J. Hetzel et Cie (p. 247-254).

XIX

fuite dans les bois.

Ce n’étaient que des pierres à déplacer ; la construction était ancienne et vermoulue. Le travail ne fut ni long ni pénible.

Le capitaine et le chauffeur s’étaient déjà baissés pour se glisser par l’ouverture ; il avait été convenu qu’ils passeraient les premiers et que les autres prisonniers ne partiraient que la nuit. Charlot n’aimait pas du tout cet arrangement-là. Il s’accrocha au bras du capitaine et le supplia de ne pas partir sans les emmener. Mais le capitaine fut intraitable, et, chose qui étonna beaucoup Charlot, Giboulot donnait raison à son refus.

« Les premiers partis seront les premiers exposés, » disait-il.

Le capitaine, qui s’était déjà remis à quatre pattes pour prendre congé par son trou, se redressa tout à coup pour faire une dernière recommandation à ses compagnons de captivité.

« Nous allons, dit-il, filer par la droite ; n’oubliez pas de filer par la gauche, dans le cas où nous ne reviendrions pas. Si nous ne reparaissons pas avant ce soir, c’est qu’il nous sera arrivé malheur et qu’en prenant par la droite nous serons tombés dans une embuscade. Dans ce cas-là, au lieu de fuir à votre tour par le trou qui va nous servir et qui sera dès lors surveillé, vous feriez mieux de chercher une autre issue par une autre partie du bâtiment et dans une direction toute différente. »

C’était prudent ; mais Charlot avait un si vif désir d’échapper aux sauvages, qu’il essaya de nouveau de fléchir le capitaine. Peine perdue ; celui-ci fit un signe au chauffeur, et tous les deux disparurent sans laisser au pauvre Charlot le temps d’exposer toutes ses raisons.

Giboulot pensait toujours à tout. Il se hâta de masquer le trou fait au mur :

« Il faut tout faire, disait-il, pour éviter d’attirer sur ce point l’attention des Nez-Rouges. »

Mimile et Charlot trouvaient détestable un plan de campagne qui avait pour effet de prolonger leur captivité. Ils furetaient de tous côtés, comptant sur le hasard pour trouver un nouveau moyen d’évasion.

« Mimile, dit Charlot, vois donc là-dessus, sur le mur : c’est une main dont le doigt montre quelque chose. Qu’est-ce que cela peut bien désigner ?

— C’est une direction, dit Mimile ; suivons-la. »

Le doigt, peint à plat sur la surface plane, semblait indiquer l’angle opposé à la partie de la muraille par où le capitaine et le chauffeur avaient opéré leur sortie. Ce coin reculé de la cour, obstrué par une végétation exubérante et par des gravats, n’avait pas jusque-là attiré leur attention. Nos petits amis se dirigèrent de ce côté. Ils déblayèrent le terrain et finirent par découvrir, derrière ce fouillis d’herbes parasites, une petite porte arrondie à sa partie supérieure.

Giboulot avançait déjà la main pour essayer de l’entr’ouvrir, quand une clameur se fit entendre du dehors.

Tous trois se regardèrent effrayés.

Giboulot, sans proférer une parole, courut à son échelle, en gravit les échelons et regarda dans la plaine.

Il aperçut une douzaine de Nez-Rouges qui dansaient en rond autour de l’infortuné capitaine et du chauffeur, en poussant de grands cris.

À cette vue, le sang de Giboulot ne fit qu’un tour, et il courut rejoindre Mimile et Charlot.

« Il n’y a pas un instant à perdre, leur dit-il ; le capitaine et le chauffeur ont été arrêtés dans leur fuite. Il faut à tout prix que nous ayons raison de cette porte. »

Giboulot s’était déjà jeté sur la serrure ; si ses doigts de fer n’avaient pas valu des tenailles, il ne serait jamais venu à bout d’en faire jouer le pêne rouillé. Il y parvint. Cela fait, les trois amis durent réunir toutes leurs forces pour faire tourner la porte sur ses gonds. Enfin elle céda, et ils se trouvèrent en face d’un long souterrain sombre et humide, où ils s’engagèrent sans hésiter.

Après un quart d’heure de marche sur un terrain visqueux et inégal, sous une voûte dont la hauteur variait à chaque instant, ce qui fut pour chacun d’eux l’occasion de nombreuses bosses au front, ils aboutirent à une sorte de caverne qui avait son issue sur une forêt d’apparence magnifique. Jamais si luxuriante végétation ne s’était offerte à leurs regards ; des lianes s’enchevêtraient aux branches d’arbres immenses, cinq ou six fois séculaires.

« Oh ! s’écria Mimile, nous sommes, bien sûr, dans une vraie forêt d’Amérique !

— Ça, ce n’est pas douteux, dit Charlot.

— Mais ça, dit Giboulot en parodiant le ton de l’ami Charlot, ça n’est pas commode. J’attends maître Charlot à l’épreuve. »

Il n’attendit pas longtemps.

« Oh ! là ! là ! qu’est-ce qui me pique les mollets ? dit tout à coup Charlot.

— C’est vrai ! c’est vrai ! nous avons les jambes nues, grâce à ces affreux Nez-Rouges, je l’oubliais ; il faut prendre nos précautions avant d’aller plus loin. »

En cherchant bien, il découvrit une sorte de joncs très-flexibles ; alors, se faisant aider des deux cousins, l’industrieux Giboulot en eut bientôt une provision suffisante pour faire, à chacune de leurs six jambes, des jambières d’une épaisseur qui mît leurs mollets à l’abri des orties, des ronces et autres plantes à pointes aiguës, lesquelles abondent dans toutes les forêts vierges.

« À la bonne heure ! ça va tout seul maintenant, » disait Mimile en piétinant à travers les rudes broussailles. Charlot, très-satisfait aussi, l’imitait dans tous ses mouvements.

Ils arrivèrent bientôt, Giboulot en tête, devant un arbre énorme, qu’on eût pris pour un chêne, s’il n’avait pas porté les fruits les plus extraordinaires, tels que des ananas, des noix de coco, des grenades, des pommes, des poires, des oranges et jusqu’à des bananes.

Charlot était tombé en extase.

« Enfin ! voilà donc les beaux fruits dont m’a parlé Harrisson ! dit-il. Nous voilà payés de toutes nos peines.

— Seulement il ne t’avait pas prévenu, je crois, qu’ils poussaient tous à la fois sur le même arbre ; il a voulu encore t’en laisser la surprise.

— C’est bien drôle ! dit Giboulot il faut croire qu’on aura greffé chaque espèce sur une branche différente, mais je n’avais jamais vu ça. Quoi qu’il en soit, voilà une bien belle occasion de nous refaire l’estomac, car je commence à avoir une furieuse faim.

— Et moi donc ! dit Charlot, dont les émotions violentes avaient un moment endormi l’appétit.

— J’en suis, ajouta gaiement Mimile.

— Attendez ; c’est moi qui vais grimper et faire la récolte, reprit Giboulot. Cet arbre est trop haut pour vous.

— Ah ! dit Charlot, j’aurais pourtant bien voulu cueillir une orange et une pomme.

— Ce sera tout comme, dit Mimile, avec la peine en moins de faire l’excursion. »

Giboulot était à peine monté sur l’arbre, que les fruits tombaient sur l’herbe tout autour des enfants ravis. Il ne restait plus que la noix de coco.

— Jette-la-moi, jette-la-moi ! s’écria Charlot.

— C’est qu’elle est grosse, faites attention.

— Oh ! je la cueillerai bien au vol, » dit Charlot au comble de l’impatience.

Il la cueillit au vol, mais un boulet de canon n’aurait pas produit plus d’effet. Charlot, qui, dans sa joie, s’était mal préparé, la reçut en pleine poitrine et se trouva, en un clin d’œil, couché sur le gazon.

Heureusement que la blessure n’était pas mortelle, et Charlot, bientôt sur pied, put se mettre à danser avec sa noix de coco dans les bras.

Charlot était aux anges et commençait à se réconcilier en idée avec son camarade Harrisson qui, pensait-il, ne l’avait pas tout à fait trompé.

On dîna sur l’herbe. Quel dîner ! Les bananes composaient le fond, le solide du repas, et firent l’office de pain et de brioche. Les oranges et l’ananas furent réservés pour le dessert ; Charlot ne daigna pas manger les poires et les pommes. Il soutenait contre Mimile qu’à côté des fruits d’Amérique, ça ne valait rien, mais rien du tout absolument.

Restait la noix de coco, que Charlot voulut débarrasser lui-même de son enveloppe. Mais tout ce qu’il put faire, fut de dénouer une sorte de ficelle qui l’encerclait tout entière.

xix
charlot la reçut en pleine poitrine.

« C’est pourtant étonnant, disait-il, on dirait de la ficelle naturelle.

Pas si étonnant, lui dit gravement Giboulot, puisque la première enveloppe, ligneuse et filandreuse, se compose de fils, dont les sauvages font de la ficelle superbe qui sert à fabriquer des hamacs et même des câbles.

— C’est vrai, dit Charlot en passant à Mimile sa ficelle.

— C’est vrai, » répéta Mimile, qui se retourna pour faire semblant d’éternuer, mais qui, dans le fait, avait surtout envie de rire.

Giboulot était allé chercher deux gros cailloux, car enfin, il ne pouvait suffire à Charlot d’admirer sa noix de coco ; il fallait la manger, et, pour la manger, la casser. C’était dommage, sans doute, mais nécessaire. L’opération réussit à merveille ; l’amande, la grosse amande apparut aux yeux ravis de Charlot.

Mais c’est ici que la déconvenue commença : le fruit sans doute était trop mûr ; toujours est-il que Charlot fut obligé de convenir que, selon le mot de Mimile, cette amande rappelait beaucoup le navet, avec cette différence que c’était un peu sucré.

Non, non, décidément, ce n’était pas très-bon.

« Ouvre la bouche et ferme les yeux, dit Mimile à Charlot, je ne te ferai pas d’attrape ; je veux te faire goûter quelque chose qui te semblera meilleur, je pense. »

Charlot avait toute confiance dans son cousin. Il ferma les yeux et en même temps ouvrit la bouche ; Mimile y introduisit un morceau de quelque chose qu’il avait tenu caché, et Charlot fut obligé de déclarer que c’était meilleur que tout.

C’était une tranche de poire.

Nos fruits d’Europe étaient vengés.

Depuis un instant, Giboulot prêtait l’oreille.

« Qu’est-ce que tu as ? lui dit Charlot.

— C’est singulier, fit observer Giboulot, il me semble que j’entends marcher.

— Moi aussi, dit Mimile… Et toi, Charlot ?

— Comme c’est ennuyeux ! dit Charlot. Nous étions si contents. J’aimerais mieux ne rien entendre.

— Il faut aller voir, cependant. Il ne s’agit pas de se laisser surprendre, dit Giboulot. Suivez-moi. »