J. Hetzel et Cie (p. 255-263).

XX

les vilains-museaux.

Mimile et Charlot suivaient Giboulot, mais à distance. Après cette première halte qui leur avait paru vraiment agréable, l’entrain leur manquait pour courir à de nouvelles aventures. Charlot regardait vaguement la cime de chaque arbre, dans l’espoir d’y découvrir des fruits inconnus. Mimile semblait plongé dans de sérieuses réflexions ; mais, ayant jeté les yeux sur Giboulot, la pantomime démesurée de ce brave garçon attira toute son attention.

« Qu’est-ce qu’il peut voir qui lui paraisse si extraordinaire, demanda-t-il à Charlot, après ce que nous avons déjà vu ?

— Je ne voudrais plus rien voir, dit le gros Charlot, que des arbres à fruits inconnus.

— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Mimile, à la fin impatienté, à Giboulot.

— Venez voir, répondit Giboulot, vous me le direz peut-être. Quant à moi, je ne sais pas ce que c’est. »

Mimile s’avança et tressaillit.

« Ce sont des singes, dit-il, mais des singes de la plus grande espèce, des orangs-outangs, ce qu’on appelle des hommes des bois ; il n’y a rien de plus fort et de plus dangereux.

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! s’écria Charlot, il ne nous manquait plus que cela.

— Regarde-les, dit Mimile.

— Non, non, je ne veux pas les voir.

— Ce n’est pas en fermant les yeux comme une autruche qu’on peut conjurer un danger, lui dit Mimile.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit Charlot, moi je ne suis pas un homme, je ne suis qu’un petit garçon, je ne sais pas encore conjurer les dangers.

— Quand on n’est pas un homme, lui dit gravement Mimile, on ne quitte pas sa famille, ses devoirs, sa patrie pour aller courir le monde et faire le métier le plus difficile que puisse entreprendre un homme, celui de voyageur, celui de coureur d’aventures.

« Si tu n’es qu’un enfant, — et tu pourrais bien avoir raison, — tu as eu grand tort d’abandonner le collège et

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ils ont des triques dans les mains…
la maison qui sont les vraies places des enfants. Tu as

eu plus grand tort en outre d’entraîner ton camarade, ton ami, ton cousin dans une entreprise que tu n’as pas le courage de mener jusqu’au bout. Quant à moi, j’ai été un grand imbécile d’avoir, par amitié pour toi, quitté tout ce que j’aimais pour tout ce que je n’aime pas.

— Ah ! dit Charlot, comme tu es dur ! tu me fais des reproches maintenant !

— Est-ce que je n’en ai pas le droit ?

— Je ne dis pas non, répondit Charlot éploré, mais c’est joliment dur tout de même. Qu’est-ce que tu veux que je te dise, maintenant que c’est fait ? Est-ce que tu crois que depuis longtemps déjà, depuis presque tout de suite je n’ai pas senti que, si c’était à recommencer, je ne recommencerais pas. Je ne les aime plus déjà tant les voyages, va, Mimile, et je regrette bien la maison et le collége lui-même, et les leçons.

— Regrettes-tu les pensums aussi ? dit Mimile.

— Oui ! même les pensums ! dit Charlot en fondant en larmes.

— À la bonne heure, répliqua Mimile ; si tu ne parles pas en homme, tu parles au moins en enfant raisonnable, et j’aime mieux ça.

— Pardonne-moi, Mimile, » dit Charlot.

Les deux cousins se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et cette effusion fit du bien à Charlot.

« Les singes, les singes ! s’écria Giboulot. Saperlotte ! ils ont des triques dans les mains ; qu’est-ce qu’ils veulent en faire ?

— Ils se promènent peut-être tout bonnement, dit Mimile, la canne à la main.

— Si nous grimpions dans un arbre ? dit Charlot.

— Dans un arbre, répondit Mimile, ils seraient au haut avant que nous ayons atteint la première branche. Rappelle-toi donc le palais des singes du Jardin des Plantes, Charlot. En voilà qui sont forts sur la gymnastique et qui s’entendent aux exercices du corps !

— Je voudrais être à cent pieds sous terre, dit Giboulot.

— Tu n’es pas dégoûté, dit Mimile ; ce serait bien ce qui pourrait nous arriver de plus heureux.

— Si nous retournions dans le souterrain ? s’écria Charlot.

— Il est trop tard ! et ce serait inutile, répondit Giboulot. D’ailleurs, il me paraît que les cris des orangs étaient plutôt des cris d’appel que des cris de combat. On dirait qu’ils tiennent conseil. Si je ne me trompe, ces six orangs-outangs jouent en ce moment le rôle que jouent les quatre ou cinq cavaliers que les Allemands, dans leurs guerres, envoient en reconnaissance.

— Vous voulez dire des uhlans ? dit Mimile.

— Précisément, répondit Giboulot. J’aperçois deux troupes qui viennent chacune de son côté, sans pouvoir se douter que l’autre est en marche. Mais ce que je ne m’explique pas, c’est que les orangs-outangs, au lieu de faire des signes à l’une de ces troupes, ont l’air d’appeler dans une autre direction, comme si une troisième troupe était attendue par eux. »

Tout à coup les six singes battirent en retraite et disparurent.

Cependant les deux troupes armées s’avançaient toujours, et il était évident qu’arrivées au carrefour, la rencontre serait inévitable.

« Si je ne me trompe, dit Mimile, l’une de ces troupes serait l’armée des Nez-Rouges, et à en juger par la mine de l’autre troupe, je parierais que c’est l’armée des Vilains-Museaux. Dieu veuille que ce grand carrefour soit pour les deux armées un champ de bataille où ils puissent s’exterminer us qu’au dernier !

— Oui ! oui ! dit Charlot, s’il n’y en avait plus du tout, pas même un seul ni d’un côté ni de l’autre, je serais bien plus content. »

Après ce souhait charitable, l’idée vint à Giboulot qu’il serait bien agréable de pouvoir tout voir sans risque, d’assister incognito aux péripéties de la bataille qui allait très-vraisemblablement se livrer.

Après avoir sondé du regard tous les fourrés, il lui sembla distinguer la cime d’un haut rocher dont la base était cachée dans l’épaisseur du bois.

« Ce serait là, se dit-il, en prenant quelques précautions, un fameux observatoire ! »

Il fit part de son idée à ses deux compagnons ; elle sourit beaucoup à Charlot, parce qu’elle l’éloignait pour le moment du lieu où allaient se donner les coups.

Après examen, il se trouva que le lieu qu’avait eu en vue Giboulot était admirablement disposé pour l’usage auquel il voulait le faire servir. Il se composait d’un amas de roches toutes à pie, qui formaient une espèce de fortin quadrangulaire, tout à fait indépendant et couronné par un plateau qui pouvait bien avoir dix mètres de surface. La hauteur de ce fortin était, au bas mot, de six mètres, et tout aurait été au gré de nos trois amis si, après en avoir fait le tour deux ou trois fois, ils n’avaient dû reconnaître qu’il était absolument inaccessible.

Giboulot n’était pas content :

« De là-haut, dit-il, nous aurions vu si bien, si bien ! C’était un rêve. Être à l’abri des coups, les voir distribuer entre deux adversaires également redoutés, avec la certitude qu’on n’en aura pas sa part… Non, non, je ne renoncerai pas à un pareil plaisir. Laissez-moi chercher encore, dit-il à Mimile et à Charlot, qui s’évertuaient à lui répéter :

— Giboulot, n’y pensons plus, c’est impossible, allons-nous-en très-loin. »

Il fit une dernière fois le tour du massif de rocs, et on le vit reparaître avec une allure triomphante.

« J’ai trouvé, s’écria-t-il, j’ai trouvé ! Faut-il que nous soyons étourdis de n’avoir pas fait cette remarque plus tôt.

— Quelle remarque ? dit Mimile.

Eh bien donc, dit Giboulot, cette remarque que voici un arbre dont les dernières branches dépassent le plateau du rocher, et que, cet arbre étant planté à un mètre à peine dudit rocher, c’est un escalier ou du moins une échelle toute faite que la nature semble avoir placée là tout exprès pour favoriser nos désirs.

— Il a raison, il a encore raison, ce Giboulot ! s’écrièrent les deux enfants ; rien ne lui échappe, rien n’est perdu pour lui. »

Giboulot salua du pied gauche pour remercier ses petits amis de la bonne opinion qu’ils avaient de son savoir-faire, et il s’élança sur l’arbre pour voir de ses deux yeux si le plateau remplissait toutes les conditions désirables.

Tout était à souhait. Il redescendit pour aider, non pas Mimile qui n’avait pas besoin d’aide, mais Charlot, dans cette ascension.

Inspection faite de leur domaine, les enfants se déclarèrent très-satisfaits. Ils avaient de là une vue très-étendue, vraiment magnifique, d’où ils dominaient toute la forêt et surtout le carrefour et les cinq ou six routes qui y aboutissaient.

« C’est comme si nous étions sur les tours de Notre-Dame pour voir Paris, disait Mimile.

— C’est tout à fait la même chose, dit Charlot.

— Et il y a même des parapets presque tout autour ; c’est très-commode tous ces rochers arrangés là naturellement comme des garde-fous.

— Et puis, c’est encore mieux que sur la plate-forme de Notre-Dame, car il y a de l’herbe, il y a même des fleurs. Je vais faire un beau bouquet pour maman, » dit le bon gros Charlot.

Il avait déjà cueilli cinq ou six campanules bleues, de ces hautes campanules de forêt qui ont la couleur des étoiles dans les belles nuits chaudes, quand tout à coup il jeta un cri.

« Je veux descendre ! Je veux descendre ! Giboulot !

— Qu’est-ce qui t’arrive ? qu’est-ce que tu as vu ? » dit Giboulot, qui était en train de confectionner trois longs bâtons coupés par lui sur l’arbre qui leur avait servi d’escalier.

Charlot tremblait comme une feuille ; il était comme fasciné par la vue de quelque chose de terrible.

« Là, là, disait-il en montrant du doigt un gros serpent et quelque chose de vert à côté qui ne peut être qu’un crocodile.

— Ma foi, dit Giboulot, si. ce n’est qu’une couleuvre, elle est d’une fameuse taille, et si c’est un serpent, il est déjà assez gros pour qu’on ne lui fasse pas de grâce ; il mérite bien l’étrenne de ce bâton. »

Le serpent, frappé d’un coup sur la tête, se tordait déjà sur le sol. De la pointe de son bâton, Giboulot le souleva et le jeta par-dessus le parapet des rochers.

Quant au crocodile, qui n’était autre qu’un beau lézard vert, il avait, au grand chagrin de Mimile, déjà disparu dans quelque fente de rocher.

« C’était un boa, ou peut-être même un serpent à sonnettes, disait Charlot. Ah ! comme je n’aime pas ces bêtes-là ! »

Le pauvre petit était encore tout frémissant.

« En France, ajouta-t-il d’une voix plaintive, il n’y a pas de tout ça. »

Mais nos trois voyageurs avaient mieux à faire que d’épiloguer sur ce petit incident. Des clameurs, des hurlements terribles leur annoncèrent que la rencontre des Nez-Rouges et des Vilains-Museaux venait d’avoir lieu. Le choc fut formidable. Les coups pleuvaient comme grêle d’une armée à l’autre. La mêlée devint bientôt effrayante. Quelquefois on croyait que les Nez-Rouges étaient victorieux ; les Vilains-Museaux étaient tous morts et gisaient inanimés, en apparence du moins, sur le terrain du combat. Mais ils avaient la vie dure ; subitement les morts se retrouvaient sur pieds, et, par un revirement soudain, c’étaient les Nez-Rouges qui se tordaient dans la poussière.