Un drame au Labrador/Les fugitifs

Leprohon & Leprohon (p. 3-6).



(Illustrations de Edmond-J. Massicotte).


I

LES FUGITIFS


Il y a un peu plus d’une cinquantaine d’années, — en face du Grand Mécatina, sur la côte du Labrador, — vivait une pauvre famille de pêcheurs, composée du père, de la mère, de deux enfants (un garçon et une fille), et du cousin de ces derniers.

Le chef de la famille s’appelait Labarou ; le fils, Arthur, et le cousin, Gaspard.

Quant aux deux femmes, l’une répondait au nom de mère Hélène et l’autre au sobriquet de Mimie.

Tout ce petit monde vivait en parfaite intelligence, se contentait de peu et n’avait pas la moindre idée que l’on fût plus heureux ailleurs que sur cette lisière de côte désolée qu’il habitait.

Pour peu que la pêche allât bien, que la tempête ne vînt pas démolir la barque ou abîmer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau fissent leur migration au temps voulu, on n’en demandait pas davantage.

L’automne et le printemps, une goélette de cabotage parcourait cette partie de la côte, approvisionnant les pêcheurs échelonnés çà et là, achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu’à la nouvelle saison navigable.

Quelquefois cette goélette avait à son bord un missionnaire, chargé des intérêts spirituels de cette vaste étendue de pays.

Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout le commerce qu’avait avec le reste de l’humanité la petite colonie de Kécarpoui.

Car c’était sur la rive droite de la rivière Kécarpoui, à son embouchure même dans le fond de la baie du même nom, que la famille Labarou avait assis son établissement.

Cela remontait à 1840.

Un soir de cette année-là, en juillet, une barque de pêche lourdement chargée abordait sur cette plage.

Elle portait les Labarou et tout ce qu’ils possédaient : articles de ménage, provisions et agrès.

Le père, — un Français des îles Miquelon, — fuyait la justice de la colonie lancée à ses trousses pour le meurtre d’un camarade, commis dans une de ces rixes si fréquentes entre pêcheurs et matelots, lorsqu’ils arrosent trop largement le plaisir qu’ils éprouvent de se retrouver sur le plancher des vaches.

Il s’était dit avec raison que le diable lui-même n’oserait pas l’aller chercher au fond de ces fiords bizarrement découpés qui dentellent le littoral du Labrador.

Le fait est que les hasards de sa fuite précipitée avaient merveilleusement servi Labarou.

Rien de plus étrange d’aspect, de plus sauvage à l’œil que l’estuaire de cette baie de Kécarpoui, à l’endroit où la rivière vient y mêler ses eaux ; rien de plus caché à tous les regards que cette plage sablonneuse où la barque des fugitifs de Miquelon venait enfin de heurter de son étrave une terre indépendante de la justice française !

Les lames du large, longues et presque nivelées par une course de plusieurs milles en eau relativement calme, viennent mourir avec une régularité monotone sur un rivage de sable fin, dessiné en un vaste hémicycle qui enserre cette grosse patte du Saint-Laurent allongée sur le torse du Canada.

Mais, au-delà de cette lisière de sable, d’un gris-jaunâtre très doux à l’œil, quel chaos !… quel entassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiques à équilibre douteux, de falaises à pic encaissant l’étroite et profonde rivière qui a fini par creuser son lit, — Dieu sait au prix de quelle suite de siècles ! — au milieu de cette cristallisation tourmentée !…

Çà et là, des mousses, des lichens, de petits sapins même, épais et trapus, s’élancent des fentes qui lézardent ou séparent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fond duquel la Kécarpoui chemine, tapageuse et profonde, vers la mer.

Le thalweg de cette vallée est indiqué par la ligne sinueuse des conifères en bordure sur ses crêtes, jusqu’à un pâté de montagnes très élevées qui masque l’horizon du nord.

À droite et à gauche, le sol, moins tourmenté, offre ci et là des bouquets de sapins ou d’épinettes, qui semblent des îlots surélevés au sein d’une mer de bruyères, d’où émergent de nombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d’arbres foudroyés, où le feu du ciel a laissé sa patine noirâtre…

En somme, s’il plaît à l’imagination, le pays semble aride et tout à fait impropre à l’agriculture.

Pourtant, Labarou embrassa d’un œil satisfait ce paysage d’une horreur saisissante…

Bon homme au fond, mais d’humeur taciturne, — surtout depuis cette fatale rixe où il avait tué un camarade, — le pêcheur miquelonnais ne tarda pas à s’éprendre de cette nature bouleversée, si bien en harmonie avec sa propre conscience.

La situation exceptionnelle aussi de cette jolie baie, en pleine région de pêche, le décida…


La baie de Kécarpoui, où réside la famille Labarou.

Il résolut de s’y fixer.

L’installation ne fut ni longue, ni difficile.

Des sapins et des épinettes, de médiocre futaie sur toute cette partie du littoral, furent abattus, grossièrement équarris et superposés pour former les quatre pans du futur logis. Toutes ces pièces de bois, liées à queue d’aronde aux quatre angles, formèrent un carré très solide, que l’on surmonta d’un toit en accent circonflexe, recouvert de planches confectionnées à la diable…

Et la maison était construite.

On s’en rapporta aux jours de chômage à venir pour améliorer petit à petit cette installation faite à la hâte et y ajouter les hangars et autres annexes indispensables.

L’essentiel, pour le moment, c’était de s’organiser pour la pêche.

Les agrès furent inspectés et réparés ; la barque radoubée et goudronnée de l’étrave à l’étambot ; les voiles remises en état…

Bref, quinze jours après leur abordage, les Labarou se retrouvaient chez eux et reprenaient leur train de vie ordinaire.

Cela devait durer douze années entières, pendant lesquelles un incident digne d’être rapporté vint rompre la monotonie de cette existence patriarcale.