Le Parnasse contemporain/1866/Léthé

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 223-224).
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LÉTHÉ


Aux Champs Élyséens, Léthé dort immobile.
Pas un souffle dans l’air, dans l’arbre pas un nid ;
Inerte et noir s’étend le fleuve délébile.
Comme au seuil asclépien un serpent de granit,
Aux Champs Élyséens, Léthé dort immobile.

Sous les cyprès obscurs dans l’abîme plongeant
Erre éternellement la Mort inassouvie ;
Ni les abeilles d’or, ni les poissons d’argent,
Ne passent, lumineux et beaux comme la Vie,
Sous les cyprès obscurs dans l’abîme plongeant.


Père des jours futurs et des races nouvelles,
Léthé, tout ce qui fut renaît dans ton flot saint
Dissolvant la mémoire et les formes mortelles.
Les siècles rajeunis émergent de ton sein,
Père des jours futurs et des races nouvelles.

La Douleur et la Haine expirent sur tes bords.
Ton flot vaste, chargé de vieux corps, d’âmes neuves,
Roule vers l’Infini nos crimes, nos remords,
Les longs sanglots d’amants, les désespoirs de veuves… —
La Douleur et la Haine expirent sur tes bords.

Que n’avons-nous ton onde où s’éteint la Mémoire !
Dans nos cœurs ulcérés le vautour-souvenir
S’est abattu ; son cri rauque dans l’âme noire
Nous obsède et nous fait oublier l’avenir… —
Que n’avons-nous ton onde où s’éteint la Mémoire !

Mais à notre misère un espoir est resté :
Nous n’avons plus l’Oubli, mais la Mort est certaine !
Je veux souffrir encore, inutile Léthé !
Je veux garder tout mon amour, toute ma haine… —
A ma sourde misère un espoir est resté !


EDMOND LEPELLETIER.