Un drame au Labrador/Où Gaspard éprouve une surprise désagréable

Leprohon & Leprohon (p. 49-54).

XII

OÙ GASPARD ÉPROUVE UNE SURPRISE DÉSAGRÉABLE


Cette journée devait être fertile en événements.

On eût dit vraiment que Cupidon essayait un arc nouveau et des flèches dernier modèle, faisant des blessures incurables.

Vers le milieu de la traversée de la baie, Jean Labarou croisa, à quelques arpents de distance, un canot d’écorce, à la fois solide et léger, qu’une jeune fille « pagayait » avec une sûreté de main incomparable.

— Mais c’est Mimie ! se dit le père, un peu étonné.

Puis, mettant les deux mains autour de sa bouche pour mieux diriger sa voix, il héla :

— Ohé ! là, du canot !

— C’est vous, père ?… répondit-on, pendant que l’aviron s’immobilisait, appuyé sur le plat-bord.

— Oui, c’est moi. Où vas-tu, comme cela, toute seule, dans cette coquille de noix ?… Ce n’est guère prudent !

– Oh ! soyez tranquille, père : je reviendrai tout à l’heure saine et sauve. Je vais voir seulement si ce galopin de Wapwi n’est pas quelque part par là…

— Je ne l’ai pas vu. D’ailleurs, je parierais un beau trois-mâts contre un méchant « sabot » de Quimper, en Bretagne, que ce n’est pas Wapwi qui te fait courir la baie.

Les deux embarcations s’étaient rapprochées.

Aussi la jeune marinière put-elle répondre en baissant la voix :

— Vous gagneriez, père… Ne parions pas. C’est à Gaspard que j’en ai… Oh ! une toute petite surprise que je veux lui causer ! Mais il faut que je mette la main dessus, d’abord, et, pour cela, on a besoin de se lever matin, vous le savez…

— Tu me dis cela d’un air drôle, petite Mimie ! Que se passe-t-il donc ?… Serais-tu mécontente de ton cousin, ma fille ?… Est-ce qu’il te ferait des traits, par hasard ?

Et Jean Labarou, malgré ses propres préoccupations, jeta un long regard sur le beau et pâle visage de sa fille.


— Ohé ! là du canot, cria Jean Labarou.

Un double éclair jaillit des yeux de Mimie, qui se contenta de dire :

— Peut-être !… Mais laissons là Gaspard et parlons un peu de mon frère Arthur. — Vous avez vu Mme Noël ?

— Oui… Nous nous sommes expliqués… Tout ira bien de ce côté-là, j’espère. Nous en causerons avec ta mère.

— Ah ! que je suis contente, petit père !… Ce pauvre Arthur, il me faisait tant pitié avec son gros chagrin !… Allons ! puisque c’est comme ça, je me sauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour, père. À tantôt !

— À tout à l’heure, ma fille.

Chaloupe et canot reprirent leur course en sens contraire et ne tardèrent pas à se trouver hors de portée de la voix.

La chaloupe traversa en ligne directe et s’en alla prendre terre à son petit havre accoutumé, près de l’habitation Labarou.

Quant au canot, au lieu de poursuivre sa course dans la direction du Chalet, qui lui faisait face, il obliqua vers le nord, longeant la rive surélevée, toute enguirlandée de frondaisons touffues, qui traînaient jusque dans la mer, et disparut tout à coup au fond d’une petite anse, rendue invisible par les rameaux épais entre-croisés en voûte à quelques pieds de la surface de l’eau.

Une fois là, plus rien !

Gens de mer et gens de terre eussent été bien empêchés de dénicher l’embarcation et son capitaine enjuponné.

Mimie Labarou attacha son esquif à une branche de saule et attendit, debout, fouillant de ses grands yeux bleus tout remplis d’éclairs la saulaie bordant la rive.

Quoique fort épais à hauteur d’homme, ce rideau d’arbustes, dépourvu de feuillage à quelques pouces du sol, permettait au regard de pénétrer jusqu’au Chalet des Noël, à deux ou trois cents pieds de là.

Pendant une dizaine de minutes, la jeune fille demeura ainsi immobile, les yeux fixés dans la même direction.

Là demeurait sa rivale, — celle qui, tout en étant fiancée d’Arthur, n’en menaçait pas moins son bonheur, à elle.

Car Mimie le sentait bien, Gaspard lui échappait insensiblement… Un magnétisme étrange l’attirait de ce côté de la baie… En dépit de ses protestations d’amour, de ses élans passionnés, de ses serments même, quelque chose de vague semblait paralyser la langue de son cousin… Ils ne se parlaient plus avec le même abandon… Les querelles surgissaient à propos de tout et de rien… Bref, Mimie était déjà assez femme, pour deviner que le cœur de son amoureux n’allait pas tarder à lui « glisser entre les doigts, » si elle n’y mettait bon ordre.

Et elle se sentait vraiment de caractère à le faire, l’indolente mais énergique Mimie !

Voilà pourquoi, secouant enfin son apathie, elle était entrée, ce matin-là, sur le sentier de la guerre.

Wapwi, prévenu dès la veille, devait la rejoindre, aussitôt libre.

C’est lui qu’attendait donc la jeune fille.

Une demi-heure s’écoula.

Les coqs chantaient près de l’habitation des Noël, et les oiseaux prenaient leurs ébats à travers la saulaie.

Mais, de voix humaines, point.

Tout semblait dormir.

Soudain, un bruit léger se fit dans le feuillage, une respiration rapide haleta aux oreilles de la guetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivrée entre deux rameaux doucement écartés, à deux pouces au plus de son oreille.

– Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougez pas, ne parlez pas ; il vient !

— Ah ! c’est toi… Petit sauvage, va !… On n’arrive pas de pareille façon… Tu m’as fait une peur !

Effectivement, elle était toute transie, la pauvre fille. Mais, se remettant aussitôt :

– Tu l’as vu ?

– Je le suis depuis tantôt.

– D’où vient-il ?

– Il espionne petite mère Noël. – Il est méchant l’oncle Gaspard.

– Ainsi, c’est pour cette fille qu’il court les bois du matin au soir ? dit amèrement Mimie, sans relever la dernière observation.

Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait dire clairement : « Dame, tu devais bien t’en douter ! »

Puis prêtant un instant l’oreille, il saisit le bras de sa compagne :

– Chut ! fit-il, les voilà tous deux !

–Je veux voir et entendre.

Et la jeune fille, aidée du petit sauvage, sauta aussitôt sur la berge de la saulaie, très épaisse à cet endroit de la rive, et fit quelques pas à travers l’enchevêtrement de la végétation.

Puis Wapwi, qui servait de guide, s’arrêta et se blottit derrière un gros hallier, invitant, par une pression énergique de la main, sa compagne à l’imiter.

Le sentier, conduisant des chutes au Chalet, passait à quelques pieds de là.

Deux voix, – l’une railleuse et claire, l’autre suppliante et sourde, – alternaient dans le silence environnant.

– Ainsi, disait la voix railleuse, cette belle passion vous est venue comme cela tout d’un coup, en apprenant ce que vous appelez mon malheur ?…

– Ne riez pas, Suzanne !… répliquait l’organe funèbre, – celui de maître Gaspard, – quand je vous ai vue, vous si belle, courir ainsi vers une destinée terrible, j’ai tremblé pour vous, d’abord ; puis la pitié m’est venue… Et, comme de la pitié à l’amour il n’y a qu’un pas, je l’ai vite fait ce pas…

– Vous avez de si bonnes jambes, monsieur Gaspard !

– Avez-vous le courage de rire en un pareil moment ?

– En vérité, je devrais plutôt pleurer, peut-être ? Le fait est, futur cousin, que si réellement un ruisseau de sang me séparait, comme vous l’affirmez, de mon fiancé Arthur, je n’aurais pas, moi, la jambe assez longue pour le franchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard, votre ruisseau de sang n’est qu’un tout petit filet que beaucoup d’amour et de foi chrétienne effaceront bien vite…

– Ce serait une horreur, Suzanne, une alliance entre bourreau et victime !

– Là ! là ! monsieur Gaspard, ne faites pas tant de zèle et laissez-nous mener notre barque à notre guise. Quant à votre amour si désintéressé et si charitable, gardez-le pour ma belle-sœur, cette chère Mimie, qui le mérite bien plus que moi.

– C’est là votre dernier mot, mademoiselle ? fit Gaspard menaçant.

— C’est mon dernier mot, monsieur !

—  Peut-être changerez-vous d’avis bientôt…

—  Que voulez-vous dire ?

— Rien autre que ce que je dis, Suzanne Noël. Sur ce, je vous souhaite le bonsoir.

— Adieu, monsieur.

Gaspard fit un pas pour s’éloigner. Mais il avait encore une vilenie sur le cœur :

— À propos, dit-il en persiflant, je ne veux pas, vous savez, que mon cousin vous donne mon nom de Labarou, qui est un nom honnête, celui-là. C’est madame Lehoulier, entendez-vous, — un nom taché du sang de votre défunt père, — que vous vous appellerez, une fois mariée.

— Méchant ! murmura Suzanne avec dégoût.

— Canaille ! cria une autre voix, éclatante celle-ci, qui fit tressaillir Gaspard.

Et, avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, Euphémie Labarou, ses beaux cheveux crêpés flottant sur le cou, ses grands yeux bleu d’acier étincelants, tombait debout devant lui.

— Mimie ! s’écria Gaspard, reculant d’un pas.

— Eh bien, oui, c’est moi !… Répète un peu ce que tu viens de dire, grand lâche !

Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plus les dents, Euphémie Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit en lui prenant les mains :

— Mademoiselle Suzanne, c’est ma sainte patronne, à coup sûr, qui m’a conduite ici… Je ne vous aimais pas beaucoup ; j’avais des préventions contre vous, à cause de ce garnement-là… Mais, maintenant que je vous ai vue, et surtout entendue, je vais vous chérir comme une sœur. — Le voulez-vous ?

Pour toute réponse, Suzanne se jeta dans les bras de Mimie, et les deux jeunes filles s’embrassèrent plusieurs fois.

Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment de plaisir, que le petit sauvage se prit à pirouetter sur les mains et les pieds, comme un vrai clown de cirque.

Gaspard seul ne prit aucune part, cela se conçoit, à l’allégresse commune. Il fit même mine de s’éloigner. Mais Mimie le cloua net sur place, en disant d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Gaspard, ne t’avise pas de te sauver… Je t’emmène avec moi, tu sais !

Et tel était l’étrange magnétisme exercé par cette singulière fille, que le cousin courba la tête, sans même répliquer.

Il est vrai qu’un éclair de fureur, aussitôt réprimé, illumina un instant ses traits durs.

Mais personne ne s’en aperçut, car les jeunes filles échangeaient leurs adieux.

— Ne vous préoccupez de rien, Suzanne, disait Euphémie Labarou… J’ai rencontré mon père, tout à l’heure, sur la baie… Il revenait d’une entrevue avec votre mère…

— Vraiment ? interrompit l’autre.

— Et il m’a dit, continua Mimie : ″ Tout ira bien ! ″

— Il a vu ma mère : ah ! que je suis heureuse !

— Espérons, Suzanne, et au revoir !

— Oui, petite sœur, au revoir !

Euphémie et Gaspard se dirigèrent vers le canot, sans échanger une parole.

Gaspard s’étendit nonchalamment à l’avant, laissant à la capitaine Mimie le soin de manier l’aviron.

Quant à Wapwi, avant de revenir par la passerelle, en haut des chutes, il voulut prendre congé à sa façon de Mlle Noël, — c’est-à-dire en frottant la main de la jeune fille contre sa joue.

Mais Suzanne le dispensa de ce cérémonial abénaki, en lui donnant tout bonnement deux gros baisers, bien retentissants, sur les joues et lui disant :

— Va, cher petit, vers ton maître, et raconte-lui ce que tu as vu.

— Oui, petite mère ; et Wapwi lui dira aussi que tu as embrassé un… sauvage.

Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit, détala en riant silencieusement.

Suzanne fit de même, mais avec moins de retenue.

Elle riait encore en arrivant au Chalet.