Un drame au Labrador/Le meurtrier et la veuve

Leprohon & Leprohon (p. 43-47).

XI

LE MEURTRIER ET LA VEUVE


Environ vers six heures de cette même matinée, une légère embarcation traversait la baie, de l’ouest à l’est.

Elle atterrit en face du Chalet.

Un homme d’une cinquantaine d’années, barbe et teint bruns, chevelure grisonnante, sauta sur le rivage, où il s’occupa aussitôt à fixer solidement le grappin de l’embarcation.

Puis, cela fait, il se dirigea lentement, le front penché, vers le chalet, dont les murs blanchis à la chaux ressortaient, à une couple d’arpents du rivage, au milieu des arbres.

Arrivé en face de la porte d’entrée, regardant l’ouest, il frappa deux coups…

Une voix de l’intérieur répondit…

L’homme entra.

— Jean Lehoulier ! s’écria la maîtresse du logis, en reculant de deux pas.

— Moi-même, Yvonne Garceau !

— Que voulez-vous ?… Que venez-vous faire ici ?…

— Je viens dire à la veuve de Pierre Noël : Oublions tous deux la scène du 15 juin 1840 et ne faisons pas porter à nos enfants le poids des fautes de leurs pères.

La veuve étendit très haut son bras amaigri et s’écria avec une sombre énergie :

— Moi, pardonner au meurtrier de mon époux, du père de mes enfants !… Jamais !

— Écoutez-moi…

— Pourquoi vous écouterais-je ?… Quelle justification pouvez-vous m’offrir ?… Allez-vous rendre la vie à mon homme, que vous avez tué à coups de couteau ?


— Arthur, fit-elle en tendant les mains au jeune homme.

Et la veuve, les yeux flamboyants, les poings serrés, fit un pas vers son interlocuteur.

Celui-ci, calme et triste, ne bougea pas et reprit de sa même voix humble :

— Yvonne, je pourrais ici faire appel aux souvenirs de notre jeunesse, à tous deux, de cette époque où, libres encore, nous nous aimions et avions décidé de nous unir par les liens sacrés du mariage ; je pourrais évoquer ces jours de larmes où l’on nous força de renoncer l’un à l’autre, — vous parce qu’un prétendant plus riche s’offrait, moi parce que le service maritime me réclamait dans les cadres… Mais ce n’est pas à la générosité de vos sentiments que je viens livrer assaut, par surprise : c’est à votre conscience d’honnête femme, c’est à votre cœur de mère que je veux frapper.

— Une mère peut-elle pardonner à celui qui rendit ses enfants orphelins ?

— Une mère pardonne tout pour le bonheur de ses enfants… Et, d’ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieu lui-même n’a-t-il pas demandé à son Père la grâce de ses bourreaux ?

— Le Fils de Dieu avait la force d’En-Haut. Moi, faible femme, je suis impuissante… Cette scène de meurtre me poursuit, me hante nuit et jour, depuis douze ans… Et, tenez, au moment même où je vous parle, je la vois ; j’y assiste ; je vous entends vous écrier : « Ah ! misérable traître, après m’avoir pris la femme que j’aimais, tu voudrais encore me voler ma réputation d’homme d’honneur, en m’accusant de tricher au jeu !… Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas te survivre !… » — Car ce sont là vos propres paroles, Jean Lehoulier ! Celui-ci ne broncha pas.

Élevant seulement la main avec solennité :

— Femme, dit-il, on vous a trompée, odieusement trompée !… Quelques-unes des paroles rapportées sont vraies, — les premières ! Les autres n’ont pas le sens commun.

La veuve fit un geste pour protester.

Mais Jean continua, sans le remarquer :

— La querelle entre nous n’a pu commencer comme vous dites, puisque jamais je n’ai touché une carte de ma vie… Nous ne jouions donc pas. Mais nous étions un peu gris, — Pierre surtout, — et vous vous souvenez comme il était jaloux, le pauvre homme, une fois dans les vignes…

— Oh ! bien à tort, vous ne l’ignorez pas… murmura la veuve, en jetant un rapide regard à son premier amoureux.

— Sans doute, Yvonne ; mais, comme tous ses pareils, il n’en était pas moins intraitable sur ce chapitre, quand il avait son plumet ! Si bien que, ce soir-là, il m’accusa devant tous les camarades de ne rechercher son amitié que pour mieux le tromper… ; de profiter de ses absences pour m’introduire nuitamment chez vous ; bref, de le déshonorer ni plus ni moins… Était-ce vrai, cela ?

— Vous savez bien que non.

— C’est ce que je cherchai à faire pénétrer dans sa cervelle en feu. Mais, « va te faire lan-laire ! » il n’entendait plus rien, gesticulant, criant, me mettant le poing devant la face et piétinant autour de moi, comme un furieux. Jamais je ne l’avais vu ainsi.

« Je faisais mille efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant en cercle, afin de l’empêcher de me frapper.

« Les camarades regardaient, chuchotant entre eux, sans toutefois intervenir.

« Je protestais toujours, évitant à dessein de hausser ma voix au diapason de la sienne. Mais tout de même, la moutarde me montait au nez. J’avais des bouffées de colère, des envies folles de « cogner ».

« Il vint un moment où, fou de rage, ivre de vin, Jean se rua sur moi, son couteau au poing.

« Je tirai aussitôt le mien de sa gaîne, tout en parant machinalement du bras gauche.

« C’est en cherchant ainsi à me protéger, que j’éprouvai à l’avant-bras cette sensation inoubliable de froid, bien connue de tous ceux qui ont reçu des coups de couteau.

« La lame avait passé entre les deux os et ne s’était arrêtée qu’au manche.

« Je poussai un cri de rage et frappai à mon tour, sans voir, — car un nuage de sang faisait tout danser autour de moi.

« Mon adversaire tomba, et il se fit une grande rumeur dans l’auberge.

« Des amis m’entraînèrent…

« Vous savez le reste.

La veuve ne disait plus rien.

Le front penché, les yeux sombres, elle semblait évoquer, par la puissance du souvenir, cette scène d’auberge où son homme fut couché sanglant sur le carreau.

Deux ou trois minutes durant, elle garda ce silence farouche.

Puis elle releva la tête et, regardant son interlocuteur bien en face :

— Jean Lehoulier, dit elle avec une froide énergie, vous mentez !

— Madame !…

— Vous mentez, vous dis-je !…

— Yvonne !

— Et, la preuve que vous mentez, je vais vous la donner. Attendez une minute.

Pierre ouvrait des yeux ébahis.

Mais la veuve avait disparu par la porte d’une chambre à coucher, — la sienne, — ouvert un vieux bahut et y fouillait avec ardeur.

Au bout de quelques instants, elle reparaissait, tenant un papier plié en forme de lettre.

Elle courut aussitôt à la signature et la mettant sous les yeux de son ancien fiancé de là-bas :

— Reconnaissez-vous ce nom ?

— Sans doute : Robert Quetliven !

— Eh bien, écoutez bien ce qu’il m’écrit :


Saint-Pierre et Miquelon,
ce 26 juillet 1852.
Madame veuve Pierre Noël,
Côte du Labrador,


Madame et vieille amie,

J’apprends que vous êtes sur le point de marier votre fille Suzanne avec le fils de Jean Labarou, votre voisin de la baie Kécarpoui. Je le regrette beaucoup pour les deux jeunes gens, mais ce mariage ne peut se faire. Votre défunt mari, assassiné méchamment, il n’y a pas encore une éternité, se lèverait de sa tombe pour se jeter entre les deux futurs conjoints.

Vous ne comprenez pas !…

Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce Jean Labarou dont le fils courtise votre fille Suzanne n’est autre que Jean Lehoulier, qui tua votre mari, par pure rancune, dans l’auberge des Mathurins Salés, sur le port de Saint-Pierre, il y a aujourd’hui douze ans et quelques semaines…

Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne la force de ne pas faillir au vôtre,

Robert Quetliven.


– Cette lettre est une infamie ! s’écria Jean Labarou, – à qui nous conserverons ce nom, comme lui le porta toujours, du reste.

– Quoi ! ne dit-elle pas la vérité ? riposta la veuve.

– Sur ce point seulement : que c’est bien ma main qui a tué Pierre Noël ! Mais c’est dans le cas de légitime défense, après avoir usé de tous les moyens de persuasion pour l’apaiser, après avoir subi patiemment toutes sortes d’injures… Encore, quoique abîmé par sa langue méchante, j’aurais patienté, je serais sorti, sans ce traître coup de couteau qui me fit voir rouge… Mon bras a frappé, mais ma volonté n’y était pour rien. C’est la douleur physique, produite par l’horrible blessure reçue sans m’y attendre, qui est cause du malheur arrivé… Voyez, femme !… J’en porterai les marques toute ma vie !

Et, retroussant la manche de son habit, Labarou montra à la veuve son avant-bras nu où deux cicatrices indélébiles tranchaient, par leur blancheur livide, sur le ton bruni de la peau.

La veuve ouvrit de grands yeux et fit un geste.

Jean Labarou rabattit sa manche et continua :

– Ah ! Yvonne, comme j’ai regretté ce fatal moment d’oubli, ce mouvement involontaire qui poussa ma main armée droit au cœur de mon ami, Yvonne, vous le savez, en dépit de ses défauts ! – Mais il est des instants, dans la vie humaine, où la chair se révolte contre l’esprit, où le nerf est plus prompt que la volonté.

J’ai subi les conséquences de ce réveil intermittent de la bête dans l’homme…

Suis-je donc si coupable, après tout ?

La veuve ne répondit pas, tout d’abord.

Elle se calmait. Elle paraissait ébranlée.

L’homme qui lui parlait, elle l’avait connu jadis, jeune et bon, plein d’honneur, incapable de déguiser la vérité.

Les années en blanchissant sa tête en avaient-elles fait un menteur et un lâche ?

C’était impossible.

Le mensonge, dans la bouche d’un coupable, n’a pas de ces