Un drame au Labrador/Aventure de chasse
II
AVENTURE DE CHASSE
En juillet 1850, — c’est-à-dire dans la dixième année de leur séjour à Kécarpoui, — les jeunes cousins Labarou firent une assez longue expédition en mer.
Âgés tous deux alors d’un peu plus de vingt ans, très développés physiquement et hardis marins, ils ne craignaient guère de s’aventurer en plein golfe, dans la barque à demi pontée qu’ils s’étaient construite eux-mêmes, sous la direction du vieux Labarou.
Cette fois là, — soit hasard de la brise, soit curiosité d’adolescents, — ils avaient poussé une pointe jusque près de la côte ouest de Terre-Neuve, malgré les recommandations paternelles ; et, joyeux comme des galopins qui ont fait l’école buissonnière, ils revenaient à pleines voiles vers la baie de Kécarpoui, lorsqu’en remontant le littoral, qu’ils serraient d’assez près, un spectacle fort attrayant pour des yeux de chasseurs leur fit aussitôt oublier qu’ils étaient pressés…
Deux caribous, — arrêtés au bord de la mer, où ils étaient venus boire sans doute, — se tenaient côte à côte, les pieds dans l’eau et la mine inquiète, regardant cette embarcation voilée qui se mouvait sans bruit, à quelque distance du rivage.
La tentation était vraiment trop forte !…
Un coup de barre, et la barque se dirigea vers le rivage, qu’elle laboura de son étrave et où elle s’immobilisa.
Les deux jeunes gens, le fusil à la main, étaient déjà partis en chasse.
Mais les gentilles bêtes, — revenues de leur premier mouvement de surprise et ramenées d’instinct au sentiment de la prudence, — pirouettèrent sur leurs pieds et disparurent sous bois, gagnant la côte voisine.
Les chasseurs s’élancèrent sur leurs traces et eurent bientôt fait d’escalader la côte boisée qui leur masquait l’horizon du nord.
Arrivés sur la crête, ils s’arrêtèrent un moment pour reprendre haleine et s’orienter.
Devant eux s’étendait une large savane, tapissée de bruyères longues et maigres, émergeant d’une herbe jaunie, haute et clairsemée. Çà et là, des rochers de formes diverses accidentaient cet espace découvert, que Jupiter tonnant avait dû défricher lui-même, s’il fallait en juger par les souches à demi calcinées qui dressaient partout leurs squelettes noircis.
Au-delà de cette savane, au pied de la chaîne de montagnes qui fermait l’horizon du nord, se voyait une lisière de forêt épargnée par l’incendie.
C’est vers ce bois que se dirigeaient les caribous, quand nos chasseurs les revirent du haut de la côte.
La délibération ne fut pas longue.
Nos jeunes Nemrods résolurent de continuer la poursuite.
Mais ce fut bien inutilement qu’ils s’essoufflèrent à courir au milieu de cette savane pleine de trous et de bosses, car les caribous prirent un galop allongé, qui les porta en quelques minutes au pied des contreforts boisés de la chaîne de montagnes, où ils disparurent…
Haletants et penauds, les deux cousins s’arrêtèrent enfin sur une éminence rocheuse, d’où ils pouvaient embrasser toute la savane, et même l’immense golfe, dont la nappe bleuâtre, échancrée par les dentelures de la côte, s’étendait devant leurs yeux jusqu’au littoral ouest de Terre-Neuve.
Quel panorama !
À droite, le bras oriental de la baie de Kécarpoui s’avançait dans la mer, à demi replié, comme s’il eût voulu retenir les flots qui la baignaient. L’ouverture de la baie, elle-même, était visible jusqu’à son milieu, mais, à part ce petit triangle d’azur miroitant au sein des masses sombres qui l’enserraient, ce n’étaient, jusqu’à perte de vue, que le chaos mouvementé de la côte labradorienne s’abaissant avec gradation vers le golfe, dont la surface scintillante se confondait avec l’horizon, dans les lointains du couchant.
Tout homme, en présence d’un pareil spectacle, est poëte d’instinct ; et les jeunes Labarou, sans connaître un traître mot des règles de la poésie, ne purent s’empêcher de faire entendre des exclamations admiratives :
— La belle vue qu’on a d’ici ! s’écria Arthur.
— Hum ! grommela Gaspard, c’est rudement chiffonné !
— Vois donc… notre fameuse baie Kécarpoui, ce qu’elle est devenue : à peine grande comme le foc de la barque !
— Nous en sommes loin !… répliqua Gaspard, que cette réflexion de son cousin arracha aussitôt à sa contemplation. Au fait, ajouta-t-il, il est temps de regagner la mer. Filons.
— C’est vrai… Ces diables de caribous vont nous faire perdre une marée, et nous ne serons pas chez nous avant ce soir.
— À la côte, et courons !
Et Gaspard, prenant les devants, s’engagea aussitôt sur la pente du monticule qui leur avait servi d’observation, dévalant comme un cerf qui aurait eu toute une meute sur les jarrets.
Arthur ne fut pas lent à le suivre ; et tous deux, prenant la savane en diagonale pour « piquer au plus court », firent ainsi un bon demi-mille, ne s’arrêtant qu’au pied d’une colline peu élevée, qui leur barrait la route.
Là, ils firent halte un moment pour souffler, puis reprirent aussitôt leur marche en avant.
Arrivés sur le dos de cette intumescence, absolument dépourvue de végétation, ils s’orientèrent un instant et allaient redescendre le versant opposé, lorsqu’un coup de fusil, tiré de fort près, les cloua net sur place.
Avant même d’avoir eu l’opportunité d’échanger une parole, ils entendirent un hurlement de douleur et virent, à une couple d’arpents en face d’eux, un ours blessé qui traversait la savane, par bonds inégaux, et qui finit par se laisser choir au pied d’une souche, où il demeura immobile.
D’où portait ce coup de fusil ?…
Qui avait tiré ?…
Les Labarou eurent à peine le temps de se poser ces questions, qu’elles étaient résolues.
Un enfant d’une douzaine d’années environ, — un petit sauvage, à en juger par son costume et son teint basané, — surgit des broussailles, parut examiner les traces sanglantes laissées par l’animal blessé, puis retournant aussitôt sur ses pas, il se prit à crier :
— Vite, père, y a du sang tout plein !
Un homme grand, sec, la figure osseuse et brune, parut aussitôt, tenant en main un fusil qui fumait encore.
Il échangea quelques paroles avec son fils et s’approcha avec précaution jusqu’à quelques pieds de l’endroit où gisait l’ours.
Ayant aperçu ce dernier, il s’arrêta et fit mine de recharger son arme. Mais, voyant la bête immobile sur le flanc, il remit en place la baguette, à demi tirée, du fusil qu’il tenait de la main gauche et s’avança, tout courbé, vers l’animal, en apparence mort.
À deux pas de sa victime, le sauvage s’arrêta de nouveau et se mit en frais de fourrer le canon de son arme sous le cadavre, pour le retourner, sans doute, et voir la blessure par où la vie s’était échappée.
Mais il arriva alors quelque chose de bien inattendu et de bien terrible…
D’un coup de patte, l’ours fit voler le fusil au loin ; puis bondissant sur le sauvage abasourdi, il l’écrasa sous sa masse pesante, lui labourant en même temps la poitrine, de ses longues griffes.
Pendant quelques secondes, l’homme et la bête s’agitèrent…
Puis l’homme demeura immobile…
Il était mort !
La scène avait déroulé ses péripéties si vite, que ni l’enfant, muet et terrifié, ni les deux cousins, frappés de stupeur, n’avaient eu le temps d’intervenir.
Ce fut le petit sauvage qui secoua le premier l’espèce de paralysie qui immobilisait les trois spectateurs…
Tirant un couteau d’une gaine de cuir, suspendue à sa ceinture, il se rua sur l’ours avec frénésie et se prit à lui cribler les flancs de blessures profondes.
Puis, avec une force musculaire au-dessus de son âge, il retourna la bête, — bien morte, cette fois, — dégageant ainsi le corps de son père, sur la poitrine duquel il se jeta, y enfouissant sa figure.
C’était navrant et terrible.