Un drame au Labrador/Le rendez-vous

Leprohon & Leprohon (p. 39-43).

X

LE RENDEZ-VOUS


Une vingtaine de minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles l’amoureux Arthur piétina sur place, bouillant à la fois d’impatience et de crainte.

L’entrevue qu’il allait avoir avec Suzanne acquérait, grâce aux événements des derniers jours, une importance capitale à ses yeux.

Depuis une semaine entière, en effet, la jeune fille était invisible pour lui.

Que s’était-il passé ?

Pourquoi madame Noël, après avoir paru encourager ses amours avec Suzanne et même s’être prêtée de bonne grâce aux projets de mariage édifiés par les deux jeunes gens, avait-elle tout à coup, du soir au lendemain, changé complètement sa manière d’agir ?…

Pourquoi Suzanne elle-même, l’air triste et les paupières rougies, lui avait-elle fait un geste d’adieu désespéré, la dernière fois qu’il l’avait aperçue dans une fenêtre du Chalet ?…

D’où venait la mine soucieuse de sa mère, à lui, et la sombre préoccupation de son père, surtout depuis ces jours derniers ?…

Autant de mystères à pénétrer.

Autant de problèmes à résoudre.

Arthur avait bien l’intuition que quelque chose se passait hors de sa connaissance et qu’il était le pivot autour duquel s’enroulait le fil de certains petits événements se succédant coup sur coup depuis quelques jours.

Mais quelle était la tête d’où sortait tout cela, la main mystérieuse qui tissait autour de son bonheur cette toile d’araignée dont les mille mailles guettaient chacun de ses pas ?…

La veille au soir, seul avec sa sœur et ses parents, il avait ouvert son cœur à deux battants, narré par le menu l’histoire courte et naïve de ses amours ; il leur avait fait part de son ardent désir d’épouser Suzanne, aussitôt la venue du missionnaire, — en septembre prochain…

Mimie avait battu des mains…

La mère Hélène s’était détournée pour essuyer une larme…

Quant au père Labarou, plus sombre que jamais, il s’était promené longtemps dans la cuisine, sans répondre, puis avait fini par faire un geste résolu et dire :

— Il faut que cette situation s’éclaircisse et que la lumière se fasse ! Pas plus tard que demain, mon fils, je me rendrai chez la veuve de Pierre Noël, et ton sort se décidera !

Arthur avait remercié son père et, au petit jour, couru sur le plateau boisé, dominant la passerelle, dans l’espoir d’avoir plus tôt des nouvelles, ou du moins de faire part à Suzanne de ses espérances.

Il en était là !…

Suzanne allait venir !!

Elle venait !!!

En effet, un pas léger froissait les feuilles sèches tapissant le flanc du cap…

La ramure s’agitait…

Une minute encore, et Suzanne parut !

Elle semblait fort animée, la belle Suzanne.

Ses joues rougies, l’éclat de ses yeux et la sueur qui perlait à son front disaient haut qu’elle avait couru et que l’émotion la dominait.

— Arthur ! cher Arthur, fit-elle en tendant ses deux mains au jeune homme.

— Oh ! Suzanne ! ma Suzanne ! vous voilà enfin ! répondit Arthur, s’emparant des mains qui s’offraient et y collant ses lèvres.

— Quelle imprudence vous me faites commettre !

— Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y : ne plus vous voir !

— Et moi donc, est-ce que j’étais aux noces ?… Ah ! comme j’ai souffert !

— Pauvre Suzette ! Là, vrai, vous avez pensé un peu à l’abandonné ?

— Toujours, à chaque heure, à chaque minute…

— Et, cependant, vous vous cachez !… Je ne puis vous voir ! Votre mère me répond, à chacune de mes visites, que vous êtes souffrante, que vous naviguez sur la baie, avec vos frères, ou bien qu’elle ne sait pas… Enfin, elle n’est plus la même, votre mère…

— Hélas !

— Vous voyez bien que j’ai raison, puisque vous en convenez…

— Il le faut bien, mon Dieu !

— Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirement complet ?… Qu’avons-nous fait de répréhensible ?… Vous savez comme nos intentions sont pures et quel respect accompagne notre mutuelle tendresse.

— Oh ! Arthur, ce n’est pas là que vous trouverez la source de tout ce qui arrive.

— Vous savez quelque chose, Suzanne ?

— Peut-être bien. Mais je ne suis pas sûre… je pourrais me tromper.

— Parlez, parlez.

— Eh bien, ma mère a reçu une visite il y a une dizaine de jours.

— Une visite !… D’ici, de la côte ?

— Non, de Miquelon.

— Par quelle voie ?

— Ce doit être par notre barque, car l’étranger accompagnait Thomas. Vous savez que mon frère a été toute une semaine au large, en compagnie de votre cousin Gaspard ?…

— Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspard s’est absenté pendant de longs jours, sous prétexte d’une excursion de chasse au loin. Mais il est si bizarre, mon taciturne cousin, qu’on ne remarque plus, chez nous, ses frasques.

— Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me dit que vous devriez, au contraire, ne pas le perdre entièrement de vue et même vous défier un peu de lui.

— De Gaspard !… Qui peut vous faire croire ?…

— Écoutez, Arthur…

Et Suzanne, baissant instinctivement la voix, se rapprocha davantage.

Puis elle détourna soudain la tête et prêta l’oreille.

— Avez-vous entendu ? dit-elle.

— Non.

— On dirait quelqu’un s’agitant dans le feuillage.

Arthur jeta un rapide coup d’œil vers l’endroit où son cousin, dans sa cachette, avait sans doute fait quelque mouvement involontaire.

Puis, haussant aussitôt les épaules :

— Comme vous êtes nerveuse, Suzanne !… Vous voyez du danger partout.

— C’est vrai, fit la jeune fille, reprenant sa position première. Moi, si vaillante d’habitude, je tremble, depuis quelque temps, à la moindre alerte.

— Cette fois, du moins, ce n’est rien : quelque écureuil qui prend ses ébats.

— Je vous disais donc : Défiez-vous de votre cousin ; il a les yeux méchants…

— Ah ! ah !

— … Et je n’aime pas sa façon de me regarder.

— Vous êtes si belle !…

— Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, me voyant les yeux rouges, il me dit avec un mauvais rire :

— « Qu’avez-vous, Suzanne ? »

— « Rien qui vous concerne ! » ai-je répondu brusquement.

— « Vous êtes-vous querellé avec votre amoureux ? » a-t-il ajouté d’un air moqueur.

— « Ça ne vous regarde pas ! »

Et je lui ai tourné le dos.

Mais je l’ai vu, dans une vitre de la fenêtre où je me trouvais, serrant les poings et faisant un geste de menace.

— Une vitre est un mauvais miroir, Suzanne !

— C’est possible, mon ami. N’en parlons plus et soyez prudent.

— Pour vous faire plaisir, je le serai. — Mais revenons à votre visite de l’autre jour.

— De l’autre nuit ! — car c’était la nuit.

— Soit.. Et qu’a fait ce visiteur nocturne ?

— Il s’est enfermé avec ma mère pendant une heure et j’ai été emmenée dehors par mon frère, sous prétexte de ne pas troubler la conversation qu’ils eurent ensemble.

— Ah ! diable ! fit Arthur, très intéressé.

— Puis l’étranger est reparti, accompagné toujours de Thomas et de l’inséparable Gaspard.

— De sorte que vous ne savez pas quel était cet homme ?

— Si… Ma mère m’a dit que c’était un vieil ami de mon défunt père.

— Que venait donc faire chez vous ce mystérieux personnage ?

— Voilà précisément ce que je demande en vain à tous les miens, sans pouvoir obtenir d’autre réponse que celle-ci : C’est un parent éloigné, un ami de là-bas. Il faut le croire.

— Mais votre mère, elle, — votre mère qui vous aime tant, bonne Suzanne, — a dû vous donner quelques mots d’explications avant de vous soustraire à mes recherches… je veux dire à ma vue.

— Pauvre mère, elle est toute bouleversée de ce qui arrive… Mes questions semblent lui faire tant de mal !… Elle se contente de répondre : « Chère Suzette, j’en suis chagrine autant que toi ; mais tu ne dois plus voir ce jeune homme… Un mariage est impossible entre vous… Quelque chose de terrible vous sépare à jamais ! »

— Qui ou quoi peut donc nous séparer, Suzanne ?

— Hélas !

— Votre mère vous l’a dit ?

— Il l’a bien fallu ; je l’ai tant suppliée !

— Et c’est ?…

— Du sang !

Arthur, foudroyé, chancela.

Un moment, la tête penchée, les bras battants, il demeura immobile.

Mais il se secoua aussitôt.

— Adieu ! Suzanne, fit-il virilement. Quand nous nous reverrons, je saurai s’il m’est permis de vous aimer.

— Et ce sera ?… fit Suzanne, anxieuse.

— Demain matin, ici, à la même heure.

— Adieu donc ! Arthur… Ne désespérons pas.

Le jeune Labarou la vit disparaître par le sentier qu’elle avait pris pour revenir.

Un instant plus tard, lui-même redescendait la pente opposée, tout en murmurant :

— Puisse mon père effacer cette tache de sang qui nous sépare !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oui, comptes-y, mon bonhomme ! disait en même temps, in petto, le cousin Gaspard, tout en se tirant, non sans peine, de sa cachette embroussaillée.

Puis le traître ajouta :

— Nom d’une baleine ! quelle posture fatigante j’avais là ! Tout de même, si j’ai mal aux jambes, mon cher cousin doit avoir mal au cœur, lui !

Et il se glissa derrière Suzanne, évitant avec soin de se laisser voir.