Un drame au Labrador/Le guet-apens organisé

Leprohon & Leprohon (p. 54-58).

XIII

LE GUET-APENS ORGANISÉ


Tout dormait chez les Labarou.

La nuit, faiblement éclairée par un mince croissant de lune, était sonore, – si l’on peut employer ces deux mots pour rendre le grand silence de la nature endormie, traversé seulement par le monotone mugissement des cataractes.

Deux heures venaient de sonner.

La fenêtre d’une sorte d’appentis, adossé au mur d’arrière de la maison, s’ouvrit doucement, et une tête brune, coiffée d’une casquette de loup-marin, surgit de l’entrebâillement.

Cette tête tourna à droite, tourna à gauche et se dressa même en l’air, inspectant, écoutant, se rendant compte enfin de tout ce qui pouvait tomber sous deux de ses sens principaux : la vue et l’ouïe.

Satisfait en apparence de son investigation, le propriétaire de la susdite, — maître Gaspard, s’il vous plaît, — mit un pied sur l’appui de la fenêtre et, fort légèrement, ma foi, sauta au dehors, sur le gazon.

Puis il referma silencieusement la fenêtre et s’éloigna à pas de loup.

Arrivé près d’un hangar, servant de remise pour les agrès, seines à pêche, outils de charpentier, etc., notre homme y pénétra, pour en sortir aussitôt avec une hache et une égohine.

Puis, jetant un dernier coup-d’œil sur l’habitation plongée dans le sommeil, il partit d’un pas relevé, courbant le dos, se faisant petit comme un malfaiteur.

Une fois sous bois, loin de toute oreille indiscrète, Gaspard se départit un peu de sa rigidité habituelle, ou plutôt il releva son masque.

Dans la forêt, il était chez lui, et les sapins à aspect de saules pleureurs devenaient ses confidents.


— Mimie ! s’écria Gaspard, reculant d’un pas.

— Nom de nom — de nom — d’une vieille baleine morte de la pituite !… grommelait-il, en voilà une journée pour toi, mon vieux Gaspard !… Tes plans déjoués !… Un voyage aux Îles pour rien, l’oncle Jean devenu un petit saint aux yeux de la mère Noël, et, par-dessus tout, toi, vieille bête, surpris comme un écolier en flagrant délit de trahison amoureuse par cette infernale Mimie, à qui le diable… ou moi tordrons le cou un de ces jours !… Voilà, ton bilan, mon bonhomme !

Et, courbant la tête, Gaspard se remémorait les désastres subis la veille, en ce jour marqué d’une pierre noire.

— Oh ! cet Arthur, grommelait-il, quel obstacle dans mon chemin !… S’il n’était pas là, Suzanne m’aimerait, peut-être ! Oui, elle finirait par m’aimer, à coup sûr… J’en ferais tant pour elle !… Je braverais les colères du Golfe : le vent, la mer, la foudre, n’importe quoi !… J’irais lui tuer des ours jusqu’à la baie d’Hudson, pour le seul plaisir de lui en offrir les peaux…


Couché à plat-ventre, Gaspard scia la surface de la passerelle.

Mais il y a Arthur, le fils de mes bienfaiteurs… Mes bienfaiteurs !… Hé ! qu’est-ce qu’ils ont donc tant fait pour moi, après tout, cet oncle et cette tante ?… Est-ce que je ne leur rends pas cent fois, en travail, le pain que je mange à leur table ?

Quant à Arthur, parlons-en de ce mignon, de ce préféré pour qui rien n’est trop bon !… — « Arthur, prends garde à ceci, prends garde à ça !… Ne va pas attraper une fluxion par ce brouillard humide !… Laisse ton cousin porter ce fardeau : c’est trop pesant pour toi !… Gaspard, mon garçon, veille bien sur lui ; il est si délicat ! »… — Voilà les recommandations que j’entends tous les jours.

J’en ai assez !… J’en ai trop !… L’ai-je un peu rongé, mon frein, depuis des années !… Un orphelin, un enfant sans père ni mère, ça ne compte pas !… Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de faim !…

Et le malheureux, ingrat et lâche, prenait ainsi plaisir à se forger des griefs imaginaires contre ses parents adoptifs, dans l’espoir d’endormir sa conscience et de colorer de prétextes trompeurs le sinistre projet qu’il allait accomplir !

Il marchait toujours, cependant.

Le bruit des chutes grandissait, s’enflant des échos prolongés qui roulaient dans la vallée de la Kécarpoui.

Bientôt, ce fut un tonnerre ininterrompu et très impressionnant, par une nuit comme celle-là.

Gaspard, après avoir gravi diagonalement la pente douce des premiers contreforts de la masse montagneuse, venait de déboucher sur la rive droite de la Kécarpoui.

Devant lui, mais bien plus bas, le tronc d’arbre servant de passerelle laissait traîner dans l’eau tourbillonnante l’extrémité des branches de sa face inférieure…

Au-delà du torrent, le cap du Rendez-Vous, — ainsi baptisé par l’amoureux jaloux lui-même, — dressait ses hautes assises, hérissés de buissons de sapins et couronné de conifères épais.

Le premier regard du nocturne visiteur fut pour la passerelle ; le second pour le plateau.

— C’est là qu’ils viendront, au petit jour, — se dit-il avec rage, — se moquer de ce pauvre Gaspard, enlevé hier par une jeune fille contrefaite… Car elle l’est, contrefaite, cette infernale Mimie, en dépit de son beau visage !… Quelle humiliation, tonnerre de Brest !… et comme j’ai dû paraître sot aux yeux de la fière Suzanne !… Ah ! mademoiselle Mimie, que vous allez donc me payer cher ce triomphe d’une heure et cet ascendant, aussi ridicule qu’inexplicable, qui fait de Gaspard Labarou un petit garçon craintif quand vous êtes là !… Aujourd’hui, fière Mimie, — que dis-je ? dans quelques heures, — « vos beaux yeux vont pleurer », comme dit la chanson de Malbrough ; le cadavre de votre frère, broyé dans les chutes, ira peut-être s’échouer devant votre porte, à moins que ce ne soit en face du chalet de sa fiancée !…

Ici, Gaspard, tout en se disposant à s’engager sur la passerelle, parut avoir réellement sous les yeux le spectacle des deux femmes au désespoir contemplant un corps sans vie.

Et cette vision au lieu de le faire revenir sur une décision infernale, l’affermit au contraire dans son projet.

— Allons ! fit-il avec une sombre résolution, c’est dit !… Un quartier de roc, — comme j’en vois un, là, dans le lit de la rivière, — aura roulé du haut du cap et « fêlé » le tronc d’arbre, pendant la nuit. Ce sera un accident, du reste. À l’œuvre, Gaspard : il ne faut pas que la belle Suzanne appartienne à un autre que toi. Non, cela… Plutôt la mort !

Et, résolument, il gagna le milieu de la passerelle.

Arrivé là, il déroula de sa ceinture une longue ficelle, armée d’un plomb de sonde à l’une de ses extrémités.

Laissant tomber le plomb dans un remous, où l’eau ne faisait que tourner en cercle, il mesura exactement la distance entre le fond solide et la passerelle.

Puis, faisant un nœud à la ficelle, il revint sur ses pas.

Cherchant alors des yeux autour de lui, il avisa bientôt une jeune et mince épinette, haute d’une vingtaine de pieds, qu’il abattit et ébrancha avec sa hache.

Il la coupa à la longueur voulue, après avoir pris ses mesures sur sa ficelle.

Puis il regagna le milieu du tronc d’arbre.

Plongeant alors un des bouts de la perche, préparée un instant auparavant, dans l’eau du torrent, il assujettit l’autre sous la passerelle, comme un pilotis.

— Comme cela, dit-il, je ne serai pas exposé à ce que ce maudit pont se rompre sous mon propre poids, pendant que je serai à la besogne.

Enfin commença l’œuvre infernale.

Couché à plat ventre, Gaspard scia avec son égohine la face de la passerelle regardant l’eau, ne laissant intacte qu’une épaisseur suffisante pour empêcher l’arbre de se rompre par son seul poids.

Puis, revenant en arrière, il contempla son travail.

Rien n’était visible, naturellement.

Le mince trait de scie disparaissait complètement aux regards, à quelques pieds de distance.

Quant au pilotis protecteur, il avait disparu dans le courant aussitôt que le poids du sinistre ouvrier eut cessé de faire peser la passerelle sur lui.

Tout allait bien.

Le guet-apens était supérieurement organisé.

L’œuvre de mort allait réussir !

Gaspard Labarou eut un sourire de démon et reprit le chemin de son lit, disant :

— Maintenant, mon tourtereau, tu peux aller rejoindre ta tourterelle. Seulement, tu n’en reviendras pas !