Un homme d’État russe contemporain/06

Un homme d’État russe contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 885-920).
◄  05
UN
HOMME D'ETAT RUSSE
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE

VI.[1].
LES LOIS AGRAIRES DE POLOGNE ET LES DERNIÈRES ANNÉES DE N. MILUTINE.


I

Une fois acceptés par l’empereur et formulés en ukases, les projets du triumvirat Milutine, Tcherkasski, Samarine devaient être mis à exécution ; avec la sourde hostilité de la haute administration à Pétersbourg et à Varsovie, ce n’était pas là le plus aisé. En Russie plus que partout ailleurs, ce n’est pas tout de légiférer : les lois changent parfois singulièrement de caractère en passant dans la pratique. N. Milutine le savait mieux que personne, lui qui n’avait jamais pu se consoler de n’avoir point présidé à l’application de la charte d’affranchissement en Russie. Dans le royaume de Pologne, où toutes les classes cultivées étaient unanimement opposées aux nouveaux ukases, qu’elles dénonçaient comme une spoliation, les difficultés morales et matérielles de l’exécution étaient plus grandes encore. Les obstacles semblaient tels qu’à Pétersbourg comme à Varsovie, plusieurs des adversaires de Milutine se flattaient de voir les mesures édictées sur ses conseils rester pour la plupart lettre morte.

En face de l’opposition à peine déguisée d’une grande partie ? du monde officiel, tant dans le royaume que dans l’empire, Milutine sentait que confier l’application de son programme à des mains étrangères, l’abandonner au vice-roi de Varsovie ou au ministère de Pologne de Pétersbourg, c’était non-seulement en compromettre le succès, mais le rendre impossible. Aussi, malgré toutes ses répugnances à retourner en Pologne, Milutine, une fois jeté malgré lui sur cette route, n’hésita-t-il point à marcher jusqu’au bout. De ses deux associés, le prince Vladimir Tcherkasski et Georges Samarine, un seul, le premier, devait le suivre dans cette nouvelle mission et y rester jusqu’à la fin cloué avec lui.

Ce n’était pas sans peine, nous l’avons vu, que G. Samarine s’était décidé à accompagner Milutine dans l’exploration des campagnes de Pologne, et un peu plus tard, à s’asseoir à côté de lui dans le haut comité, chargé par l’empereur de l’examen des affaires polonaises. Sa santé, et sa disposition à la tristesse n’étaient pas les seuls motifs de son éloignement pour le service et l’administration ; son caractère, ses habitudes, son genre d’esprit, ses idées, ses principes, ses occupations favorites, tout l’écartait également des fonctions publiques. Dans un pays où, grâce au tchine, au tableau des rangs et à la tradition bureaucratique de Pierre le Grand, les hommes les plus distingués par la naissance ou le talent n’avaient d’ordinaire d’autre souci que de faire une brillante carrière civile ou militaire, G. Samarine, mettant à profit l’indépendance que lui donnait sa fortune, préférait à toutes les distinctions et à tous les titres officiels sa liberté d’écrivain et ses études de cabinet. Sous ce rapport, le méditatif et morose slavophile, le fervent orthodoxe, à ses heures presque mystique, semblait, comme quelques-uns de ses amis de Moscou, moins appartenir à la Russie du milieu du siècle ; où le tchinovnisme régnait en maître, qu’à l’un des libres pays de l’Occident, où la pensée et les études désintéressées sont le plus en honneur.

Samarine n’avait assisté qu’aux deux ou trois-premières séances du comité dès affaires polonaises. Dans cet auditoire d’élite, comme naguère dans la commission de rédaction pour l’affranchissement des serfs, il avait eu les plus brillans succès oratoires ; mais ces succès, qu’il devait un peu plus tard, retrouver dans la douma ou le zemslvo[2], de Moscou, ne purent changer ni ses inclinations ni ses projets. Les articles qui lui tenaient le plus à cœur une fois votés, il était, si je ne me trompe, parti pour Prague, la vieille cité slave des bords de la Moldau, où il s’occupait de la publication des œuvres de son ami, le poète slavophile Khomiakof. Pour retenir Samarine dans la politique active, il eût fallu sans doute un parlement, une chambre législative, où il eût en tout temps été maître de faire entendre sa voix.

À cette époque, m’a-t-on raconté, au commencement de l’année 1864, une demoiselle d’honneur de l’impératrice, Mlle de S., originaire de Livonie, ayant demandé à Samarine pourquoi il ne retournait pas en Pologne avec Milutine et Tcherkasski : « Mademoiselle, répondit Samarine, je me réserve pour les provinces baltiques. » Cette boutade, bientôt colportée de bouche en bouche dans le monde allemand-russe, parmi les nombreux hauts fonctionnaires sortis de Livonie et de Courlande, n’était pas sur les lèvres de l’écrivain moscovite une vaine et platonique menace. Samarine aurait voulu mettre les trois provinces baltiques au même régime que le royaume de Pologne et la Lithuanie. Non content d’y effacer autant que possible tous les vestiges des lois et institutions allemandes, il eût voulu y faire une révolution agraire aux dépens de la noblesse germanique, au profit des paysans esthoniens et lettons, émancipés sous Alexandre Ier, mais émancipés sans terre. Dans ce double vœu, Samarine du reste n’était que l’organe d’un nombreux et puissant parti, encore à l’œuvre aujourd’hui. Ce qui distinguait l’écrivain slavophile, c’est que cette question des provinces baltiques était depuis longtemps une de ses préoccupations favorites. C’était en rompant des lances contre la noblesse allemande de Livonie qu’il s’était fait d’abord connaître en Russie. Entré dans sa jeunesse au service, comme presque tous les hommes de son rang et de sa génération, Samarine avait été attaché à une commission, chargée de réviser l’organisation municipale de Riga. À cette occasion, le jeune secrétaire de collège[3] avait esquissé pour ces provinces russes, alors plus allemandes et plus féodales par les mœurs et les institutions qu’aucune partie de l’Allemagne, tout un vaste plan de réformes ; et, sans grand souci de la discipline et de la hiérarchie bureaucratique, il avait initié le public à ses projets dans des lettres dont la véhémence avait soulevé contre lui non-seulement les colères de la noblesse bal tique, mais l’irritation de ses chefs de Saint-Pétersbourg, étonnés de cette outrecuidance d’un employé de la neuvième ou dixième classe. Samarine avait payé son audace de quelques jours de prison dans la forteresse, et depuis lors, il avait abandonné le service pour continuer un jour avec d’autres armes la guerre qu’il avait déclarée à l’esprit allemand dans les trois provinces conquises par Pierre le Grand.

Pendant que ses deux amis étaient occupés à transformer la Pologne, Samarine, fidèle à ses premières impressions, allait écrire en silence, sur les provinces baltiques, son célèbre ouvrage des frontières, Okraini[4], qui, applaudi passionnément à Moscou, devait soulever de bruyantes colères dans toute l’Allemagne, comme dans les trois provinces, et faire surgir de la part des barons livoniens et des docteurs allemands toute une bibliothèque de répliques et de réfutations. Les sentimens de Samarine et de ses amis, à l’égard des trois provinces baltiques, étaient connus longtemps avant l’éclat de ce bruyant manifeste des Okraini. Samarine eut beau retarder la publication de son célèbre pamphlet jusqu’à l’achèvement de l’œuvre entreprise en Pologne par Milutine et Tcherkasski, on comprend que de telles visées, fort peu dissimulées d’ailleurs, n’étaient pas faites pour faciliter la tâche de ses amis à Varsovie. On se montrait à Moscou trop disposé à regarder ce qui se passait sur les bords de la Vistule comme le prélude de ce qui devait bientôt s’effectuer sur la basse Duna, pour que les Allemands russes de Riga, de Mittau, de Revel et tous leurs alliés de Pétersbourg n’en prissent point ombrage et ne se tinssent pas sur leurs gardes. Les revendications de la presse nationale, en excitant les défiances de la Rittersrhaft baltique, avaient pour conséquence de créer une secrète et involontaire solidarité entre les Livoniens et les Polonais, à donner tôt ou tard à la noblesse désarmée de Pologne l’appui latent de la noblesse baltique, si puissante dans l’administration et à la cour par ses positions officielles, par ses alliances de famille, par son esprit de corps et son habile fidélité au trône. Dans l’occulte et persévérante résistance, apportée à Varsovie par le comte Berg aux projets de Milutine et de Tcherkasski, de même que dans les brillans pamphlets, publiés par le baron Firks[5], peut-être y avait-il, à l’insu même du vice-roi comme du publiciste, une secrète inspiration de l’esprit allemand et du patriotisme baltique, fort peu soucieux d’ordinaire des droits et des intérêts de la Pologne, mais plus ou moins alarmé d’une politique d’assimilation qu’il craignait de voir se retourner contre les trois provinces.

Le prince V. Tcherkasski était un homme de tout autres goûts et de tout autre tempérament que son ami et contemporain G. Samarine. A l’inverse de ce dernier, c’était bien moins un spéculatif ou un penseur qu’un homme d’action. Esprit à tendances pratiques, positives, réalistes, si l’on veut, Tcherkasski était dégagé de tout mysticisme, de tout romantisme politique ou religieux ; à cet égard, il était fort différent de la plupart de ses amis des cercles slavophiles de Moscou, au milieu desquels il avait passé sa première jeunesse et dont il avait subi l’ascendant sans prendre toutes leurs idées. Par son énergie, son activité, son sang-froid, par la décision de son intelligence, de sa volonté, de sa parole et aussi peut-être par son dédain des obstacles et sa confiance dans ses forces, le prince Vladimir Alexandrovitch était visiblement fait pour des fonctions difficiles et une tâche contestée, exigeant plutôt de la vigueur, de la persévérance, de l’inflexibilité que de la modération, de la finesse, de la conciliation. Fier et entier dans ses opinions, peu propre à un rôle subalterne ou passif, Tcherkasski, à l’inverse de la plupart de ses contemporains, n’était pas, en sortant de l’université, entré au service de l’état. Il avait vécu sur ses terres des gouvernemens de Toula et de Tver ou dans sa maison de Moscou, critiquant dans les salons les erremens du gouvernement de Nicolas, en attendant qu’un nouveau règne ou un changement de régime vînt lui ouvrir l’accès d’une vie plus active. Les luttes de l’émancipation l’avaient mis en vue, la Pologne lui offrait l’occasion d’occuper un poste important et des fonctions à la fois conformes à ses idées et à son caractère ; le prince Vladimir Alexandrovitch devait saisir volontiers cette occasion de jouer, à côté de son ami Milutine, un rôle militant dans les grandes affaires, sans avoir eu à passer comme d’habitude par la longue et fastidieuse filière bureaucratique.

Milutine et lui se partagèrent la besogne. Pour appliquer les lois nouvelles, il fallait d’abord avoir le champ libre en Pologne, contre-carrer, à Varsovie et à Pétersbourg à la fois, les menées des adversaires, qui comptaient bien réparer peu à peu dans les détails de l’exécution leur défaite du comité. Milutine, qui avait une particulière aversion pour le séjour de Varsovie, qui, de plus, était personnellement connu du souverain et que ses services passés comme ses titres officiels rendaient l’égal des hauts fonctionnaires de la capitale, Milutine, sauf de trop fréquens voyages en Pologne, resta au centre des affaires et des intrigues, à Pétersbourg, tandis que Tcherkasski, qui, pour l’intelligence comme pour la communauté des vues, pouvait être appelé son alter ego, s’établissait au cœur des provinces à réorganiser, à Varsovie, à côté du vice-roi et de l’adversaire secret, le comte de Berg.

En quittant la capitale de l’empire pour prendre sa résidence dans celle du royaume, le prince Tcherkasski débarrassait les hommes d’état pétersbourgeois du voisinage d’un concurrent éventuel dont la présence ne laissait pas que de leur être importune. Peut-être cette considération a-t-elle facilité la nomination du prince en Pologne. En dépit des usages du tchine, quoiqu’il eût à peine un grade civil, n’ayant jamais occupé que des fonctions électives, Tcherkasski, soudainement promu au rang de conseiller privé, fut nommé ministre de l’intérieur (à titre provisoire) du royaume de Pologne et chargé de la direction des affaires politiques et religieuses. Dans cette position, il devait effectivement, avec l’aide et sous l’inspiration de Milutine, conduire les réformes administratives, politiques, ecclésiastiques et en partie économiques.

Malgré sa répugnance à retourner en Pologne, Nicolas Milutine accompagna d’abord Tcherkasski à Varsovie pour y installer avec lui la nouvelle administration et commencer l’application des ukases de mars 1864, qui octroyaient aux paysans une partie des terres de la noblesse.

Les deux amis devaient rencontrer en Pologne deux obstacles, en quelque sorte reliés ensemble par les circonstances. Ils devaient d’abord souffrir du manque d’hommes, de la pénurie d’instrumens intelligens et dévoués, et cela malgré le concours empressé des patriotes qui, de Pétersbourg et de Moscou, allaient venir prendre la place laissée vide par Samarine. L’œuvre de Milutine et de Tcherkasski devait être entravée davantage par un défaut connexe, le manque d’unité administrative, le manque de concours d’une grande partie des autorités, officiellement appelées à les seconder. On ne saurait imaginer, sans parcourir leur correspondance, que d’efforts de tous les instans il leur a fallu jusqu’à la fin pour surmonter cet obstacle qui seul eût arrêté des hommes moins énergiques.

C’est au commencement du printemps, en mars 1864, que les deux amis revinrent à Varsovie appliquer les statuts qu’ils avaient non sans peine fait adopter à Pétersbourg. Ils arrivaient comme représentans de l’empereur, avec une mission qui paraissait exiger de pleins pouvoirs, et ils allaient se heurter chaque jour et partout, moins aux résistances polonaises devenues impuissantes qu’à la sourde opposition des autorités russes, civiles ou militaires, du royaume. Il est facile de voir combien était fausse et ambiguë, au lendemain même de leur triomphe à Pétersbourg, la position des deux amis qui semblaient revenir à Varsovie en vainqueurs et en maîtres. Tcherkasski, le nouveau ministre de l’intérieur, se trouvait directement le subordonné du vice-roi, le comte Berg, qui devait employer tous ses efforts à paralyser le ministre. Quant au conseiller privé et secrétaire d’état, N. Milutine, il revenait en Pologne sans pouvoirs déterminés, à peu près comme la première fois, lorsqu’il n’avait qu’à étudier la situation ; il revenait avec un état-major dévoué, ayant pour instruction de tout changer, de tout renouveler, conformément à son programme, et il allait rencontrer partout devant lui, à Varsovie comme à Pétersbourg, dans les administrations officielles chargées des affaires de Pologne, des fonctionnaires pour la plupart hostiles ou malveillans. En dehors de l’administration russe de Varsovie, il y avait encore à Saint-Pétersbourg un ministère de Pologne, et ce ministère qui, après l’application presque entière des nouveaux ukases, devait finir par être confié à Milutine, était alors aux mains d’un homme notoirement connu comme peu sympathique à l’œuvre de Milutine et de Tcherkasski.

Il est inutile de faire ressortir la complication de cette machine administrative dont les différens rouages, destinés sans doute à se contrôler mutuellement, ne faisaient guère que s’embarrasser et s’arrêter les uns les autres, si bien que toute l’administration russo-polonaise eût pu se résumer dans les trois mots : ordre, contre-ordre, désordre. Il est encore plus oiseux de montrer ce qu’avait d’équivoque, de pénible, d’irritant à la longue, la situation de Milutine, obligé de lutter jour par jour avec les instrumens mêmes dont il semblait devoir se servir. À Pétersbourg et plus encore à Varsovie, il lui fallut durant des mois et des années éviter les pièges incessamment tendus sous ses pas, défaire un à un les fils des trames subtiles patiemment ourdies par d’infatigables adversaires. Dans toute cette transformation administrative et économique de la Pologne, les autorités russes, officiellement chargées d’assurer la mise à exécution du nouvel ordre de choses, ressemblaient, par leur division et leur manque d’unité, à la Pénélope de la Fable, qui défaisait la nuit ce qu’elle avait fait le jour. On eût dit que le principal souci du vice-roi et du ministère de Pologne était de détruire dans l’ombre ce qu’avaient fait au soleil Milutine et Tcherkasski. Aussi l’application des ukases de 1864 et toute la réorganisation que Milutine et ses amis, non peut-être sans la naturelle présomption des esprits entreprenans, se flattaient d’accomplir en quelques mois, leur prit-elle des années et ne réussit-elle que grâce à des efforts surhumains d’énergie et de travail, si bien que Milutine se devait tuer à la peine.

Laissons-le nous décrire lui-même la besogne, les outils et les obstacles qui l’attendaient à son retour à Varsovie :


Varsovie (château Bruhl),7/19 mars 1864[6]

« … Un abîme de soucis ! Il faut tout organiser et installer, choses et gens, et distribuer tout le travail. Aujourd’hui, pas une minute de solitude. Quelque pénible que ce soit, ce serait plus pénible encore sans cette distraction forcée du travail qui vous enlève à vous-même. Je suis à peine arrivé ici et je fais des projets de retour. Je voudrais voir passer au plus vite ces six douloureuses semaines, j’espère que ce dur esclavage ne durera pas plus longtemps. A Vilna, j’ai passé toute la journée avec Mouravief et ses employés. Notre explication a été calme, et nous nous sommes quittés d’accord. Ici les autorités m’attendaient à la gare avec une voiture. Après avoir installé à la hâte mes compagnons au château Bruhl, je me suis immédiatement rendu chez le comte Berg, qui m’attendait pour dîner. La proclamation de l’ukase a partout réussi. Les renseignemens sur les paysans sont excellens. Les propriétaires, comme il fallait s’y attendre, sont furieux ; mais on les dit fort préoccupés de l’indemnité à recevoir du gouvernement, et bon gré mal gré ce souci les oblige à se tenir tranquilles… Tout cela amène le comte Berg à voir la situation en rose, et par ce motif nos délibérations ont été très amicales. On ne saurait cependant compter que les choses se passeront d’une façon parfaitement paisible. Une chose qui excite particulièrement le mécontentement, c’est que les woyt soient pris parmi les paysans[7]. Les Polonais m’ont donné le surnom de « président de la junte des paysans[8], » ce qui, du reste, ne m’offense pas du tout !…


Varsovie (château Bruhl), 12/24 mars 1864[9].

« L’affaire marche lentement, comme toujours dans les commencemens. Nos nouvelles recrues nous arrivent tardivement. Même C. ne paraît pas encore, je ne sais pourquoi. Tcherkasski est absorbé par la prise de possession de ses nouvelles fonctions, et, en réalité, sa tâche n’est pas facile ; il est comme dans un bois, il lui faut faire connaissance et avec les hommes et avec les choses. Hier il a reçu tous ses employés et leur a fait un discours en russe. Il va sans dire que tous se prosternent à ses pieds. Quoiqu’il habite encore le château Bruhl (pendant qu’on prépare sa demeure future), nous ne nous voyons presque pas, de sorte que c’est sur moi seul que retombe le soin d’organiser le comité constituant[10] et de distribuer le travail, etc. «… Dans les provinces, les choses vont fort bien jusqu’ici ; mais pour assurer l’exécution définitive des ukases, il faut nous envoyer des employés, car c’est ce qui nous fait défaut. Dis, je t’en prie, à Joukovski que je le supplie instamment de m’en recruter le plus qu’il pourra et de me les expédier ici le plus tôt possible. Il faut pour cela pousser le ministère de Pologne, où l’on est terriblement lent et endormi, et presser les congés des militaires, au sujet desquels j’ai écrit il y a déjà trois semaines. Si les choses ne marchent pas plus vite, je ne puis prévoir quand je parviendrai à m’arracher d’ici ; et supporter longtemps cette vie, je n’en aurais réellement pas la force. »

La difficulté de trouver des agens sûrs et intelligens était une des grandes préoccupations de Milutine ; on le voit à chacune de ses lettres. Il avait pu amener avec lui un brillant état-major que des hommes distingués comme M. Solovief et M. Kochelef allaient bientôt renforcer, mais cela ne pouvait suffire ; il lui fallait des agens d’exécution sur les lieux, pour les campagnes particulièrement, et il s’adressait à tout le monde pour lui en fournir ; il en demandait à Pétersbourg, à Varsovie, aux services civils et aux services militaires, car, faute d’autres instrumens, il était obligé de recourir à l’armée1 et aux officiers. Pour ces derniers, il avait l’avantage d’avoir le concours de son frère Dmitri, qui, depuis trois ans, était ministre de la guerre. Ces officiers, appelés de Saint-Pétersbourg ou recrutés dans les régimens de Varsovie, Milutine était contraint de les former, de les styler lui-même pour une tâche compliquée qui eût exigé des juristes plutôt que des soldats. Pour les initier, il employait tous les moyens imaginables, il les faisait dîner avec lui, il leur faisait une sorte de cours ou de conférence. La grande salle du château Bruhl s’éclairait le soir comme pour une réception officielle, et, vers huit heures, une cinquantaine de commissaires futurs, les uns jeunes officiers, les autres anciens employés ou juges de paix, révoqués en Russie pour leurs penchans démocratiques, apprenaient de la bouche même de Milutine quelles devaient être leur mission et leur règle de conduite[11]. Ces administrateurs improvisés étaient à peine dégrossis et dressés à la hâte qu’il fallait les envoyer sur les lieux expliquer aux paysans ce qu’eux-mêmes venaient d’apprendre, le sens et la portée des ukases, qui abolissaient la corvée, tout en transférant au peuple dés campagnes la propriété des terres dont il avait la jouissance.

Varsovie (château Bruhl), 15/27 mars 1864[12].

«… Je ne saurais dire à quel point il m’est difficile de conserver le sang-froid et le calme qu’exigent mes occupations actuelles.

«… La proclamation des ukases est, à présent, partout terminée. La première impression a été très satisfaisante. La junte révolutionnaire en paraît atterrée. Les paysans sont dans l’allégresse, ils se mettent, plus que par le passé, à arrêter eux-mêmes les insurgés. Mais la véritable lutte est encore à venir. Dans quelques endroits déjà il y a eu des essais de jeter le trouble parmi les paysans[13].

« Il nous faut au plus vite mettre les ukases à exécution dans les localités, et pour cela les hommes nous manquent absolument. Sur mes instances, on enrôle pour nous, dans les régimens cantonnés ici, des officiers intelligens. Malheureusement je ne les connais pas personnellement, et je suis obligé de m’en remettre aux recommandations des autorités militaires, dont les choix dans cette affaire ne sont pas toujours heureux ni même peut-être toujours consciencieux. Tous ces jours-ci j’ai passé mon temps au milieu des colonels et d’officiers indiqués par eux. Il me faut m’ entretenir avec chacun, raisonner avec eux, tâcher d’éveiller leur intérêt, etc.

«… A partir de mardi, je me propose d’ouvrir chez moi une espèce de cours public, sur la question des paysans, pour ces hommes politiques improvisés. J’aurais voulu les avoir préparés pour la fin de la semaine, de façon à ce qu’il fût possible d’envoyer cette première expédition aux quatre coins du royaume. Mais nous avons à peine pu enrôler trente personnes, et il nous en faudrait au moins trois fois autant.

« Les employés polonais, encouragés par notre longue indulgence et notre apathie nationale, paraissent ne pas croire encore que nous exécutions réellement ce que nous avons en vue ; et ce doute injurieux, malheureusement mérité, soutient mon courage et stimulera, je l’espère, l’ardeur de nos jeunes gens.

« Tcherkasski, quoique absorbé par son ministère ; m’aide autant que le lui permettent ses forces et le manque de temps. Mes autres compagnons sont aussi pleins de zèle. — Aujourd’hui, jour de Pâques, selon le nouveau style[14], j’ai réuni à dîner une grande partie de mon armée civile[15]. Ephrème[16] ne m’a pas permis d’inviter plus de quatorze personnes, et il m’a annoncé cela d’un ton peu satisfait. Nous manquons ici en effet de vaisselle, de linge de table et de bien d’autres choses. Je ne pouvais cependant abandonner mes pauvres employés au caprice du sort ; aussi je les invite à dîner à tour de rôle, huit ou neuf à la fois…

« … Il ne faut avoir aucune inquiétude à mon égard. La surveillance ne faiblit pas, et, d’après les recommandations d’Ephrème sans doute, un de mes trois cosaques ne me quitte pas plus que mon ombre. »

On voit que de peine Milutine se donnait pour dresser les jeunes gens qui devaient lui servir de collaborateurs. C’était peu pour lui d’avoir conçu et combiné dans les détails tout un vaste plan de réformes sociales ou politiques ; comme un architecte qui manquerait de maçons et de tailleurs de pierre, il était lui-même obligé de façonner les ouvriers dont les mains devaient mettre les matériaux en œuvre. Avec les instrumens les plus parfaits, la tâche fût restée singulièrement difficile ; qu’était-ce avec un tel outillage, avec un tel défaut d’hommes et de bras ? Pour le comprendre, il faut envisager d’un peu plus près l’œuvre entreprise par Milutine et ses amis, il faut se rendre brièvement compte de la situation du peuple des campagnes que Milutine prétendait régénérer, au nom du tsar et au profit de la Russie.


II

Le paysan polonais semble avoir été, durant les derniers siècles, un des plus malheureux de l’Europe, à l’époque même où presque partout le villageois succombait sous le double faix des taxes fiscales et des droits féodaux. L’abaissement du peuple des campagnes ne saurait étonner chez, une nation où une sorte de plèbe nobiliaire, composée de la szlachta, formait tout le pays légal, dans un état dont la vicieuse constitution réunissait les inconvéniens sociaux de l’extrême aristocratie aux défauts politiques de l’extrême démocratie. Un de nos écrivains français du XVIIIe siècle, Bernardin de Saint-Pierre, nous a laissé quelque part une navrante et évidemment trop fidèle peinture de la situation du paysan polonais, durant les dernières années de la république[17]. Dans un siècle aussi naïf en politique que zélé pour l’humanité, cette oppression du paysan devait mal servir la république de gentilshommes. Ce fut, après l’intolérance religieuse de la Pologne sous ses derniers rois, une des principales causes de la complaisance de nos philosophes envers les auteurs des partages, et c’est la meilleure excuse de leurs félicitations à la grande Catherine ou à Frédéric le Grand.

Le mal, du reste, était si manifeste qu’il ne pouvait manquer de frapper les yeux de la noblesse polonaise. Dans le court répit accordé à leur patrie, entre le premier et les derniers partages, l’un des soucis des patriotes les plus clairvoyans était de relever le peuple ; mais les factions politiques et les luttes intestines des confédérations, l’anarchie intérieure et la perfide surveillance de voisins, jaloux de voir la Pologne se régénérer, puis bientôt les partages, les changemens de domination dans un pays sans cesse coupé et recoupé en morceaux et ballotté sans repos d’une domination à une autre, tout, dans l’indépendance comme dans l’asservissement, a empêché les libéraux polonais d’exécuter leurs projets en faveur de l’habitant des campagnes. Malgré les généreuses proclamations de Kosciuszko, la république tomba avant d’avoir pu effectuer l’abolition du servage.

Dans le grand-duché de Varsovie, dont la majeure partie a formé le royaume de Pologne, il ne pouvait y avoir de servitude légale sous l’empire du code Napoléonien usage après comme avant 1815. En droit, le paysan était libre ; en fait, sa situation n’avait guère changé ; assujetti à la corvée et lié à la glèbe par la coutume ou la misère, il se trouvait pratiquement, au point de vue économique comme au point de vue administratif, dans un état fort voisin du servage. Tant qu’avait duré en Russie le servage légal, servage qui, chez les Russes, avait fini par dégénérer en véritable esclavage, l’abaissement de la population rurale, bien que déploré par les Polonais éclairés, n’avait rien d’anormal dans le petit royaume dont le congrès de Vienne avait fait l’annexe du grand empire. Là, comme dans les provinces lithuaniennes ou petites-russiennes voisines, le gouvernement russe avait bien, à différentes époques et notamment sous l’empereur Nicolas, en 1846, essayé de régler par des inventaires les droits et les obligations réciproques des propriétaires et des paysans[18]. Ces règlemens, d’un caractère visiblement provisoire, restaient souvent impuissans ou inefficaces dans la pratique ; les Polonais eux-mêmes se remettaient à chercher des combinaisons pour améliorer l’état matériel et moral des classes rurales, lorsque l’émancipation des serfs, accomplie en Russie, au milieu des luttes que l’on sait, vint naturellement remettre, pour le royaume, cette question à l’ordre du jour et en rendre la solution urgente.

La Pologne, où dès longtemps le servage était légalement aboli, qui, de plus, était encore en possession d’une autonomie restreinte et de lois particulières, la Pologne avait, comme les provinces baltiques, où l’émancipation remontait à l’empereur Alexandre Ier, échappé aux lois et statuts que les Milutine, les Tcherkasski, les Samarine et leurs amis avaient fait édicter en 1861 pour les paysans du reste de l’empire. Depuis la promulgation de la charte rurale du 19 février, qui avait assuré au moujik russe la propriété d’une partie du sol, avec la libre administration de sa commune, la position du paysan polonais était devenue trop manifestement inférieure à celle du paysan russe pour qu’à Varsovie même on ne se préoccupât point de faire disparaître ou d’atténuer une aussi fâcheuse inégalité. C’était là, on le comprend, une des questions agitées par les Polonais dans les trop courtes années de liberté relative qui précédèrent l’insurrection de 1863.

Sous l’impulsion d’un généreux et éclairé gentilhomme d’une des plus illustres familles de Pologne, le comte André Zamoïski, la Société d’agriculture de Varsovie tendait à réunir en faisceau toutes les forces intelligentes et économiques du pays. L’amélioration du sort des paysans fut le premier problème dont se préoccupa la société. Non contens de rechercher les moyens de supprimer la corvée et de la remplacer par un cens ou redevance en argent, les propriétaires polonais désireux de devenir les bienfaiteurs du peuple cherchaient à mettre la propriété foncière à la portée du paysan. Divers projets étaient à ce sujet mis en avant ; .on parlait d’une opération de rachat, au moyen d’annuités échelonnées sur une période plus ou moins longue ; on proposait de créer une banque qui, durant cette période de transition, eût servi d’intermédiaire entre le paysan et l’ancien seigneur ; on faisait répandre dans les campagnes et lire au prône des églises une circulaire, annonçant aux paysans la bonne nouvelle[19]. A l’inverse de ce qui s’était vu en Russie. la noblesse polonaise eût ainsi eu le mérite et l’avantage de faire spontanément ce que Le gouvernement de Pétersbourg, avait été obligé d’imposer à une grande partie de la noblesse russe.

Les premières agitations politiques avaient malheureusement fait évanouir tous ces beaux rêves. Soit méfiance envers la noblesse de Pologne ou la Société d’agriculture, qui tendait peu à peu à se transformer en assemblée législative, soit désir de conduire lui-même l’opération comme dans l’empiré et, de conserver au besoin une arme de guerre contre la classe dominante, le gouvernement impérial s’était montré peu disposé à seconder les projets des libéraux de Varsovie. Au milieu de l’effervescence nationale, la Société d’agriculture, d’où la Pologne avait semblé attendre sa pacifique régénération, était dissoute. Bientôt après, l’insurrection éclatait, et la question paysanne, passant brusquement du domaine économique dans le domaine politique, était presque à la fois posée des deux côtés adverses, à Pétersbourg par le gouvernement impérial, à Varsovie par le comité révolutionnaire.

Dans le duel inégal engagé entre le tsarisme et le gouvernement occulte, qui, durant des mois, tint toute la Pologne dans sa main, les deux antagonistes devaient naturellement se disputer l’appui du pauvre paysan qui, courbé sur la glèbe depuis des siècles, presque ignorant des mots d’honneur et de patrie, n’avait guère d’oreilles que pour la grosse voix de l’intérêt. Nous avons vu par la bouche de Milutine, de Mouravief, de l’empereur Alexandre lui-même, comment la raison d’état conduisait les Russes à prendre en main la cause du peuple des campagnes et à tenter à son profit une vaste expropriation de la noblesse. Les insurgés n’avaient point attendu pour recourir aux mêmes armes que le gouvernement russe eût formulé ses intentions. Eux aussi, avons-nous déjà remarqué, s’étaient empressés de convier le peuple à la propriété, tant pour le gagner à leur cause que pour donner à la nationalité polonaise une base qui lui faisait défaut. De toute façon, quel que fût le sort de la lutte, la Pologne semblait ainsi destinée à passer par la redoutable épreuve des lois agraires, et si, par impossible, l’insurrection l’eût emporté, peut-être que, grâce au parti démocratique, au parti rouge qui, dans les rangs des révoltés, avait pris de plus en plus le dessus, l’aristocratie et la grande propriété foncière eussent été plus maltraitées par leurs propres compatriotes triomphans que par les agens du gouvernement russe[20].

L’exemple de la Russie nous a montré combien de résistances et d’objections de toute sorte, combien de répugnances et de colères soulèvent, même en temps de paix, des lois agraires qui, pour cause d’utilité publique, exproprient partiellement une classe de la nation au profit d’une autre, alors même que ces lois sont discutées et appliquées par des compatriotes et par des représentans des propriétaires expropriés, alors même que toutes ces mesures sont prises sous l’égide d’un pouvoir impartial, également préoccupé des droits et des intérêts de tous. Qu’est-ce donc quand de pareilles mesures, d’apparence au moins, forcément révolutionnaires et inévitablement vexatoires, sont édictées par un vainqueur en pays étranger ou en province rebelle, au lendemain d’une lutte acharnée ? qu’est-ce, quand elles sont appliquées par des mains naturellement hostiles et encore toutes chaudes des ardeurs du combat ?

Au fond, nous sommes contraints de le répéter, les ukases apportés par N. Milutine et Tcherkasski en Pologne étaient, pour les principes et pour l’esprit, fort analogues aux lois et statuts que trois ans plus tôt les mêmes hommes avaient fait adopter pour la Russie et dont ils eussent voulu diriger eux-mêmes l’exécution. Dans un cas comme dans l’autre, Milutine et ses amis prétendaient assurer à l’ancien serf, moyennant indemnité à l’ancien propriétaire, la pleine propriété des terres dont le paysan n’avait la jouissance qu’en subissant la corvée ; dans un cas comme dans l’autre, ils prétendaient remettre au paysan la libre administration des affaires de la commune et briser la vieille tutelle seigneuriale[21]. Ce qui a varié, ce qui a fait la différence et l’inégalité de traitement entre la noblesse polonaise et la noblesse russe, c’est surtout le mode d’exécution, c’est une plus grande rigueur dans l’application des nouveaux principes, c’est une autre mesure ou une autre règle dans cette liquidation agraire ; c’est qu’en Pologne on a plus accordé au paysan pour moins d’argent, et qu’on payé moins cher au propriétaire le sol qu’on lui enlevait.

À cette différence de traitement il y avait une doublé raison : la première, c’est qu’en Russie les Milutine, les Samarine, les Tcherkasski et leurs amis avaient eu beau faire triompher leurs principes, ils n’avaient pu donner force de loi à tous leurs projets en faveur du moujik, et les lois mêmes qu’ils avaient obtenues pour lui, ils n’avaient pu les appliquer de leurs mains. La seconde raison, plus grave et plus fâcheuse, c’est qu’en Pologne les ukases, promulgués le lendemain d’une guerre civile, n’étaient pas seulement pour le gouvernement une mesure en faveur de la population locale, mais aussi un expédient politique, un remède violent, suggéré par les nécessités du moment, un instrument de répression en même temps que de pacification, en un mot, comme le disait Mouravief, un instrument de domination[22]. Et cela était inévitable à la suite d’une insurrection ayant des causes profondes et permanentes qui en rendaient le renouvellement probable. Le gouvernement russe, qui sur la Pologne semblait n’avoir d’autre prise que la force armée, avait découvert un moyen de s’attaquer au fond du peuple, de se l’attacher, temporairement au moins, par des bienfaits ; il avait entrevu aux bords de la Vistule une tâche démocratique, humanitaire, presque utopique. Cette tâche, il la réalisait avec l’omnipotence d’un gouvernement absolu, mais ce ne pouvait être uniquement dans l’intérêt de l’idéal, de l’humanité et du peuple polonais, pour mériter les éloges de Proudhon et des démocrates étrangers qui l’en devaient féliciter. S’il se plaisait à relever le paysan et à mettre en pratique d’apparentes utopies, c’était autant et plus, si l’on veut, dans l’intérêt de l’état, dans l’intérêt de. la Russie, que dans celui du peuple polonais. Pour légitimer ce procédé, il lui suffisait que les deux intérêts fussent d’accord au lieu d’être en opposition.

Le pouvoir qui, dans l’espèce de liquidation analogue, accomplie dans l’empire, eût voulu épargner tout sacrifice à la noblesse russe, n’était pas fâché d’en imposer à la noblesse polonaise, regardée comme complice des. rebelles.. Par le fait même des circonstances, ces lois agraires devaient pour cette dernière prendre l’aspect d’une sorte d’amende, d’une sorte de contribution de guerre ou de rançon, infligée aux classes d’où était sortie l’insurrection, avec cette circonstance atténuante que cette sorte d’amende, imposée aux propriétaires, était employée non au profit du maître, mais au profit du peuple conquis[23]. Or, à cet égard, parmi les états où l’on a le plus hautement stigmatisé la conduite de la Russie, on est contraint d’avouer qu’il en est peu où l’on n’ait en pareil cas recouru à des procédés plus ou moins analogues et parfois moins respectueux encore des droits de propriété, plus ouvertement et irréparablement spoliateurs. Sans remonter aux Irlandais, autrefois dépouillés de leurs terres au profit de soldats anglais, colonisés chez eux, on se rappelle l’espèce de jacquerie, suscitée en 1844 contre les propriétaires polonais par l’Autriche, qui depuis a su en faire ses plus fidèles sujets. Pour ne pas chercher d’exemple en dehors de notre pays et ne point voir seulement la paille de l’œil du voisin, l’abolition de la corvée et des droits féodaux s’est faite, chez nous, dans des conditions autrement onéreuses pour la noblesse, et plus récemment, n’avons-nous pas, sous la troisième république, eu recours, en Algérie, contre les indigènes révoltés, à des procédés non moins difficiles à légitimer au point de vue des notions habituelles du droit de propriété ? Les Kabyles du Sébaou, dont, à la suite de l’insurrection de 1871, les terres les plus fertiles ont été séquestrées et finalement confisquées, faute du paiement de la contribution mise sur leurs tribus, eussent sans doute préféré, si on leur en eût laissé l’alternative, subir le sort de la noblesse polonaise et partager leurs terres, moyennant une insuffisante indemnité avec les colons alsaciens-lorrains qui ont pris leur place dans leurs anciennes demeures. Il est vrai que l’Europe s’est trop habituée à regarder les indigènes de ses colonies comme en dehors de son droit privé, aussi bien que du droit des gens, pour être fort touchée de semblables comparaisons.

L’état de guerre, encore si dur dans notre Europe, malgré tous les adoucissemens apportés par la civilisation, eût expliqué à lui seul la rigueur des lois agraires appliquées à la Pologne. De quelque façon que l’on juge l’opération, une chose est certaine, c’est que, si hostile, si malintentionnée qu’on la suppose, elle n’a pas ruiné la noblesse polonaise. Dans le royaume, comme dans l’empire à la suite de l’émancipation, il y a eu de la gêne et des souffrances qui parfois durent encore ; mais, chose remarquable, il y a peut-être eu moins de ruines amenées par les ukases de 1864 que par la charte du 19 février 1861. Grâce à la fertilité du sol, grâce au grand essor pris par l’industrie du royaume après l’abolition des douanes qui lui fermaient le vaste marché de l’empire, — grâce enfin à l’esprit d’ordre, à l’esprit d’économie et de travail du plus grand nombre d’entre eux, grâce à la flexibilité de la race et à des qualités de vigueur, de sagesse, de solidité qu’on ne leur connaissait pas encore, les propriétaires polonais ont, pour la plupart, mieux supporté la grande crise agraire que les pomechtchiks de Russie, lesquels ont cependant été plus ménagés par la loi. Il y a là quelque chose qui fait honneur au caractère polonais, qui montre que, pour cette noblesse tant éprouvée, les dures leçons de l’expérience sont loin d’avoir été perdues ; quelque chose aussi, il faut le reconnaître, qui montre que, somme toute, la conduite du gouvernement russe à son égard n’a pas été aussi noire et aussi inique qu’elle le pouvait sembler au premier moment.

De par les ukases de 1864, que nous ne pouvons analyser en détail, le paysan polonais recevait en propriété toutes les terres dont il avait la jouissance depuis 1846, époque où l’empereur Nicolas avait défendu de diminuer l’étendue des champs attribués par l’usage aux familles de paysans. A cet égard, le villageois polonais a d’ordinaire été plus favorisé que le moujik russe, qui très souvent a moins de terre en propriété qu’il n’en avait en jouissance au temps du servage. Pour acquérir la propriété, le tenancier n’avait, en Pologne, qu’à faire valoir le fait de l’usufruit ; or le paysan mazovien n’étant pas plus scrupuleux que son frère de Russie, dont nous avons vu Tcherkasski lui-même déplorer le peu de conscience[24], on comprend tout le parti que pouvaient tirer d’un tel principe des paysans avides, vis-à-vis de juges naturellement inclinés à accueillir toutes leurs revendications[25].

Le paysan polonais a été favorisé d’une autre manière ; l’indemnité de rachat qu’il avait à payer était moindre qu’en Russie, et au lieu de retomber uniquement sur le paysan comme dans l’empire, où l’ancien serf en est aujourd’hui encore souvent accablé, cette indemnité était payée aux propriétaires par les finances du royaume ; le paysan n’y participait que comme contribuable. En revanche, la compensation attribuée au propriétaire était proportionnellement moindre qu’en Russie et inférieure à la valeur vénale du sol ; de plus, cette compensation, de même qu’en Russie, n’était pas soldée en numéraire, mais en titres spéciaux, en lettres d’indemnité qui au moment de leur émission perdaient près de 50 pour 100 et perdent encore aujourd’hui près de 20 pour 100[26]. A l’inverse enfin de ce qui s’est passé en Russie, le propriétaire, comme contribuable, a payé lui-même par l’impôt une portion de l’indemnité qui lui revenait. Malgré ses défauts, ce système, qui faisait participer l’état et avec lui tous les contribuables à cette grande opération du rachat, nous paraît de beaucoup préférable au système adopté en Russie, où les annuités de rachat pèsent d’un poids excessif sur les paysans, alors qu’indirectement l’état et toutes les classes de la population participent aux avantages de l’émancipation. Une bonne part des difficultés économiques de l’empire me semble provenir, en effet, de ce qu’on a voulu conduire l’émancipation comme une opération d’un caractère privé, où l’état devait seulement servir d’intermédiaire et de banquier aux intéressés.

En dépit de son succès, la liquidation agraire, accomplie en Pologne, n’a point naturellement été sans donner lieu à de justes plaintes. La plupart des défauts reprochés à l’œuvre de Milutine doivent revenir au mode d’exécution. Il n’y avait pas là, comme en Russie, des arbitres de paix (mirovye posredniki), des propriétaires élus par la noblesse et chargés de régler les différends qui pouvaient surgir entre les paysans et l’ancien seigneur. A leur place, il y avait des commissaires, tous Russes, c’est-à-dire étrangers au pays, le plus grand nombre nouveaux venus et ignorans des mœurs locales, les uns employés prêtés par les ministères, les autres fonctionnaires révoqués à l’intérieur comme suspects de radicalisme, quelques-uns simples étudians à peine sortis de l’université, beaucoup enfin officiers qui venaient de combattre l’insurrection, la plupart étrangers à l’étude du droit et peu soucieux de ce qu’ils appelaient le formalisme juridique, tous enfin animés naturellement d’un esprit peu sympathique à la noblesse polonaise. Nous avons vu la peine que se donnait Milutine pour les initier et par-dessus tout les intéresser à leur œuvre. Il n’épargnait rien dans ce dessein, les enflammant de sa parole, les encourageant de son exemple ; il leur montrait dans le paysan polonais un frère slave à relever et une barrière vivante à dresser entre la Russie et l’Europe. « Là où le paysan est établi avec son lot de terre, disait-il, là est la borne du monde Slave[27]. » Sur des hommes pour la plupart jeunes et tous ardens patriotes, de telles leçons ne pouvaient rester sans effet, elles exaltaient l’enthousiasme national et stimulaient un zèle qui souvent n’avait pas besoin de beaucoup d’excitation. Tous ces commissaires improvisés croyaient bien participer à une grande mission historique, ils se regardaient comme des apôtres plutôt que comme des juges ; ce sentiment même les amenait parfois dans la pratique à oublier leur rôle d’arbitre, à se prêter trop aveuglément aux revendications du paysan, à renchérir au profit de ce dernier sur les instructions de leurs chefs, à outre-passer les ukases. De là, dans l’application de ces lois, des inégalités et des excès, Aussi voyons-nous parfois, dans leur correspondance, Milutine et Tcherkasski obligés de réprimer le zèle de certains de leurs commissaires et de mettre de côté ceux de leurs agens qui se permettaient trop d’arbitraire[28]. Milutine et même Tcherkasski, loin d’agir toujours systématiquement d’une manière hostile aux propriétaires, désiraient en toute sincérité faire strictement appliquer les ukases sans en dévier en aucun sens. Au milieu de toutes les plaintes dont ils étaient assiégés par les deux parties, ils se félicitaient lorsqu’un même cas provoquait à la fois les réclamations des paysans et des propriétaires. A leurs yeux, cela était la meilleure preuve de l’équité et de l’impartialité de la sentence de leurs commissions. Tcherkasski aimait à se rappeler que pareille chose lui arrivait en Russie quand il était arbitre de paix[29].

Les plus justes plaintes que peuvent élever les propriétaires polonais, plaintes malheureusement trop fondées et durables, c’est qu’au lieu d’achever la grande liquidation de 1864 entre le paysan et le noble, les commissaires russes l’ont tenue systématiquement ouverte aux dépens des intéressés. A l’opposé de ce qui s’est fait en Russie, le paysan polonais a gardé sur les forêts, sur les champs ou les pâturages de son ancien propriétaire, les droits d’usage dont il jouissait alors qu’il était soumis à la corvée. Ces servitudes grèvent lourdement les terres de la noblesse, d’autant plus qu’elles sont mal définies ou qu’elles ont été réglées, de telle façon qu’en les prenant a la lettre, tous les bois des propriétaires n’y sauraient parfois suffire[30]. On comprend que les Polonais désirent vivement voir abroger des droits qui donnent lieu à des difficultés de toute sorte. Pour s’affranchir de ces servitudes, beaucoup de propriétaires renonceraient volontiers à une notable partie de leurs forêts. Malheureusement, en dépit d’une loi édictée depuis, les commissaires du gouvernement, loin de chercher à mettre un terme à cette situation anormale, s’efforcent plutôt d’empêcher les propriétaires et le paysan de s’entendre à cet effet. On en est encore à Varsovie ou Pétersbourg à la politique de 1864 ; on semble heureux d’avoir dans ces servitudes un moyen de semer la zizanie entre les deux grandes classes rurales du royaume, comme si leur antagonisme était la condition nécessaire de la domination russe. « Nous avons pris nos précautions, me disait en toute franchise, au mois de juin dernier, un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg ; nous tenons les Polonais par ces servitudes. »

C’est là une machine de guerre dont on comprenait l’emploi au lendemain de l’insurrection. Cette nouvelle application du « diviser pour régner, » ne saurait cependant être éternellement maintenue ; à la longue, elle pourrait déjouer les calculs de ses promoteurs. Il est douteux que cela empêche longtemps le paysan polonais, relevé par la propriété et l’instruction, de prendre conscience de sa nationalité. En attendant, les obstacles mis par les agens du pouvoir à un complet règlement de la question rurale ont, en dehors même des entraves apportées à une exploitation régulière, un sérieux inconvénient : ils tendent indirectement à troubler dans l’esprit du peuple la notion de propriété, à lui faire croire que les droits de chacun n’ont pas été définitivement fixés par les ukases de 1864, à le faire rêver de nouvelles combinaisons agraires. Par là on ouvre ainsi la porte aux aspirations révolutionnaires et socialistes, on fait naître chez une population, jusqu’ici exempte de toute idée de ce genre, une vague et chimérique espérance de nouvelle distribution de terre et de nouveaux partages. C’est ce que font aujourd’hui quelquefois, à l’insu même du gouvernement, certains de ses agens de Pologne. Lorsque les propriétaires offrent aux paysans de régler à l’amiable, moyennant une indemnité en argent ou un partage des bois, ces épineuses questions de servitude, certains tchinovniks disent aux paysans : « A quoi bon vous entendre et renoncer à vos droits sur une partie de la forêt pour avoir le reste, quand un jour on peut vous donner le tout gratuitement ? » Avec les idées radicales, trop souvent répandues dans le bas tchinovnisme, avec la haine pour la noblesse polonaise qui anime tant de petits employés, de pareils propos n’ont malheureusement rien d’étonnant. Il y a là, en tout cas, un procédé peu digne d’un grand état et dont tôt ou tard la Russie aura honte de se servir. Sans le rigoureux maintien de ces onéreuses servitudes, sans les restrictions, apportées pour des motifs politiques analogues, à la libre disposition des propriétés[31], l’on pourrait dire que la situation agraire du royaume de Pologne est, depuis la crise de 1864, une des meilleures de l’Europe. Les distributions de terres faites aux paysans, en 1864, ont été complétées, en 1866, par de nouvelles allocations sur les domaines de la couronne ou les biens d’église. Durant les dix ou douze ans qui ont suivi la mise à exécution des ukases, les terres en culture se sont accrues de 550,000 hectares, la production des céréales a presque doublé et il en est à peu près de même du bétail[32]. Si les paysans surtout ont participé à ces progrès agricoles, la grande et la moyenne propriété n’y ont pas été étrangères. Maint domaine dont l’étendue a, par la loi de 1864, été réduite d’un tiers environ, a aujourd’hui une plus grande valeur et rapporte un plus grand revenu. Des trois tronçons de l’ancienne république, la Pologne russe est sans comparaison le plus prospère. Le progrès se manifeste par tous les signes extérieurs ; la population augmente rapidement et en même temps la durée moyenne de la vie s’allonge, tandis que décroît la criminalité. Devant de tels faits, on peut croire que, si une fin prématurée ne l’eût enlevé à la contemplation de ce spectacle, Milutine eût été orgueilleux de son œuvre. A tout prendre, en effet, le succès semble avoir été plus grand, plus incontestable on Pologne qu’en Russie. Une part de cette réussite doit bien revenir à la population polonaise, à son élasticité et à son énergie, mais peut-être aussi Milutine et ses amis diraient-ils que, s’ils paraissent avoir été plus heureux en Pologne, c’est qu’en dépit de tous les efforts faits pour les entraver, ils y ont eu les mains plus libres.


IV

Nous avons laissé N. Milutine à Varsovie, dressant péniblement les hommes qui devaient mettre à exécution les nouveaux règlemens. Quelques jours avant la Pâque orthodoxe, Nicolas Alexèiévitch pouvait expédier dans la campagne soixante de ses jeunes gens. On donna au départ de ce premier détachement une consécration religieuse.

« Le matin, écrivait Milutine[33], nous nous sommes tous rendus à la cathédrale (orthodoxe) où, après avoir officié lui-même, l’archevêque a béni nos jeunes gens, tous ensemble et chacun en particulier. Ensuite, à une heure et demie, il y a eu chez moi un déjeuner pour les voyageurs[34] et, après les exhortations de circonstance et les adieux, nos jeunes missionnaires sont partis pour les quatre coins du royaume avec des instructions imprimées et manuscrites, avec leurs bagages et leurs provisions, quelques-uns avec leur femme, d’autres avec des amis, et tous sous escorte. Fasse Dieu qu’ils aient assez d’intelligence et de fermeté pour vaincre les intrigues de la szlachta et aussi l’apathie des paysans ! »

Vers le moment où partaient de Varsovie « les jeunes missionnaires » de Milutine, une députation de paysans polonais, venue pour remercier le tsar, était fêtée de toute manière à Pétersbourg. On lui donnait un grand banquet à l’hôtel de ville, et, pour établir la fraternité des deux classes agricoles, c’étaient des paysans russes, envoyés par des propriétaires du voisinage, qui faisaient les honneurs aux paysans polonais. Durant cette patriotique fête champêtre, donnée dans la capitale, la musique militaire jouait l’air national russe et l’empereur, faisant le tour de la table, adressait à ses fidèles sujets quelques paroles bienveillantes. Les assistans remarquaient qu’à ce banquet les paysans polonais avaient pour la plupart un air contraint que les Russes attribuaient à la longue oppression seigneuriale.

Ces réjouissances, sanctionnées par la présence de l’empereur, ne désarmaient point la sourde opposition de Varsovie et de Pétersbourg. Dans les campagnes du royaume, la résistance des propriétaires était parfois appuyée par les autorités russes et les officiers supérieurs. Parmi les commandans militaires, plus d’un général était lié avec la noblesse polonaise, et subissait le charme de cette aristocratie, l’une des plus cultivées et des plus séduisantes du monde. D’autres n’avaient point pardonné à Milutine et à ses amis les lois agraires de 1861. Aussi plusieurs excitaient-ils presque ouvertement les propriétaires à ne point se soumettre aux injonctions des commissaires, et annonçaient-ils aux paysans que les envoyés de Milutine et de Tcherkasski promettaient beaucoup plus qu’ils ne pouvaient accorder[35].

De pareils faits n’étaient pas isolés. Quoique les ukases impériaux eussent supprimé la corvée sans établir, comme en Russie, d’époque transitoire pour organiser les nouveaux rapports agraires, certains des chefs militaires, profitant des pouvoirs que leur donnait l’état de siège, groupaient autour d’eux l’opposition, menaçaient des plus graves châtimens les paysans qui se refusaient à la corvée et « poursuivaient les soi-disant promoteurs de désordre[36]. » Ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que, dans ce conflit avec les autorités militaires, le vice-roi et le comité de Varsovie se portaient souvent du côté des adversaires du ministre de l’intérieur, Tcherkasski, qui, à chaque instant, était obligé d’en référer à Pétersbourg, à Milutine, et par ce dernier à l’empereur. Les adversaires des deux amis répandaient le bruit que Milutine ne reviendrait plus à Varsovie, que Tcherkasski allait être rappelé et la nouvelle organisation des paysans abandonnée[37].

Il fallait un combat pour chaque province, pour chaque district, presque pour chaque commission. Ces trois années 1864, 1865, 1866 furent pour Milutine une longue suite de petites batailles, et au bout de cette campagne, comme au bout de celle de l’émancipation, les deux amis semblaient entrevoir une disgrâce ou un désaveu[38].

Milutine sentait qu’il ne pouvait laisser Tcherkasski seul à Varsovie, où la majorité du comité constituant lui était hostile, où le prince, selon sa propre expression, était évité comme la peste par le haut état-major russe, ce qui lui rappelait l’accueil de la société pétersbourgeoise à l’époque de l’émancipation. Pour appliquer les nombreux changemens projetés, il ne suffisait pas d’avoir lancé dans les campagnes des agens inférieurs, recrutés partout et formés à la hâte, il fallait avant tout des hommes capables de diriger à Varsovie les différens services du royaume et de tenir tête au vice-roi et à ses créatures. « Tcherkasski, écrivait avec douleur Nicolas Alexèiévitch, est le seul auquel je puisse me fier pleinement, et il ne saurait suffire à tout. » Dans sa détresse, Milutine adressait un appel désespéré à Samarine. « Vous ne sauriez comprendre, lui disait-il en avril 1864, dans quelle position terrible nous sommes ici sans vous ! .. Pour peu que votre santé vous permette de faire ce sacrifice, ne refusez pas, ne fût-ce que pour six semaines[39]. » Samarine ne put rester sourd à de telles supplications ; malgré ses résolutions antérieures, il revint à Varsovie prendre place au comité constituant, mais il n’y demeura que quelques semaines, jusqu’à l’arrivée d’un de leurs anciens collègues des commissions de rédaction, M. Solovief, qui, écarté des affaires à Pétersbourg, s’était décidé à répondre aux instances de Nicolas Alexèiévitch.

Voici en quels termes Milutine s’était adressé à Solovief ; nulle part il n’a dépeint lui-même sa politique en Pologne avec plus de netteté et de décision :


N. Milutine à J. Solovief.


« Varsovie, 23 mars, 4 avril 1864.

« J’espère, très honoré Jacques Alexandrovitch, que vous aurez reçu à l’heure qu’il est les ukases que je vous ai envoyés et les documens concernant la réforme des paysans en Pologne. C’est le premier pas sur la voie des réformes qui doivent, à présent, recevoir un développement énergique et toucher à toutes les branches de l’administration : finances, instruction publique, police et tribunaux. Tout cela doit se faire, naturellement dans le même esprit, et en vue d’un but clairement indiqué ; relever et remettre sur leurs pieds les masses opprimées[40], en les opposant à l’oligarchie dont jusqu’ici ont été imprégnées toutes les institutions polonaises. Je puis dire avec joie que telles sont les convictions de l’Empereur. Je puis ajouter aussi que chaque jour me persuade de la possibilité de remplir ce programme. Avec le temps, nous pourrons trouver en Pologne même des élémens actifs sur lesquels nous pourrons nous appuyer[41]. Mais en attendant, nous devons agir avec des Russes et cela non-seulement à cause de l’état anormal du pays, mais aussi à cause de l’incapacité actuelle des Polonais, eux-mêmes de rien organiser en dehors de leurs ineptes traditions. Cette capacité ne saurait se montrer chez eux que lorsque tout lien avec ces traditions sera brisé, et que sur la scène apparaîtra un acteur inconnu dans l’histoire de la Pologne, — le peuple. »

Ce noble langage est remarquable à plus d’un titre. Comme le disait Milutine, c’est la Russie qui, par ses lois agraires et sa nouvelle organisation communale, a fait sortir le peuple polonais de. l’abaissement où il était réduit depuis des siècles, et cette révolution, c’est la Pologne qui en doit profiter la première. En relevant la population rurale, en dotant les pays de la Vistule d’une nombreuse classe de paysans propriétaires, Milutine a renouvelé, avec les couches inférieures du peuple polonais, la nationalité polonaise elle-même. Grâce à lui et à ses amis, des mains russes ont fait ce qu’avaient inutilement rêvé les démocrates du royaume ; au lieu d’une étroite base aristocratique, elles ont préparé pour l’avenir à la nationalité polonaise une large base populaire. A cet égard, loin de devoir être considérés comme les ennemis et les destructeurs de la nationalité lékhite, Milutine et Tcherkasski mériteraient peut-être plutôt d’en être regardés comme les régénérateurs. Partout, en effet, c’est au fond du peuple que le sentiment national jette ses plus solides racines, c’est du cœur du peuple qu’il est le plus difficile à extirper[42].

On ne saurait s’étonner que quelques Russes aient tiré de là un argument contre les plans de Milutine en faveur des populations rurales de la Vistule. L’un des ministres du tsar me racontait, le printemps dernier à Pétersbourg, qu’à l’époque où l’on discutait les lois agraires de 1864, un des adversaires des Milutine, des Samarine et des Tcherkasski formulait ainsi son opposition : « Aujourd’hui, nous n’avons en face de nous, dans le royaume, que 300,000 Polonais ; avec la nouvelle organisation rurale, nous en aurons, dans trente ans, vingt fois plus. » On ne saurait reprocher à Milutine et au gouvernement russe de ne pas s’être arrêté devant une pareille objection. Pour prévenir tout danger de ce côté, la Russie a du reste un moyen simple : respecter la nationalité de ses sujets polonais, leur langue, leur religion, leurs mœurs.

Comme le moujik russe dont Samarine se plaisait à célébrer la transformation[43], le paysan mazovien, jadis humble et rampant, naguère encore pressé de baiser les pans de l’habit du noble ou du fonctionnaire, a depuis quinze ans pris une tout autre attitude. Il se sent homme aujourd’hui, il a pris conscience de son individualité, de ses droits civils ; pas plus qu’en Russie cependant, et pour des causes différentes, il ne semble avoir tiré des lois faites en sa faveur tout le profit qu’on en eut pu espérer pour lui. Ses progrès sont évidens et à certains égards considérables ; mais le développement intellectuel n’a point marché du même pas que le développement matériel. Il n’y a point à s’en étonner : un peuple ne change pas en une quinzaine d’années ni même en une génération. Puis il y a des raisons spéciales pour que le peuple polonais n’ait pu profiter entièrement des avantages qui lui étaient faits. Le paysan ne peut pas ne point se ressentir de l’état d’abaissement et comme d’ilotisme politique où est maintenu son pays qui, depuis que la Pologne est nominalement assimilée à l’empire, demeure frustré de toutes les réformes et de toutes les lois libérales appliquées en Russie.

Le gouvernement a bien fait de louables efforts pour créer des écoles et disséminer l’instruction ; mais l’enseignement ne peut être impunément distribué au peuple dans une langue étrangère que l’enfant ne comprend pas, que l’homme ne parle point. Cette seule raison est pour le peuple polonais une cause d’infériorité que rien peut-être ne saurait compenser. A cet égard, je me permettrai de remarquer que, des deux parties du programme appliqué en Pologne depuis 1863, l’une fait obstacle à l’autre. D’une main, en lui assurant des terres, en lui confiant l’administration de sa gmina (commune), le gouvernement impérial a beaucoup fait pour relever le peuple ; de l’autre, en bannissant la langue polonaise des écoles, de l’administration, des tribunaux, il semble travailler à le déprimer. Sous ce rapport, le système d’assimilation à outrance suivi dans les dernières années a visiblement empêché les ukases de 1864 de porter tous leurs fruits. En Pologne comme ailleurs, comme chez les Slaves de Turquie et d’Autriche, par exemple, le développement moral et intellectuel du peuple ne peut être complet qu’avec une culture nationale. Il est difficile que la Russie puisse longtemps l’oublier ; durant la dernière guerre d’Orient, comme durant la crise des conspirations nihilistes, ses sujets polonais se sont montrés assez sages pour qu’en dépit des rancunes du passé, elle ne puisse longtemps leur refuser ce qu’elle même a eu l’honneur d’obtenir à tant des sujets chrétiens de la Porte.


V

Milutine rentra à Pétersbourg aux premiers jours d’avril 1864. Ses amis l’avertissaient dans leurs lettres qu’il était temps pour lui de revenir dans la capitale déjouer les intrigues que favorisait son absence[44]. Obligé de faire face à l’ennemi de deux côtés à la fois, Milutine ne revenait à Saint-Pétersbourg que pour y soutenir, sur le sol glissant de la cour et dans l’ombre des chancelleries, une nouvelle guerre de stratagèmes et d’embuscades. Nous ne pouvons suivre ici les obscures péripéties de cette lutte de plus de deux ans qui coûta la vie à Milutine. Le récit détaillé de cette sorte de duel bureaucratique qui se livrait derrière la fastueuse devanture de l’unité autocratique, l’énumération des coups et des bottes que se portaient tour à tour les deux adversaires serait, malgré les grands intérêts en jeu, d’une fastidieuse monotonie pour le lecteur. Le combat dura jusqu’à ce qu’un des deux principaux antagonistes, le plus jeune et en apparence le plus robuste, fut blessé à mort par la maladie. Sans cette intervention de la nature surmenée, on ne sait combien d’années encore eût pu durer cette sorte de guerre civile de l’administration russe contre elle-même.

L’empereur, que la rébellion de 1863 avait profondément blessé et qui, aujourd’hui encore, semble ne l’avoir point pardonnée à la Pologne, l’empereur, qui apprenait peu à peu à connaître et à apprécier personnellement Nicolas Alexèiévitch, était sans aucun doute de cœur avec lui. Il le soutenait d’ordinaire contre le mauvais vouloir de ses propres ministres et les menées de son représentant officiel à Varsovie ; mais, loin de blâmer ou de désavouer ostensiblement les adversaires de la politique que lui-même appuyait, il ne cessait de leur donner des marques publiques de sa faveur. A cet égard, on pourrait dire que la conduite d’Alexandre II dans les affaires polonaises n’était pas sans ressemblance avec les procédés de Louis XV dans sa politique étrangère et sa diplomatie en partie double. La grande différence, c’est qu’à Saint-Pétersbourg, la chose était connue de tous les gens bien informés : ce n’était un secret que pour les hommes étrangers aux affaires. Durant toute cette période de transformation, il y eut en Pologne deux gouvernemens, dont le plus puissant n’était pas celui qui semblait officiellement représenter le souverain. Soit désir de ménager les influences de cour ou de n’en laisser aucune devenir prépondérante, soit peut-être aussi répugnance à prendre ostensiblement la responsabilité de toutes les mesures accomplies en son nom dans le royaume, l’empereur Alexandre laissait les deux partis se remuer autour de lui sans en décourager aucun, abandonnant à l’un l’autorité extérieure, à l’autre la force réelle. Aussi les adversaires de Milutine accusaient-ils parfois tout bas l’empereur de comploter avec Nicolas Alexèiévitch contre son propre gouvernement et contre ses propres agens.

On imaginerait difficilement l’ardeur de la lutte engagée autour du tsar, les obsessions auxquelles était exposé le souverain, la vigilance déployée dans ce siège de la volonté impériale. L’empereur devait-il, par exemple, aller en voyage, se rendre aux eaux d’Ems ou ailleurs, le prince Tcherkasski écrivait coup sur coup à Milutine, qu’une entrevue personnelle du maître avec le comte Berg, dans la gare de Kovno, risquait de tout perdre. Dans ses angoisses, Tcherkasski conjurait Milutme de trouver moyen d’accompagner Alexandre II, qui devait, disait-il, être à Kovno, littéralement assiégé par le comte Berg[45]. Milutine, qui connaissait mieux le souverain et avait plus de confiance dans sa fermeté, était obligé de représenter au prince Vladimir ce qu’une démarche aussi indiscrète aurait de déplacé et de blessant pour l’empereur. Malgré les instances réitérées de Tcherkasski, inquiet des projets du comte Berg, lequel dissimulait mal tout ce qu’il attendait de cette audience, Milutine, loin de chercher aucun prétexte de monter dans le train impérial, s’en remettait entièrement à la parole du souverain[46].

Dans ce combat des vainqueurs autour du cadavre de la Pologne, les deux partis et les deux chefs reçurent jusqu’à la fin presque simultanément des encouragemens et des récompenses qui semblaient leur de voir fournir de nouvelles armes. Le vice-roi de Pologne, qui, en 1864, en 1865 et 1866, contraignait Milutine à revenir plusieurs fois à Varsovie pour ranimer l’ardeur des siens, le comte Berg, était fait feld-maréchal, et son vaillant antagoniste, Milutine, était nommé ministre de Pologne.

Pour Nicolas Alexèiévitch, cette nomination tardive n’était pas un succès sans mélange, car elle semblait de voir le river encore pour plusieurs années à ces affaires polonaises dont il avait toujours hâte de sortir. Aussi, loin de briguer ce poste qui, depuis trois ans, semblait lui appartenir de droit et que l’empereur lui avait proposé dès 1864, avait-il longtemps plutôt cherché à l’éviter. « Vous aimez mieux faire des ministres que de l’être vous-même, » lui dit spirituellement à ce propos le prince G., vers 1864. Le moment où Milutine était appelé au ministère (avril 1866) était peu propice aux nouveautés. C’était au lendemain de l’attentat de Karakazof, le premier Russe qui ait osé porter la main sur le tsar. Cet attentat avait amené dans le gouvernement, jusque-là incertain et vacillant, une sorte d’évolution dans le sens conservateur. L’influence de Nicolas Milutine en pouvait sembler sérieusement atteinte : ce fut le moment où il fut nommé ministre, mais ministre de Pologne. Il est vrai que le général Mouravief, la veille encore en demi-disgrâce, était vers le même temps appelé à la tête du gouvernement, comme le fut quatorze ans plus tard, en pareille circonstance, le général Loris-Mélikof.

Les amis de Milutine espéraient encore le voir prendre en des jours meilleurs un rôle prépondérant et revenir enfin à la direction des affaires intérieures, dont il avait été écarté en 1861. Ces rêves ne devaient point se réaliser. Milutine ne devait siéger que quelques mois au comité des ministres et il allait y épuiser le reste de ses forces à batailler pour les affaires polonaises.

Pendant ce temps avait lieu entre les deux voisins de la Russie la rapide guerre de 1866, prélude de celle de 1870. Dans une lettre à sa femme, alors à la campagne, Milutine écrivait, au lendemain de Sadowa : « La défaite des Autrichiens est complète : les Prussiens les ont battus à plate couture. A présent, ces derniers vont tellement s’enorgueillir qu’il n’y aura plus moyen de les tenir. Pour nous, le fait n’a rien d’agréable[47]. » En 1870, alors que, malade et paralysé, il était depuis quatre ans retiré des affaires, Nicolas Alexèiévitch éprouva, dit-on, une véritable douleur en apprenant les défaites de la France. A part ses naturelles et clairvoyantes inquiétudes pour son pays, Milutine avait pour le nôtre, où son nom était l’objet de tant d’attaques, une préférence qui ne se démentit jamais. De Saint-Pétersbourg ou de Varsovie, quand il était au pouvoir, l’un de ses soucis était de redresser, au moyen de la presse, l’opinion française au sujet de la Russie[48]. Quand on lui apprit la capitulation de Sedan, Milutine, m’assure-t-on, refusa d’abord d’y ajouter foi et crut qu’on abusait de son infirmité pour lui en faire accroire.

Chose à noter, le même homme écrivait, une année plus tôt, à propos d’une nomination en Pologne : « Je me méfie moins des Allemands que des Polonais[49]. » Ce mot, tracé à la hâte, eût pu longtemps servir de devise à la politique russe en Pologne. A force de combattre le polonisme, la Russie a, malgré elle, dans les provinces de la Vistule, favorisé les progrès de son plus redoutable concurrent, le germanisme.

Une telle politique se comprenait au lendemain de l’insurrection polonaise et en face d’une Allemagne morcelée, alors que la Prusse ne semblait à Pétersbourg qu’un humble satellite du grand empire voisin ; est-elle aussi prudente et rationnelle depuis la résurrection de l’empire germanique, alors qu’à Berlin tout le monde n’a pas oublié que la Prusse a régné à Varsovie avant la Russie ?

Milutine n’eut pas à s’interroger à ce sujet. Quelques mois après Sadowa (en novembre 1866), il était frappé d’une attaque d’apoplexie, à la suite d’une séance du comité des ministres, où l’on avait longuement discuté sur les rapports de l’empire et de la hiérarchie catholique. La question religieuse, ou mieux la question ecclésiastique, fut, après les lois agraires, la principale préoccupation de Milutine et de Tcherkasski en Pologne. En aucun pays, on le sait, la nationalité et la religion ne se sont à ce point alliées et renforcées l’une l’autre. Le clergé était, après la szlachta, regardé comme le principal fauteur des résistances polonaises ; il ne pouvait sortir indemne de la défaite d’une insurrection qu’il passait pour avoir encouragée. La plupart des évêques avaient été internés dans l’intérieur de la Russie ou déportés en Sibérie ; mais aux yeux de Milutine, qui, en toutes choses, préférait aux rigueurs passagères ce qu’il appelait des mesures organiques, c’était moins aux individus qu’aux institutions qu’il fallait s’en prendre. Dans l’empire autocratique, tout comme dans les états démocratiques, c’était au clergé régulier et aux moines que le gouvernement devait s’attaquer de préférence. Ainsi que d’habitude, Milutine devait ici encore rencontrer à Varsovie l’opposition plus ou moins déclarée du vice-roi[50].

Au dire de Tcherkasski, entre tous les monastères du royaume, il n’y en avait qu’un, celui du grand sanctuaire de Czenstochowa, qui fût sans reproche[51]. La réforme monastique, entreprise par Milutine et Tcherkasski, consista dans la suppression graduelle de la plupart de ces couvens, en commençant par les plus petits. Avant 1863, il y avait dans le royaume cent soixante-treize couvens ; on n’en a laissé subsister qu’une trentaine (trente-quatre), dont dix de femmes, et cela en limitant strictement le nombre des religieux de l’un et l’autre sexe[52]. Les terres confisquées des couvens, dont plusieurs étaient encore fort riches, servirent à l’accroissement de la dotation territoriale des paysans.

Quant au clergé séculier, on supprima partout le patronat ou droit de la noblesse de désigner les curés de certaines paroisses. Milutine et Tcherkasski, conformément à leur goût habituel pour l’élection populaire, eussent voulu remettre au paysan le choix de ses pasteurs comme le choix de ses maires ou anciens. C’est encore là une réforme qu’ils eussent volontiers, s’ils en avaient été les maîtres, introduite en Russie. La proposition en fut faite pour la Pologne, mais elle fut repoussée au comité des ministres[53].

L’acte le plus grave qu’on puisse reprocher à la Russie dans ces délicates luttes religieuses, c’est la suppression légale du dernier diocèse d’uniates ou grecs-unis, officiellement ramené en bloc dans le giron de l’église orthodoxe, sans tenir compte des sentimens personnels des prêtres ou des laïques attachés à l’union. Or cette violation des droits de la conscience, qui reste l’une des taches du règne d’Alexandre II, est postérieure au ministère et à la mort même de Milutine. Il s’était, si je ne me trompe, contenté de relever les uniates de Khelm, d’appeler à leur tête des prêtres grecs-unis de Galicie et de subventionner leur clergé.

Dans toute cette « réforme » ecclésiastique, la Russie rencontrait naturellement la plus vive opposition de la part du Vatican. Pie IX n’était pas homme à faire de grandes concessions au tsar. Toutes les tentatives d’entente ou de compromis restèrent infructueuses. Milutine, qui, ainsi que Tcherkasski, cherchait à relâcher les liens du clergé polonais et de Rome, tenait essentiellement à ce que le gouvernement impérial, au lieu de négocier avec Pie IX, rompit définitivement toutes relations officielles avec la curie romaine. Au point où en était la Russie dans sa lutte avec la hiérarchie catholique, une telle rupture semblait inévitable. Soit qu’il voulût se ménager les chances d’une réconciliation, soit plutôt qu’il désirât mettre les apparences de son côté, le gouvernement russe était loin d’être unanime à ce sujet. La proposition de Milutine ne l’emporta au comité des ministres qu’après une longue et véhémente discussion, sous l’œil même du maître. Dans ce conseil dont les membres ne se sentent liés par aucune solidarité et sont souvent plutôt rivaux que collaborateurs, Nicolas Alexèiévitch n’avait plus d’une fois déjà eu gain de cause qu’après d’orageuses délibérations[54]. Ce fut son dernier effort et son dernier triomphe. Le même jour, quelques heures après le conseil, il était frappé d’une attaque dont il ne se releva que pour demeurer paralysé.

Depuis longtemps, depuis les fatigues de l’émancipation, sa santé était ébranlée ; les excès de travail et les irritans tracas des trois dernières années n’étaient pas faits pour la remettre. Selon sa propre confession, la tension perpétuelle des forces morales et intellectuelles, les efforts de patience et d’empire sur lui-même auxquels il était sans cesse contraint, le fatiguaient presque autant et peut-être plus que le travail[55]. De fâcheux symptômes et de fréquens malaises inquiétaient justement sa famille et ses amis ; mais Milutine, avant tout désireux d’achever sa tâche, remettait toujours à plus tard les soins et le repos. Il devait continuer jusqu’à la fin ce que, dans une de ses dernières lettres de Pétersbourg, il appelait encore son existence de forçat[56]. Sa famille se décida à son insu à inviter le docteur Botkine, l’orgueil de la science russe, à venir l’examiner. Par une triste coïncidence, la consultation eut lieu au sortir de la séance du conseil d’où Milutine revenait fatigué et joyeux. Le docteur Botkine trouva Nicolas Alexèiévitch atteint d’une grave maladie de cœur et ne lui dissimula point qu’une catastrophe était possible d’un moment à l’autre. Le soir même, en se levant de table après dîner, Milutine s’affaissait brusquement et perdait connaissance. Depuis cette attaque, aucuns soins ne purent le rétablir. Paralysé et affaibli, incapable de tout travail suivi, il dut renoncer entièrement aux affaires. Il avait à peine quarante-huit ans.

Nous ne suivrons pas Milutine dans le triste repos de ses dernières années de loisir forcé. Cet esprit si actif et entreprenant garda jusqu’à la fin sa lucidité et supporta avec une rare patience le cruel spectacle de sa propre impuissance. Après être revenu en Occident et avoir en vain demandé la guérison aux conseils de la science et aux rayons du soleil, Nicolas Alexèiévitch finit par se fixer à Moscou, où le rappelaient ses souvenirs d’enfant et ses affections d’homme. A Moscou, il retrouva les plus chers de ses collaborateurs, George Samarine et le prince Vladimir Tcherkasski, rentrés tous deux dans la vie privée[57].

Le coup qui frappa soudainement Milutine atteignit tous ses amis politiques et décapita le parti dont il était le chef reconnu ; L’homme qui semblait désigné pour lui succéder au ministère de Pologne, le prince Tcherkasski, n’avait pas voulu servir sous le successeur de son ami ; il était revenu à Moscou, qui devait l’élire comme maire et où, à côté de Samarine, il devait prendre une part active aux modestes et utiles fonctions de la douma et du zemstvo[58]. A l’exemple de Tcherkasski, les plus distingués des volontaires qui s’étaient associés à l’œuvre de Milutine, tels que M. Kochelef, donnèrent leur démission. La Pologne semble n’y avoir rien gagné.

Milutine mourut à Moscou en janvier 1872. Ses deux illustres compagnons, Samarine et Tcherkasski, ne lui survécurent pas de longues années. Le premier fut enlevé en quelques jours, en 1875, dans une maison de santé des environs de Berlin, où il comptait passer quelques semaines. Le prince Tcherkasski était alors à Paris, et j’ai été témoin de la vivacité de son chagrin en apprenant à l’improviste la mort de son ami. Le prince Vladimir devait suivre de près son camarade de jeunesse et tomber, lui aussi, en terre étrangère, loin des siens, à peine âgé de cinquante-quatre ans.

On sait que Tcherkasski était sorti de la retraite, lors de la guerre d’Orient, pour accepter l’ingrate mission d’organiser les contrées bulgares, émancipées par les troupes du tsar. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les difficultés et les déboires que lui donnèrent les alternatives de succès et de revers des armes russes, l’apathie ou les résistances des Bulgares, les fautes ou les contradictions du commandement militaire, les attaques ou les insinuations d’une presse, peut-être trop prompte au blâme comme à l’éloge. Assailli de tracas de toute sorte, rendu par l’opinion responsable de mécomptes dont la faute était avant tout aux circonstances, pliant sous le double faix du travail et des contrariétés, Tcherkasski disparut de la scène au moment où, grâce à la paix, le rôle qu’il avait accepté en Bulgarie allait devenir plus facile. Pris de fièvre à Andrinople, il voulut, malgré la défense des médecins, se transporter à San-Stéfano, au quartier-général russe, où l’on allait négocier la paix dont dépendait l’avenir de la Bulgarie[59]. Comme Milutine, il refusait de renoncer au travail, et ressaisi par le mal dont il croyait avoir triomphé à force de volonté, il rendit le dernier soupir aux bords de la mer de Marmara, en février 1878, le jour de la signature du traité de San-Stefano, à la rédaction duquel il semble n’avoir guère moins contribué que le général Ignatief.

Les Russes et tous les Slaves en général passent pour avoir plus de flexibilité que d’énergie ; ils ont la réputation d’être changeans, légers, prompts au découragement comme à l’engouement. Les Russes sont accusés de manquer de personnalité, de volonté, de persévérance. Si ces reproches semblent souvent mérités, ce défaut du caractère national est, chez eux, loin d’être universel et incurable. Les Milutine, les Samarine, les Tcherkasski, en sont la preuve ; on peut ne point partager leurs opinions ou leurs principes, on ne saurait contester ni l’indépendance de leur esprit ni la vigueur et la ténacité de leur volonté. L’exemple de ces trois Russes de vieille roche, de ces trois élèves de l’université de Moscou, montre que le caractère national n’est point incapable des plus hautes qualités politiques et, par suite, qu’un jour ce peuple sera digne d’être libre. Il y a, en effet, pour les nations comme pour les individus, une chose supérieure au talent ou au génie, c’est la fidélité aux convictions, l’attachement désintéressé aux idées.

Parmi les plus heureux, il y a peu d’hommes qui puissent achever dans leur vie l’œuvre entrevue dans les rêves de leur jeunesse. Milutine eut en partie ce rare bonheur, mais il ne l’eut que d’une manière incomplète. Il se vit mis de côté en 1861, au moment où il pouvait espérer diriger de sa main l’exécution de la charte d’émancipation et corriger dans la pratique les changemens apportés aux projets de la commission de rédaction. Ministre de l’intérieur et libre d’agir, il eût voulu se servir des domaines de l’état ou de la colonisation des contrées à demi désertes, pour accroître les lots des paysans, chaque jour restreints par l’accroissement de la population ; il eût voulu habituer la Russie au self government administratif et par les libertés locales la préparer de loin à des libertés politiques. Le programme, comme les procédés, de Milutine et de ses amis était foncièrement russe ; on pourrait dire qu’ils ont voulu enlever d’avance à la révolution sa devise nationale : Terre et liberté.

L’œuvre de Milutine en Pologne est plus difficile à apprécier. De toutes les réformes entreprises dans le pays de la Vistule, la plus durable, celle qui a le mieux réussi, c’est la plus attaquée, celle qui a soulevé le plus de scrupules : les lois agraires. Si l’on regarde les résultats, il est difficile d’en nier le succès ; nous n’oserions en dire autant des réformes administratives et politiques.

Il y a des pays qui s’associent aisément dans la mémoire ou la pensée des hommes. C’est ainsi que la Pologne fait souvent songer a l’Irlande, Ces deux noms sont pour nous rapprochés par la communauté du malheur, par l’identité de la foi religieuse, par les vieilles sympathies de notre pays, bien que, dans ce siècle, Anglais et Russes aient su nous inspirer a leur tour des sympathies également sincères. Entre la Pologne et l’Irlande, il y a bien des points de ressemblance, il y a peut-être en réalité autant d’oppositions ; à bien des égards, on pourrait presque les mettre en contraste.

Milutine et Tcherkasski se plaisaient à dire, ou mieux se plaisaient à prédire que des lois agraires pourraient seules rendre la paix à l’Irlande. Cette opinion, peu goûtée de la majorité des Anglais, est aujourd’hui celle de plusieurs radicaux. Dans une pareille entreprise, l’Angleterre aurait de singuliers avantages sur la Russie, elle est plus riche, elle pourrait faire cette opération avec plus deménagemens de tous les intérêts. Si la Grande-Bretagne y répugne tant, ce n’est pas uniquement par peur de blesser la religion de la propriété, c’est qu’à l’inverse de ce que les Russes rencontraient en Pologne, c’est parmi les land-lords, parmi l’aristocratie foncière, qu’en Irlande le gouvernement britannique trouve ses plus fermes appuis. La chose serait probablement faite dès longtemps si c’était des hautes classes que venait l’opposition. Puis, à part tous ses scrupules juridiques, l’Angleterre risquerait d’être amenée à appliquer dans la Grande-Bretagne les procédés qu’elle aurait d’abord mis en usage dans l’île-sœur, tandis que la Russie avait commencé par éprouver chez elle les mesures qu’elle a étendues ensuite à la Pologne.

A certains égards, on pourrait dire que la Russie avec la Pologne, l’Angleterre avec l’Irlande, ont agi d’une manière tout opposée, l’une donnant ce que l’autre refusait, chacune prenant le pays assujetti par un sens différent, et toutes deux procédant d’une manière inverse, mais également incomplète et par suite presque également défectueuse. En Irlande, l’Angleterre a trop souvent cru parer à tout avec la liberté politique ; en Pologne, la Russie s’est trop flattée de suffire à tout avec des réformes économiques. A Londres, on a trop oublié que les peuples, comme les individus, ne se nourrissent pas de droits constitutionnels ; à Pétersbourg, on ne s’est pas assez souvenu de la maxime évangélique : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » Les deux gouvernemens pourraient ainsi se donner des leçons l’un à l’autre. Tous deux n’ont su envisager ou n’ont su achever qu’une partie de leur tâche ; mais alors même l’avantage nous semble décidément du côté de la Russie et de la Pologne. Si difficile qu’il paraisse, le problème politique est d’une solution moins malaisée, comme moins urgente, que le problème économique. En dépit de toutes ses souffrances, la Pologne a prospéré sous la domination russe, et rien n’interdit à ses maîtres de lui donner ou de lui rendre un jour les droits et libertés dont aucun peuple européen ne saurait indéfiniment se passer.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre et 1er décembre 1880. Nous nous permettrons d’informer le lecteur que la censure russe a entièrement coupé tous les articles précédons sur Milutine et interdit aux journaux d’en faire aucune mention.
  2. Le conseil municipal et l’assemblée provinciale.
  3. Un des tchines ou grades inférieurs du tableau des rangs.
  4. Ouvrage paru en 1806 ou 1807.
  5. Sous le pseudonyme de Schédo-Ferroti.
  6. Lettre à sa femme.
  7. Sur ce point encore, Milutine et ses amis avaient appliqué à la Pologne les mêmes principes et le même système qu’à la Russie. Pour mieux assurer l’indépendance des paysans, ils avaient exclu les propriétaires, les anciens soigneur », de l’administration locale et remis aux paysans le choix de leurs anciens, des woyt polonais, comme des starostes et starchines russes.
  8. Kholopskago jonda
  9. Lettre à sa femme.
  10. Outchregditelnyi komitet. Comité pour assurer la mise à exécution des nouvelles réformes.
  11. Lettre du 28 mars 1864.
  12. Lettre à sa femme.
  13. Pour empêcher le paysan d’accepter les terres dont le gouvernement prétendait le mettre en possession, les émissaires de l’insurrection aux abois répandaient dans les campagnes le bruit que ces terres ne seraient concédées qu’à ceux qui abjureraient le catholicisme. La grande-duchesse Hélène, qui, de loin comme de près, ne cessait de s’intéresser à l’œuvre de Milutine, lui faisait écrire de Berlin par une de ses demoiselles d’honneur : « Ici, Mme la grande-duchesse a appris de source certaine que l’allocution du pape était semée en masse dans le peuple, que les émissaires du parti rouge (Miéroslawski) tâchaient de faire accroire aux paysans que la propriété du sol ne leur sera acquise qu’à la condition de renoncer à la religion catholique. Déjà plusieurs paroisses auraient déclaré qu’à ce prix, elles ne voulaient pas des bienfaits de l’empereur. » (Lettre en français du 21 mai, 2 juin 1867, signée E. de R.)
  14. Le calendrier grégorien était encore en usage dans le royaume de Pologne ; une des plus bizarres conséquences du nouveau système d’assimilation a été de ramener après trois siècles, la patrie de Kopernic au calendrier julien.
  15. Gragdanskoï komandy.
  16. Valet de chambre et maître d’hôtel de Milutine.
  17. Dans ses récits de voyage, si je ne me trompe. Sur la position légale des paysans, dans l’ancienne Pologne, on peut consulter Hüppe : Verfassung der Republik Polen, p. 58-65.
  18. Ces inventaires avaient spécialement pour but de fixer la quantité de terres dont les propriétaires devaient laisser la jouissance aux paysans. A cet égard, ils servirent de point de départ aux lois agraires de 1864.
  19. Voyez la récente et très curieuse biographie du marquis Wielopolski, publiée en français par M. H. Lisicki. Vienne, 1880, t. II, p. 49-57 et passim.
  20. Dès avant l’insurrection, « le parti rouge, composé de révolutionnaires consciens ou inconsciens, n’admettait d’autre solution que l’expropriation du grand propriétaire au profit du paysan… Les plus modérés accordaient aux propriétaires le droit à une indemnité, mais aussi minime que possible, tandis que les radicaux exigeaient de la noblesse qu’elle fit aux paysans le don des terres cultivées par ces derniers. » (Le Marquis Wielopolski, sa vie et son temps, par Lisicki, t. II, p. 54, 55.
  21. Il est à remarquer que, tout en fortifiant les institutions communales, Milutine n’a, quoi qu’on en ait dit, jamais songé à introduire en Pologne le mir russe et régime de la propriété collective.
  22. Lettre de Mouravief du 25 septembre 1863. Voyez la Revue du 1er décembre 1880.
  23. Certains faits montrent que le gouvernement et l’opinion envisageaient bien parfois les ukases de cette manière. Tcherkasski, dans une lettre à Milutine du 15/27 janvier 1865, raconte qu’il est assiégé des propriétaires d’origine russe, pourvus par le gouvernement même de petits majorats dans le royaume, afin d’y établir un élément russe. Ces propriétaires prétendaient être laissés en dehors des règlemens appliqués à leurs voisine polonais. Tcherkasski. s’y refusait, mais il proposait d’accorder à ces propriétaires russes un dédommagement spécial. C’est, croyons-nous, ce qui a été fait.
  24. Lettre du 7 mai 1861. Voyez la Revue du 18 octobre 1880.
  25. D’après les renseignemens que j’ai pu recueillir personnellement en Pologne, en janvier 1873, juin 1874 et juillet 1880, l’allocation des paysans aurait varié de 30 à 6 morg (morgen ou journaux) par Camille, selon les régions et les localités. La moyenne aurait été d’environ 18 morg. Le morg polonais vaut une 1/2 désiatine russe, soit un peu plus d’un demi-hectare. Chaque famille aurait ainsi reçu en moyenne un peu moins d’une dizaine d’hectares, ce qui est beaucoup pour un pays où la densité de la population atteignait déjà cinquante habitans au kilomètre carré. Si de pareilles allocations ont été possibles, sans enlever aux propriétaires plus du quart ou du tiers de leurs domaines, c’est qu’une partie des habitans des campagnes était exclue par l’usage de la possession du sol, c’est surtout que la Pologne compte une nombreuse population urbaine et une nombreuse population juive, également exclues de toute répartition territoriale. Comme en Russie, du reste, les lots des paysans sont déjà notablement restreints par le rapide accroissement de la population.
  26. Dans quelques cas même il n’y avait pas d’indemnité.
  27. Mot que je tiens d’un des collaborateurs de Milutine.
  28. « A mon avis, écrivait Tcherkasski à Milutine alors de retour à Pétersbourg, les commissions rurales vont bien, fort bien même, excepté dans le district d’Ostroleka, où W. a pris le mors aux dents, ordonne lui-même l’arrestation des propriétaires indociles, fait le maître aussi bien dans les villes que dans les villages, en un mot, parodie sottement Michel Mouravief en Lithuanie. Il faut absolument renvoyer et dissoudre toute cette commission pour la (remplacer par des hommes plus raisonnables. (Lettre du 7/10 mai 1864.) Si tous les commissaires accusés de jouer ainsi au dictateur n’ont pas été rappelés, cela tient en partie à ce que, dans ses luttes avec le vice-roi, avec l’administration civile et militaire, Tcherkasski était naturellement porté à prendre fait et cause pour ces commissions.
  29. « Nous avons reçu les deux premières plaintes du district de Varsovie. Les propriétaires, et les paysans se plaignent simultanément d’une seule et même décision. Cette décision est équitable cependant et mo parait fondée sur des données solides. Aussi cette double réclamation me trouble-t-elle peu. J’y vois la meilleure preuve de l’impartialité de la commission. Nous recevions aussi des plaintes des deux parties dans les premiers temps de l’émancipation. » (Lettre de Tcherkasski à Milutine du 2/14 mai 1865.)
  30. Je pourrais citer, comme exemple, une forêt du majorat du comte Zamolski.
  31. Nous voulons parler des lois qui interdisent de vendre à des juifs, et qui dans les provinces occidentales de l’empire ne permettent de vendre qu’à des Russes orthodoxes ou à des Allemands afin de diminuer les terres aux mains des Polonais.
  32. MM. Simonenko et Anoutchine, entre autres, ont publié a cet égard des études statistiques fort concluantes.
  33. Lettre à sa femme du 14/26 novembre 1864.
  34. Dorojnyi zavtrak, mot à mot : un déjeuner de voyage.
  35. Je pourrais citer comme exemple le curieux rapport du commissaire Dometti au prince Tcherkasski à propos d’un conflit, ainsi soulevé dans le district de Wlotziaysk par le prince W. (rapport du 30 avril 1864).
  36. Lettre de Tcherkasski à Milutine du 13/23 mai 1864.
  37. La grande-duchesse Hélène envoyait de Berlin à Milutine, an commencement de juin 1861, une correspondance de Pologne dans la Gazette de Silésie, où l’on lisait que « le secrétaire d’état Milutine, qui venait de partir de Varsovie, n’y retournerait plus et que l’œuvre du comité serait suspendue jusqu’à ce qu’on eût notablement modifié les décrets de mars. » De son côté, Tcherkasski écrivait à Milutine le 21 mai, 2 juin 1864 : « On fait circuler, à l’aide du Czas et d’autres journaux, des bruits dans le genre de ceux-ci : que vous êtes parti pour ne plus revenir, que je serai moi-même remplacé bientôt par Trépof, lequel réunira dans ses mains la police et l’intérieur, etc. »
  38. « Quand je ne serai plus là, disait parfois Milutine, on détruira tout ce que j’ai fait, comme on a essayé de le faire en Russie. » De son côté, Tcherkasski écrivait à Milutine qu’on venant en Pologne, il avait commis une grosse bévue (lettre du 13/25 mai 1861), et un peu plus tard, le 21 mai/2 juin, faisant allusion au bruit de son prochain rappel, le prince ajoutait : « Si je ne pensais qu’à moi, je devrais plutôt me réjouir, car la disgrâce dont un semblable éloignement serait accompagné viendra tôt ou tard, lorsque la réforme des paysans sera terminée, tandis qu’aujourd’hui je déposerais volontiers le fardeau de la responsabilité et je recevrais de l’opinion publique un accueil moins défavorable que celui qui m’attend probablement plus tard quand les inquiétudes éveillées par la question polonaise seront effarées, et qu’il ne restera comme monnaie courante que les sympathies de la société pour les vaincus. »
  39. Lettre à Samarine du 3/15 avril 1864.
  40. Podniat i postavit na noghi.
  41. Milutine revenait souvent sur cette idée. Dans une lettre du 22 mai 1864, il répétait que plus tard on pourrait employer des Polonais.
  42. La langue russe est à cet égard d’une grande justesse : chez elle, le terme équivalent à nationalité, narodnost, dérive directement de narod, peuple ; l’étymologie indique clairement la liaison des idées. Comparez l’allemand Volksthwn.
  43. Voir ses lettres de 1861-1862 dans la Revue du 15 octobre 1880.
  44. « On dit que votre apparition pascale à Pétersbourg devient problématique… Est-ce bien irrévocable ? Et dans l’intérêt même de notre œuvre, ne feriez-vous pas bien de venir prendre un peu l’air ici ? Ne serait-ce que pour déjouer les projets de ceux qui s’acharnent après Mouravief et voudraient l’éloigner de Vilna. Il me semble que votre arrivée ici serait des plus utiles. La Lithuanie livrée à elle-même ou confiée à des mains faibles, l’agitation recommencerait infailliblement dans le royaume… » (Lettre en français de M. C. à Milutine, 3/15 avril 1864.)
  45. Lettres de Tcherkasski à Milutine du 14/26 mai, du 16/28 mai et du 17/29 mai 1864.
  46. « Ces promesses de l’Empereur m’ont été confirmées plusieurs fois personnellement, et en outre par mon frère au moment du départ, etc. » (Milutine à Tcherkasski, 2/14 juin 1864.)
  47. Lettre du 5 juillet 1866.
  48. Je trouve la trace de cette préoccupation dans plusieurs de ses lettres, particulièrement dans celles à M. T., attaché à l’ambassade rosse de Paris.
  49. Lettre à Tcherkasski du 8/20 février 1865.
  50. Lettre de Tcherkasski du 13/25 mai 1864.
  51. Lettres de Tcherkasski à Milutine.
  52. D’après les renseignemens qui m’ont été fournis à Pétersbourg, le printemps dernier, par la direction des cultes étrangers, il n’y avait, en 1876, que 1,000 ou mieux 999 religieux dans le royaume et dans les provinces occidentales ; il y en aurait moins encore aujourd’hui.
  53. Lettre de Milutine à Tcherkasski : « Aujourd’hui on a également examiné la question du patronat. On a souscrit à tout, excepté à l’élection des prêtres par leurs paroissiens. Sur ce point je n’ai été soutenu que par mon frère et Zélénoï. » (Lettre 2/14 juin 1866.)
  54. Lettre de Milutine du 2/14 juillet 1866.
  55. Lettre à sa femme du 14/26 décembre 1863. Tcherkasski, de son côté, disait en parlant de son ami : « Ce qui l’a tué, c’est moins le travail que la lutte.
  56. Lettre du 16/28 juin 1866.
  57. Le malheur rapproche parfois des adversaires mis également hors de combat. A Baden et aux eaux d’Allemagne, Milutine, paralysé, reçut souvent auprès de son fauteuil de malade l’un de ses principaux antagonistes d’autrefois, le comte Panine, devenu aveugle.
  58. Conseil municipal et conseil provincial.
  59. Voy. Kniaz V. A. Tcherkasski ; Ego statii, ego rétchi i vospominaniia o nem (Moscou, 1879), p. 360-367.