Un drame au Labrador/Un repas de gigot d’ours

Leprohon & Leprohon (p. 9-14).

III

UN REPAS DE GIGOT D’OURS


Gaspard, qui arrivait, précédé d’Arthur, ne put s’empêcher de dire, malgré son flegme :

— Triste !

Quant à Arthur, il prit doucement l’enfant dans ses bras, tout tout comme l’aurait fait une mère, et l’arracha à son étreinte pour le transporter plus loin.

Il lui disait, tout en le câlinant :

— Ne pleure pas, petit… Nous aurons bien soin de toi… Il y a encore de la place pour un chez le papa Labarou… Tu vas venir avec nous… Tu seras de la famille…

L’enfant, adossé à une souche, ne répondait pas.

Seulement, il souleva un instant ses paupières et fixa ses prunelles, très noires et très lumineuses, sur Arthur, comme pour s’assurer s’il avait affaire à un ami ou à un ennemi.

Puis il courba de nouveau le front, gardant un silence farouche.

Sans se décourager, le jeune Labarou lui releva doucement la tête, le forçant ainsi à le regarder.

Puis, d’une voix engageante :

— Tu me comprends, dis ?

L’enfant fit un signe affirmatif.

— Tu n’as pas peur de nous, n’est-ce pas ?

Mouvement de tête négatif.

— Alors, pourquoi ne parles-tu pas ?

Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche, fit mine de le mâchonner, puis dit enfin :

— Manger !

— Tu as faim, petit ? s’écria Arthur.

— Moi aussi ! dit Gaspard, jusque-là spectateur muet.

— Ah ! ah ! je m’explique… fit en riant le plus jeune des Labarou. Ce garçon-là ne veut pas faire mentir le proverbe : « Ventre affamé n’a point d’oreilles ! » Eh bien, puisque c’est comme ça, mangeons un morceau… Seulement, pour manger un morceau, il faut l’avoir sous la main.

— L’ours ! fit laconiquement Gaspard.

— Tu deviens fou !… On ne mange pas de ce gibier-là ! se récria Arthur.

— Demande à ce moricaud, ton nouvel ami.

L’enfant, sans attendre la question, répondit aussitôt :

— Bon, bon, l’ours.

Puis il se prit à mâcher à vide, de façon si drôle, que les deux cousins eurent une folle envie de rire.

Ce que voyant, le petit sauvage sourit à son tour et se leva.

Alors, s’armant de son couteau-poignard, avec lequel il s’était si bien escrimé tout à l’heure, il s’approcha de l’ours et se mit en frais de lui fendre le ventre.

Gaspard ouvrait la bouche pour l’arrêter, dans la crainte qu’il n’abîmât la peau, mais il se rassura aussitôt en voyant avec quelle dextérité le garçonnet opérait.

Il se contenta de lui venir en aide, afin que la besogne fût plus vite expédiée.

Arthur, lui, profita d’un moment où l’enfant, tout occupé à son travail, lui tournait le dos, pour enlever prestement le corps du père et le dissimuler, quelques pas plus loin, derrière une touffe de bruyère.

Le brave garçon avait agi spontanément, sans calcul ni réflexion, mû par un sentiment de pudeur filiale, en présence de cet enfant qu’un drame terrible venait de rendre orphelin.

Mais le petit peau-rouge, sans détourner la tête, avait pourtant vu… ou deviné, car il murmura à l’oreille du jeune Labarou, quand celui-ci l’eut rejoint :

— Bien fait, ça… Toi, bon ami.

Et il se reprit à écorcher l’assassin de son père, sans manifester plus d’émotion.

Au bout d’un quart-d’heure, maître Martin, dépouillé de sa peau, n’était plus reconnaissable. Il ressemblait aussi bien à un honnête veau, apprêté dans l’étal d’un boucher, qu’à une bête féroce, réputée immangeable.


S’armant de son couteau poignard, le petit sauvage se mit en frais de lui fendre le ventre.

Cette métamorphose avantageuse réveilla les estomacs assoupis et fit taire toutes les répugnances.

On se mit résolument à l’œuvre pour organiser un repas sérieux.

Mais, ici, une difficulté imprévue se présenta : Comment faire du feu ?

Personne n’avait d’allumette ni de pierre à fusil.

D’ailleurs, en supposant même qu’on pût se procurer du feu, de quelle façon l’utiliser pour cuire le morceau de venaison destiné au festin ?…

Ce fut encore le petit sauvage qui tira nos amis d’embarras.

Il se mit à fouiller partout, dans les environs, jusqu’à ce qu’il eut trouvé un éclat de bois de cèdre, dans le centre duquel il pratiqua un trou, avec la pointe de son couteau. Partant de ce trou, il creusa une petite rainure, qui s’en éloignait de quelques pouces et qu’il bourra de mousse, bien sèche, saupoudrée de charbon de bois écrasé, emprunté à une souche du voisinage.

Ayant alors confectionné une légère baguette de cèdre, effilée à l’un de ses bouts, il en introduisit la pointe dans le trou qu’il venait de faire et se mit à la tourner aussi rapidement que possible entre les paumes de ses mains…

Quelques étincelles jaillirent bientôt, qui enflammèrent la mousse et le charbon…

On avait du feu !

Restait à confectionner le fourneau où se rôtirait la pièce de résistance du festin en perspective.

Gaspard s’en chargea.

Il mit de champ deux pierres plates, pour former les parois latérales, puis les couvrit d’une troisième, plus mince et plus large, destinée dans son esprit à servir de… lèchefrite.

Alors, fort satisfait de son fourneau, il alluma aussitôt au-dessous un bon feu de branchages.

Pendant que ce chef-d’œuvre d’architecture… culinaire s’édifiait, il va sans dire que le petit sauvage ne demeurait pas inactif.

Il avait détaché de l’ours un cuissot des plus respectables et, après l’avoir enveloppé d’herbes, paraissait attendre que l’appareil de Gaspard fût prêt à fonctionner.

De son côté, celui-ci trouvait le nouveau marmiton bien lent à apporter au fourneau la « pièce de résistance » du futur dîner.

De sorte que tous deux se regardèrent d’un air assez drôle, qui voulait dire clairement : « Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? »

De toute évidence, nos deux taciturnes ne se comprenaient pas du tout.

Heureusement, Arthur, — qui n’avait pas, lui, la langue dans sa poche, — intervint :

— Alors, gamin, demanda-t-il à l’enfant, que fais-tu là ?… Te manque-t-il quelque chose ?

— Cailloux ! répondit le marmiton improvisé, en déposant son jambon par terre et, désignant le feu :

— Des cailloux dans le feu ! se récria Arthur. Pourquoi faire ? Les cailloux de ce pays-ci seraient-ils du charbon de… pierre, par hasard ?

Mais Gaspard, lui, avait fini par comprendre.

— J’y suis ! dit-il… Des cailloux rougis au feu, un trou dans la terre… Nous dînerons avec du jambon d’ours cuit à l’étouffée.

— Tiens ! c’est vrai… j’ai entendu parler de cette cuisine de voyage… Laissons notre petit ami préparer la chose à sa guise, et agissons. Moi, je vais chercher des cailloux. Toi, creuse un trou comme tu pourras.

En un clin d’œil, Arthur eut rempli son chapeau de ces pierres arrondies, à nuances variées, qui abondent dans ces parages.

Il les disposa adroitement entre les tisons du foyer et se chargea d’entretenir le feu.

Gaspard, de son côté, creusait une fosse dans le sable, se servant, en guise de pioche, d’un bout de branche pointue et, à défaut de bêche, de ses mains, pour rejeter la terre au dehors.

Bref, nos trois affamés y mettant chacun du sien, un lit de cailloux brûlants fut étendu au fond de cette fosse, puis recouvert d’une couche d’herbes sur lesquelles le cuissot fut déposé. Par-dessus, on ajouta une nouvelle couche d’herbes ; puis on remplit la fosse de terre autour d’un bâton maintenu verticalement au centre, de façon qu’en le retirant avec précaution, il restât une sorte de cheminée communiquant avec l’extérieur.

Ces deux opérations terminées, les deux cousins crurent, cette fois, qu’il n’y avait plus qu’à laisser faire et prirent une posture aisée pour fumer une bonne « pipe » de tabac — histoire de tromper la faim canine qui les travaillait.

Mais le petit sauvage, lui, songeait bien au repos, vraiment !

Il furetait du regard autour de lui, ayant l’air de chercher quelque chose.

Tout à coup, il partit comme un trait et disparut dans les broussailles.

— Qu’est-ce qui le prend ? se demanda Arthur, qui le suivait des yeux avec étonnement.

Ce petit bonhomme l’intéressait décidément. Il lui trouvait de ces allures, à la fois farouches et gentilles, qu’ont les jeunes chats qui commencent à s’apprivoiser.

Cependant le petit bonhomme revint bientôt, toujours courant. Il tenait à la main une large écorce, qu’il venait de détacher d’un bouleau et qu’il façonnait à l’aide de son poignard, — sans s’arrêter, du reste.

En un tour de main, il eut fabriqué un de ces récipients que nos sucriers canadiens appellent cassots et qu’ils destinent à recueillir la sève de l’érable à sucre.

Un ruisseau coulait non loin de là. Le cassot y fut empli et rapporté à bras tendus.

Tout cela dans le temps de le dire.

C’est alors que les Labarou eurent d’explication de l’utilité du bâtonnet fiché dans la terre recouvrant le jambon.

De temps en temps, en effet, le petit sauvage avait le soin de retirer ce bâtonnet pour vider un peu d’eau dans le trou qu’il laissait.

Et, chaque fois, un jet de vapeur montait à l’orifice :

— Bravo, garçon !… s’écriait Arthur, tout à fait enchanté de son protégé.

Puis à Gaspard, toujours calme et froid :

— Quel luxe, cousin !… Une cuisine à vapeur dans les savanes du Labrador !

— Tout cela prend bien du temps… murmurait ce dernier, une main sur l’estomac.

Mais non !… Il se trompait, le cousin ; car, en moins d’une demi-heure, le gigot fut retiré du trou et servi sur une belle écorce de bouleau.

L’appétit aidant, sans doute, il fut trouvé mangeable par les Français, qui lui firent honneur.

Quand au « sauvagillon », il en avait la figure toute irradiée.

— Ah ! mes amis, conclut Arthur en se levant de table, si, pendant la dernière quinzaine, ce jambon, au lieu de courir la savane, se fût tranquillement reposé dans une bonne saumure, il serait superbe !

— Il ne lui manque, en effet, qu’une chose, appuya Gaspard : du sel.

— Nous salerons ceux qui restent, aussitôt arrivés : — car nous les emportons, tu sais !…

— Et la peau ?

— Moi porter la peau, dit l’enfant.

— Non pas ; c’est trop pesant pour toi, protesta Arthur. Je m’en charge. Vous deux, prenez chacun un gigot, et en route !… voici le soleil qui baisse.

Avant de partir, toutefois, les jeunes Français voulurent donner une sépulture sommaire au vieux sauvage, qui gisait là, près d’eux.

Mais l’enfant les gênait.

Comment l’éloigner ?

Ce fut lui-même qui coupa court à l’hésitation de ses nouveaux amis, en allant droit au cadavre et en cherchant du regard un endroit où il pourrait l’enfouir.

Dès lors, les autres mirent de côté leurs scrupules.

Le corps fut transporté au pied d’un monticule de sable, qui se trouva d’aventure à un arpent de là, et que l’on égrena sur lui.

Deux bâtons croisés, figurant tant bien que mal le signe de la Rédemption, furent dressés sur ce tumulus, que l’on recouvrit par mesure de précaution, de cailloux pesants…

Puis, après avoir adressé mentalement une courte prière au Tout-Puissant à l’intention du pauvre Abénaki, qui attendrait là le jugement dernier, les trois jeunes gens, très impressionnés, se chargèrent des dépouilles de l’ours et quittèrent la savane, se dirigeant vers le fleuve.

Inutile d’ajouter que le petit sauvage s’était emparé de l’attirail de chasse de son défunt père, et qu’il portait, lui aussi, outre sa part de venaison, le fusil sur l’épaule…

Sa démarche conquérante le disait assez !

Songez donc… Un fusil à lui !

Le rêve de son adolescence réalisé !

Il y avait bien de quoi rendre un peu fat, même un garçon de Quimper, au vieux pays.