent dénouer la question.

« L’opinion publique de l’Europe nous est hostile, c’est un fait. Ce sont des antipathies vagues et confuses, mais toutes, il faut le reconnaître, dirigées contre l’absolutisme. Plus je vis ici et plus je m’en assure. Les préventions contre nous atteignent l’invraisemblable et elles sont enracinées si profondément qu’il faudrait beaucoup d’efforts, des efforts prolongés et constans pour les déraciner, même de l’esprit des gens modérés, tels qu’il y en a partout. Il s’est fait, et il se fait encore chez nous bien des choses qui pourraient y contribuer, mais l’Europe, mais la France en particulier ne les connait pas ; et ce qui se fait chez nous, nous ne savons même point l’entourer de formes intelligibles pour l’étranger, témoin l’amnistie donnée mal à propos, témoin l’abolition des peines corporelles faite à la façon d’un jugement dernier à huis-clos, etc.[43] ; mais je me laisse involontairement entraîner en dehors du cercle diplomatique.

« Dans les affaires actuelles, il y a deux catégories de mesures qui chez nous s’embrouillent visiblement dans les esprits, quoique la logique exige leur séparation : ce sont les mesures radicales et les mesures palliatives. Sur les premières il faudrait s’étendre en dehors du cadre d’une lettre écrite à la hâte ; le temps et la place ne me le permettent pas. J’en viens donc aux secondes. Le résultat des dernières explications avec Napoléon a été sa proposition d’ouvrir une conférence. Il est douteux qu’il en sorte rien, mais cela est toujours moins sérieux que le congrès dont rêve le prince ***. Il en a écrit à Budberg. C’est là une sorte d’aveuglement. Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas (même de notre plein gré) paraître en qualité d’accusé devant toute l’Europe assemblée, qui vient de nous montrer avec tant d’unanimité sa malveillance dans la question polonaise. De quels sophismes peut-on appuyer une idée aussi biscornue (rogatouiou) ? ..

«  Quoi qu’il en soit, le palliatif le plus efficace serait aujourd’hui une action militaire énergique en Pologne et en Lithuanie. Je ne saurais te dire quelle triste impression produisent ici toutes ces infructueuses escarmouches avec des bandes mal armées de prêtres (popof), d’adolescens (maltchikof) et d’un ramassis (sbroda) de gens de toute sorte. Si cela dure encore longtemps, aucune diplomatie, aucune mesure libérale ne nous serviront. « Il est temps de finir, et j’aurais encore bien des choses à dire. Je ne sais si V. P. Botkine t’a transmis ma commission verbale. Comprend-on chez vous que, dans les deux derniers mois, le gouvernement a placé une question intérieure sur un terrain fort glissant où il est impossible de s’arrêter ? Comprend-on que les demi-allusions (polou-nameki), les demi-promesses, sans actes positifs, amèneront tôt ou tard à une collision ; — que pour la Russie il n’y aurait pas de plus grand malheur que de laisser échapper l’initiative des mains du gouvernement ; — qu’il serait temps d’y réfléchir sérieusement et de se rendre compte à soi-même de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas ? Quel dommage si, dès le principe, l’affaire tombait en des mains qui, par mauvaise foi ou par niaiserie, lui donneraient une fausse direction ! »

Les patriotiques anxiétés de N. Milutine s’expliquaient assez par l’ensemble de la situation de l’Europe et le mauvais vouloir des cabinets étrangers, par la durée de l’insurrection lithuano-polonaise et l’apparente impuissance du gouvernement russe, par les longues indécisions, les vagues desseins et les brusques résolutions de l’empereur Napoléon III, qui, à en croire les Polonais les mieux informés, conseillait alors sous main aux insurgés qu’il devait abandonner de tenir jusqu’au printemps suivant, comme pour se donner à lui-même, par cette inutile effusion de sang, le loisir de peser ses habituelles irrésolutions. Ce qui peut-être inquiétait le plus un esprit énergique et décidé comme Nicolas Alexèiévitch, c’étaient les atermoiemens et les hésitations du cabinet de Saint-Pétersbourg dans son attitude vis-à-vis de l’étranger comme vis-à-vis de la Pologne. Il redoutait une collision, et il eût voulu que le gouvernement la prévînt par une conduite nette et résolue dans les affaires polonaises. Ce qu’il demandait à la Russie, c’était d’adopter vis-à-vis de l’Europe et de la Pologne une direction ferme, droite, dont aucune considération ne pût la faire dévier. Il ne semblait pas se douter qu’à peine revenu à Pétersbourg, il allait être lui-même invité à mettre à exécution le programme qu’il ébauchait de Paris dans une lettre à l’un des conseillers du tsar. Il croyait donner des instructions pour autrui et ne prévoyait point que c’était à lui qu’allait être définitivement confiée la périlleuse mission de décider «  ce qui en Pologne était possible et ce qui ne l’était point,  » que ce traitement radical qu’en dehors de tous les palliatifs du moment il conseillait pour les provinces insurgées, c’était Nicolas Milutine qui devait être chargé de le prescrire et de l’appliquer.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre.
  2. Otsy i Diéti (Pères et Enfans).
  3. Lettre de Baden-Baden du 14/26 octobre 1861.
  4. Le comte Lambert, vice-roi ou gouverneur-général de Pologne.
  5. Le général Gerstenszweig, gouverneur militaire, qui s’était brûlé la cervelle à la suite d’une altercation avec le comte Lambert, altercation provoquée par l’occupation à main armée de la cathédrale et l’incarcération d’un grand nombre de Polonais arrachés de force des églises.
  6. L’amiral Poutiatine, marin fait ministre de l’instruction publique.
  7. Le général Ignatief (père de l’ancien ambassadeur à Constantinople), alors gouverneur-général de Saint-Pétersbourg.
  8. Lettre de Saint-Pétersbourg datée du 28 novembre (10 décembre) 1861, dont je ne possède qu’une traduction française.
  9. Bez kantseliarskikh oulovok.
  10. Les hommes au pouvoir.
  11. K nachei tak nazyvaémoï polititcheskoï déiatelnosti.
  12. Katorojnoï raboty.
  13. Tovarichtch, adjoint du ministre, fonction qu’il avait remplie près de Lanskoï.
  14. Lettre de G. Samarine, août 1862.
  15. On sait qu’en Russie les paysans se divisent en deux classes principales, presque égales en nombre, les anciens serfs ou paysans des propriétaires et les paysans de la couronne ou des domaines.
  16. Glavny Komitet, pour les vingt millions de paysans de la couronne, ainsi qu’il est dit plus haut.
  17. Dans un brouillon de cette lettre, Milutine était encore plus explicite. On y rencontre la variante suivante : «  Je ne puis vous cacher que revenir de nouveau à une position équivoque me semble peu séduisant. Vous savez que je ne me suis jamais plaint de l’humiliation qu’on m’a fait subir pendant deux ans dans des fonctions temporaires, pour lesquelles ensuite on m’a jugé indigne. Mais ce traitement étrange ne pouvait manquer de me laisser un peu d’amertume. Est-ce qu’il me serait encore réservé dans l’avenir de pareilles humiliations ? Je suis prêt à les subir si le bien public l’exige ; mais je ne puis aller au-devant (naprachivatsa). Je ne mets pas de conditions à ma rentrée au service actif ; j’accepterai tout ce qu’on me désignera, pourvu que j’y puisse travailler d’une manière efficace aux affaires des paysans. Seulement je ne puis prendre des fonctions, de commis (kantseliarskikh) ; j’ai pour ce genre d’emploi une telle répugnance que tout travail de ce genre m’est devenu impossible, et sous cette rubrique je comprends tout emploi de secrétaire, sous, quelque forme que ce soit. »
  18. Allusion à la condition des serfs temporairement obligés durant deux ans avant d’être définitivement émancipés.
  19. Les lettres de la grande-duchesse Hélène sont d’ordinaire écrites dans notre langue. Aussi respecterons-nous jusque dans ses légères incorrections le français pétersbourgeois de cette princesse d’origine allemande.
  20. Ce mot, définitivement adopté, rappelait le zemskii sobor, ou les états-généraux de l’ancienne Moscovie.
  21. Oncle maternel de Milutine, alors ambassadeur à Paris.
  22. Il s’agit ici, croyons-nous, du rachat des terres domaniales concédées aux paysans de la couronne à l’instar de ce qui avait été fait pour les anciens serfs.
  23. Voyez la Revue du 15 octobre.
  24. Lettre à sa femme.
  25. Lettre à sa femme.
  26. Le soir du même jour, en effet, Nicolas Alexèiévitch écrivait à sa famille demeurée à Rome : « J’ai passé aujourd’hui la matinée au palais Michel (demeure de la grande-duchesse Hélène), où j’ai été accueilli avec la cordialité et la bonté habituelles. J’ai dîné chez Dmitri avec G., Reutern, etc. » (Lettre à sa femme du 11/23 mai 1862.)
  27. Lettre à sa femme.
  28. Ce retard, Milutine le dit ailleurs, avait été facilité par la lenteur du chemin de fer de Berlin à Saint-Pétersbourg, qui n’était pas encore ouvert à une circulation régu- (suite… ?)
  29. Il s’agissait de l’organisation des paysans de la couronne, du raskol ou des sectes russes et enfin des institutions provinciales (zemstvos). On nous assure que les divers projets rédigés par Milutine ont été mutilés dans les ministères ou au comité des ministres. Il en fut à peu près de même du travail que lui avait demandé le ministre de l’instruction publique pour la censure.
  30. Précaution habituelle contre la poste russe.
  31. L’original de cette lettre est en français.
  32. Le comte Kisselef, dont la santé s’était beaucoup affaiblie, donna en effet sa démission d’ambassadeur, quelques mois plus tard, lorsque son neveu N. Milutine était de retour en France.
  33. Cela parait ressortir de certains passages de sa correspondance ; voyez par exemple plus haut la fin de la lettre de la grande-duchesse Hélène du 20 janvier 7 février 1862.
  34. . Lettre à sa femme.
  35. Lettre à sa femme.
  36. Le comte P. Kisselef, ambassadeur de Russie en France.
  37. On le voit par une lettre de la grande-duchesse Hélène.
  38. Milutine ne savait très bien que le français, un peu l’allemand et pas du tout l’anglais et les langues du Midi.
  39. Un de ses parens lui écrivait de Pétersbourg le 9/21 mai 1863 : « J’ai eu ces derniers jours un long entretien avec la grande-duchesse Hélène Pavlovna. Comme d’habitude, elle a beaucoup parlé de politique, du choix des hommes et particulièrement de la nécessité de te faire entrer de nouveau dans notre administration, chose en quoi je suis pleinement de son avis. Je regrette souvent qu’avec notre manque d’hommes (bezlioudii), tu sois laissé de côté. La grande-duchesse prétend maintenant pour toi au ministère des domaines, mais je lui ai dit qu’il n’y avait aucune chance de ce côté, parce que Z. (le ministre en fonctions), est en grande faveur. Pour ce qui est de la Bibliothèque publique, je trouve ta réponse à G. très régulière et raisonnable. Il ne fallait pas donner un refus catégorique, de peur de faire soupçonner que tu ne désires un poste qu’avec des vues ambitieuses. Mais je dois te dire que même pour cette place il y aurait peu d’espoir pour toi, parce que la combinaison de G., quant au baron. N et à D., ne réussira probablement pas, du moins maintenant…  »
  40. Samarine, dans ses lettrée à Milutine, faisait du fond de la Russie l’observation analogue, qui a été en effet pleinement justifiée par les faits. « En province, écrivait Samarine le 5 juin 1863, le sommeil léthargique se dissipe pour tout de bon. La secousse. que l’Europe nous a donné nous a en somme été fort utile. Si les réformes nouvelles ont renversé les cloisons qui gênaient la communion morale des différentes classes, il restait à la place des anciennes barrières des poutres et des planches pourries, et il fallait une grande secousse pour que la société sentit son unité et sa force. »
  41. Successeur du comte Kisselef à l’ambassade de Russie auprès de la cour des Tuileries.
  42. Serdetchnikh. izliianii.
  43. Allusion à un mot d’un écrivain russe qui, en entendant raconter vers 1860 les doléances du chef de la ms section, prince B. D., à propos de la trop grande publicité donnée aux travaux préparatoires de l’émancipation des serfs, s’était écrié : « Ne voudrait-il pas que le jugement dernier se passât aussi à huis-clos ?  »