Un drame au Labrador/Wapwi sur le sentier de… l’amour

Leprohon & Leprohon (p. 35-39).

IX

WAPWI SUR LE SENTIER DE… L’AMOUR


Deux mois se sont écoulés depuis l’installation de la famille Noël sur la rive orientale de la baie.

La maison construite par les jeunes gens de la petite colonie, bien que ne présentant certes pas l’apparence d’une de ces coûteuses bonbonnières que l’on admire aux places d’eaux en vogue, offre cependant un assez joli coup d’œil. Avec ses chevrons dépassant de plusieurs pieds l’alignement du carré, elle vous a un certain air de coquetterie agreste dont ne s’enorgueillissent pas médiocrement les ouvriers improvisés qui l’ont bâtie.

Si nous ajoutons que de ce larmier très large partent d’élégantes colonnes de fines épinettes bien écorcées, mais pas autrement travaillées, qui vont s’appuyer sur le trottoir entourant la maison, nous aurons une idée de ce que peuvent faire quatre hommes de bonne volonté, lorsque la nécessité et l’isolement leur tiennent lieu d’expérience.

Aussi n’étonnerons-nous personne en disant que les « jeunesses » de la colonie Kécarpouienne ont l’intime conviction d’avoir édifié un palais.

Tout est relatif en ce monde.

Aussi l’ont-ils baptisé le Chalet, sans épithète — comme s’il ne pouvait en exister d’autre dans le monde entier.

Les travaux sont donc finis…

Finie aussi, hélas ! — ou, du moins, bien entravée, — cette promiscuité de toutes les heures du jour, ces coups d’œil échangés furtivement, ces chaudes poignées de mains données et reçues, ces rencontres fortuites… qui sont le menu du festin des amoureux !…

Ainsi le pense du moins, en son âme attristée, notre jeune ami Arthur Labarou, au moment où nous le retrouvons.

Il est en compagnie de son protégé, — ou plutôt de son fils adoptif, — le petit sauvage Wapwi.


Écoute, petit, et surtout comprends-moi bien

Wapwi a aujourd’hui près de quinze ans.

Il est souple, élancé, grand pour son âge, et surtout très intelligent.

Quant à son dévouement pour petit père, — comme il appelle Arthur, — c’est du fétichisme tout pur.

Nous sommes dans la première quinzaine du mois d’août.

C’est le matin.

Il est à peine six heures.

Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier de roc dominant la rive droite, très escarpée à cet endroit, de la rivière Kécarpoui.

En face d’eux, une grande épinette, à peine ébranchée sur un de ses côtés et jetée en travers du torrent, sert de pont pour communiquer entre les deux bords.

Vers la droite, à une couple d’arpents de distance, une buée de vapeurs blanches monte de l’abîme où se précipite la rivière, dans sa dernière chute, avant de mêler ses eaux à celles de la baie.

Le soleil du matin irise cette vapeur et lui prête tour à tour les nuances diverses de l’arc-en-ciel.

— Écoute, petit, et surtout comprends-moi bien… dit Arthur à son compagnon, penché vers lui.

Wapwi ne répond rien ; mais il s’approche davantage, et ses yeux noirs, intelligents, se fixent sur son « père » adoptif.

Celui-ci reprend, en baissant encore la voix :

— Tu vas traverser la rivière sur la passerelle et te diriger sous bois vers le Châlet. Si tu ne rencontres pas Suzanne en chemin et que les jeunes Noël ne soient pas dans les environs, approche-toi de la maison et fais en sorte que la jeune fille te voie. Comprends-tu ?


Gaspard commence l’ascension du cap

Au lieu de répondre, Wapwi s’éloigne vivement, courbé en deux, fait mine de se couler au milieu du feuillage, se dissimule derrière chaque obstacle, rocher ou arbuste, et se livre à une pantomime des plus réjouissantes, s’adressant à un être imaginaire.

Puis, il revient sans bruit, riant silencieusement.

Arthur aussi rit de bon cœur, tout en évitant d’éclater.

— Très bien, mon fils ! dit-il. Mais ce n’est pas tout…

Wapwi redevient soudain sérieux comme un manitou.

— Quand tu seras parvenu à t’approcher d’elle, tu lui diras : «  Petite mère Suzanne, petit père Arthur vous attend. C’est, pressé. Rejoignez-le sur le bord de la rivière, en face de la passerelle. Il sera là sur le plateau que vous connaissez, tout en haut, au milieu des rochers. » Tu vois cela d’ici, tout droit.

Et le jeune Labarou montre de la main, sur l’autre rive, un escarpement assez élevé, couronné par un plateau où verdissent des masses de sapins touffus.

Wapwi fait signe qu’il a compris et n’ajoute qu’un mot :

— C’est tout ?

— Oui… N’oublie pas ce qu’elle te répondra.

— Petit père sera content.

Et l’enfant, léger comme un papillon, s’élance sur la passerelle tremblante, sans éprouver l’ombre d’un vertige à l’aspect du torrent qui bondit à vingt pieds au-dessous.

Arthur demeure un instant songeur ; puis, s’emparant de son fusil, — compagnon inséparable de ses courses matinales dans la forêt, — il traverse à son tour la passerelle et se dirige vers le rendez-vous assigné.

À peine a-t-il disparu, qu’une tête émerge d’un fouillis de broussailles masquant une anfractuosité de la rive à pic, à quelques pieds de l’endroit où s’est tenue la conversation rapportée plus haut.

Cette tête, livide et haineuse, est suivie d’un corps musculeux et trapu, — le tout appartenant à Gaspard Labarou.

— Ah ! c’est comme ça !… murmure-t-il avec un ricanement amer. On verra bien si la fille de la victime va faire des mamours au fils de l’assassin… Malheur à eux si !…

Le reste de la phrase est ponctué par un geste sinistre.

Et Gaspard s’élance dans la direction du nord, ne s’écartant pas toutefois de la rivière, qu’il a sans doute l’intention de franchir à gué dans quelque endroit connu de lui seul.

En effet, une dizaine d’arpents plus haut, il rencontre une mince épinette penchée au-dessus d’un endroit où la Kécarpoui, profonde et rétrécie, coule avec la rapidité d’un torrent.

Agile et fort, le sombre personnage, mettant son fusil en bandoulière, grimpe comme un chat jusqu’aux deux tiers de sa hauteur…

L’arbre, mince et flexible, se courbe, se penche…

Gaspard, suspendu par les mains, lâche prise…

Il est sur l’autre rive.

Alors, il redescend vers la passerelle, mais cette fois en s’écartant légèrement de la rivière.

Arrivé au pied du cap, couronné d’un plateau boisé, où doivent se rencontrer les amoureux, Gaspard s’arrête.

Il est en nage.

Ses tempes battent la chamade. Le vertige le menace.

Il paraît chercher à reconquérir son calme et fait mine même de cacher là son fusil…

Ses mains à plat pressent son front brûlant…

Mais, bientôt, un éclair de rage froide passe dans ses yeux durs et, remettant son fusil en bandoulière, il commence l’ascension du cap.

C’est comme un sauvage, avec des précautions infinies, qu’il met un pied devant l’autre.

Pas une pierre ne roule.

Pas une motte de terre ne s’égrène.

Parvenu au niveau du plateau supérieur, Gaspard risque un coup d’œil à travers les rameaux épais.

Arthur est là, écartant le feuillage et interrogeant le versant adouci de son observatoire qui regarde la mer.

Se trouvant posté à sa convenance là où il est, Gaspard ne bouge plus et attend.

Une demi-heure se passe.

Puis une heure.

Le soleil monte. L’ombre décroît.

Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n’est la rumeur éternelle des chutes et le vol rapide des oiseaux.

Soudain, à deux pas d’Arthur, le feuillage s’entr’ouvre et Wapwi paraît.

— Petit diable ! fait le guetteur en sursautant, je ne t’ai pas entendu venir… Eh bien, l’as-tu vue ?

— Elle vient !… répondit l’enfant. Wapwi a couru fort, fort… pour avertir petit père, qui sera content.

— Oui, oui, bien content… Merci ! Maintenant, laisse-nous, petit. Retraverse la passerelle et va m’attendre de l’autre côté de la rivière. Si tu vois quelque chose de suspect, imite le chant du merle, tu sais !

— Wapwi veillera et sifflera..

Et, dévalant avec une adresse de singe par la pente qu’il venait de gravir, le jeune Abénaki disparut en un clin d’œil.

Eût-il pris la direction opposé qu’il se fût heurté à Gaspard !

Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs, probablement.

L’espion, remis de cette alerte, se dit à lui-même :

— Décidément, le diable est pour moi. Tenons bon !