Le Parnasse contemporain/1866/Un fou

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 225-228).
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UN FOU




Un fou disait : Venez, ce soir
Le vent souffle, le ciel est noir…
Dieu, dans sa grandeur, est sans voiles.
Aux sons du fifre de l’hiver
Et des flots sonnants de la mer,
Venez voir danser les étoiles.

J’ai l’âme d’or, le cœur d’argent,
Mais l’habit d’un homme indigent.
Hélas ! je n’ai plus de toilettes !
Quel gouvernail que votre nez !
Otez-moi ça si vous venez
Au concert que font les chouettes.


Ce fou disait : Comme un miroir
Est mal inventé pour se voir ;
Je suis laid quand je m’y regarde.
J’en veux composer un nouveau,
Où je me verrai jeune, beau
Et capitaine dans la garde.

Ce fou, quand il voyait pleurer,
Jouer, ou se désespérer
Le pauvre enfant qui perd sa mère,
Devenait rêveur et pensif,
Et murmurait ce chant plaintif,
Car il enviait sa misère ;

Il chantait : L’enfant va mourir,
Si le bon Dieu veut le bénir,
Il reverra celle qu’il aime.
Entendez-vous dans les grands bois
Venir mes amours d’autrefois ?
Mourir sans se tuer soi-même.

Et si l’enfant ne mourait pas
Et se consolait vite, hélas !
Le fou chantait, disant encore :
La foudre, en crevant mon chapeau,
A failli briser mon cerveau.
Le malheur est à son aurore.

Son jour commence seulement.
Le malheur nous vient en dormant ;
Le malheur nous guette et nous veille.
Voici trois corbeaux sur un mur,
Trois oiseaux noirs sur fond d’azur…
Enfant, le malheur te réveille.


Et quand il voyait sangloter
Un homme, on l’entendait chanter :
Ce n’est rien ; tout chagrin s’apaise.
Allons, fossoyeur, fais des nids,
Nuls grands malheurs ne sont finis ;
Morts, nous serons bien plus à l’aise.

J’écoute avec un plaisir fou
Les rossignols et le coucou ;
Ils font leurs tombeaux sur un arbre.
Les rossignols chantent le jour,
Mais le coucou chante l’amour.
Moi, je suis la statue en marbre.

Je ne dirai rien désormais ;
Je ne sais plus ce que je sais.
Marins, qu’est-ce que la boussole ?
J’ai perdu celle que j’aimais !
Si j’étais mort, je danserais,
Voilà tout ce qui me console.

Une belle lui dit : Pourquoi
Ne veux-tu donc pas être à moi ?
Le fou lui répondit : Madame,
Je pleure et j’attends son retour,
J’ai perdu mon chien, l’autre jour…
Une autre femme a pris mon âme.

Hélas ! il ne me reste rien.
Ma raison, même, dernier bien,
Je sens parfois qu’elle succombe.
Oh ! si j’avais ce bonheur-là !
Chut !… chut !… regardez, la voilà
Là-bas !… Elle creuse ma tombe.


C’est l’amour seul qui fait des lois.
Je me hâte… elle attend, je crois ;
Jamais je ne l’ai fait attendre.
Je n’emporte que cette fleur
Qu’elle a mise un jour sur mon cœur
Et que nul n’oserait me prendre.

Je ne pouvais toujours souffrir,
Puisque c’est mon tour de mourir ;
Tambours de basque, clarinettes,
Que j’entends dans les carrefours,
Chantez le plus beau de mes jours,
Triangles, orgues et musettes !


AUGUSTE DE CHATILLON.