J. Hetzel et Cie (p. 239-246).

XVIII

la désolation de charlot.

Toutefois, sur la représentation du cuisinier que la chair humaine enrhumée perdait beaucoup de sa saveur, le grand chef recommanda qu’avant de les mettre à l’ombre, on fit sécher au soleil les trois condamnés à mort. Ce soin pris, on les revêtit, par un raffinement de cruauté et de gourmandise, de peaux bien chaudes ; et finalement on les conduisit, les yeux bandés, dans un vaste souterrain, tout à fait sombre, où on les laissa en tête-à-tête avec une cruche d’eau. Ce lieu fort déplaisant portait un nom sinistre ; on l’appelait le garde-manger des Nez-Rouges.

Faute d’escabeaux, les infortunés s’étaient laissés aller à terre.

Charlot sanglotait dans un profond découragement ; il ne pouvait s’habituer à l’idée d’être mangé tout cru par des sauvages.

« Maman ! maman ! s’écriait-il dans son désespoir, où est maman ? »

Ses deux compagnons, s’ils ne versaient pas de larmes, n’en étaient pas plus gais.

« Ce qui nous arrive est tout à fait inattendu, dit enfin Mimile ; ça marchait si bien jusque-là ! car on peut avouer que les Nez-Rouges n’ont pas inventé la poudre, pas plus que la manière de s’en servir.

— C’était bien la peine de nous donner tant de mal pour en arriver là ! ajouta Giboulot.

— Maman ! maman ! répétait Charlot d’une voix déchirante.

— Si encore nous avions, disait Mimile, exterminé quelques lions avant de mourir, ça consolerait… Mais rien ! être pris comme des rats dans une souricière avant d’avoir pu s’amuser un peu. C’est un voyage qui finit mal, tout à fait mal.

— Il n’avait pas non plus trop bien commencé, gémit le pauvre Charlot.

— Ce n’est pas un voyage d’agrément, ajouta Giboulot.

— Ah çà, mon vieux Charlot, as-tu bientôt fini de te lamenter comme ça ? reprit Mimile, c’est impatientant ! »

Charlot sanglota plus fort en disant :

— Mourir d’une manière si effrayante, sans revoir personne !… ni papa, ni maman, ni mon oncle, ni Louise, ni Dorette !

— Dame, il serait difficile de les faire venir, répliqua Mimile.

— Oh ! non, qu’ils ne viennent pas, les sauvages les mangeraient aussi ! s’écria le pauvre Charlot. Mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta-t-il, c’est bien assez de moi ! Je suis déjà trop malheureux !

— Tu as tout quitté pour venir en Amérique ; eh bien, nous y voilà… et nous y resterons, ce qui n’est pas le plus récréatif, fit observer Mimile.

— Si Harrisson m’avait tout dit !… reprit Charlot.

— Il ne voulait pas dire du mal de son pays. Les Américains sont très-patriotes.

— Si seulement on voyait clair autour de soi, on trouverait peut-être le moyen de sortir d’ici, dit Giboulot en se frappant le front.

— Je vais toujours chercher, dit Mimile, et tâcher de me rendre compte avec les mains de l’endroit où on nous a jetés.

— Vous avez raison, monsieur Mimile ; les mains valent des yeux dans les ténèbres. Cherchons tous les deux, » répliqua Giboulot.

Mimile et Giboulot commencèrent immédiatement à explorer du bout des doigts les murs du souterrain. Cette tentative ne devait pas les mener bien loin, car à peine avaient-ils fait quatre pas, qu’ils trébuchèrent sur un double obstacle et tombèrent de tout leur long en poussant chacun un cri de surprise.

Ce double obstacle était vivant.

« Sauvages ! Affreux Nez-Rouges ! s’écria une grosse voix, ne sauriez-vous regarder où vous posez vos vilaines pattes de singes ?

— Nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes de malheureux blancs qu’on a jetés en prison jusqu’à ce qu’on les mange, répondit Giboulot, qui s’était plus vite relevé que Mimile.

— Alors vous êtes juste dans la même situation que nous, dit une autre voix.

— Il me semble reconnaître les voix du capitaine et du chauffeur qui nous ont amenés, Charlot et moi ? » dit tout bas Mimile.

Mimile avait parlé plus haut qu’il ne croyait.

« Vous ne vous trompez parbleu pas, c’est bien nous, répondit le capitaine ; les bandits nous ont pris notre bateau. »

Mimile raconta alors au capitaine ce qui lui était arrivé, ainsi qu’à Charlot, depuis leur séparation.

« Ah ! c’est donc maître Charlot que nous entendions gémir tout à l’heure ? demanda le capitaine.

— Lui-même, capitaine.

— Le pauvre garçon ! Il paraît que ça l’ennuie fort d’être mangé par les Nez-Rouges ; et cependant il ne l’aura pas volé, car c’est pour lui complaire que nous sommes tous venus dans cet abominable pays. Mais où donc est-il ?

— Je suis là, capitaine, répondit Charlot d’une voix lamentable, j’entends tout.

— Ah ! tu es là, mon petit mousse. Eh bien, mon bonhomme, nous sommes venus ensemble et nous serons croqués ensemble ; après tout, c’est une consolation. »

Charlot versa de nouvelles larmes.

« Si encore je n’avais pas les mains liées derrière le dos ! dit le capitaine.

— Comment, capitaine, vous êtes garrotté ?…

— C’est comme je te le dis, mousse ; et le chauffeur est ficelé encore plus solidement que moi. Mais j’y pense, tu pourrais peut-être nous débarrasser tous les deux.

— Certainement, capitaine, dit Mimile ; je vais essayer du moins.

— Ma foi, ça me fera plaisir, mon garçon ; d’autant plus qu’à nous cinq nous pourrons peut-être arriver à nous donner de l’air.

— Si c’était possible !…

— Nous allons toujours le tenter. Et d’abord, comme un peu de lumière ne nous ferait pas de mal, tu vas fouiller dans la poche droite de ma vareuse et en sortir un rat de cave et des allumettes. »

En quelques minutes, Mimile et Giboulot eurent fait de la lumière et rendu l’usage de leurs membres au capitaine et au chauffeur.

« Mille sabords ! dit le capitaine.

— Mille bombes ! » ajouta le chauffeur.

Puis, comme les moments étaient précieux, on se hâta de procéder à l’inspection du souterrain.

Aucune porte, aucune issue n’étaient visibles.

« Que diable ! nous ne sommes pas entrés ici à travers les murs, disait le capitaine.

— Attendez donc, dit Giboulot, qui, en ce moment, considérait la voûte du souterrain avec beaucoup d’attention, il me semble qu’on entrevoit un peu de jour là-haut. »

On se groupa autour de Giboulot pour vérifier le fait.

« En effet, dit le capitaine, et si je ne me trompe, il doit y avoir là une trappe en bois, car ce que nous apercevons n’est pas une fissure, mais l’écartement régulier de deux planches. Le difficile serait d’arriver jusque-là.

— Si vous vouliez me prendre sur vos épaules, capitaine, j’irais sonder l’endroit.

— Rien n’est plus facile, » répondit celui-ci.

Le capitaine était très-grand ; Giboulot, grimpé sur ses épaules, put s’assurer qu’il existait une trappe au-dessus de sa tête.

— « Essaie de la soulever, » dit le capitaine.

Giboulot exécuta l’ordre, et la trappe, qui était à charnière, quitta sa place pour retomber brusquement en dehors.

— Le ciel !… On voit le ciel ! » s’écria Charlot en battant des mains.

Le capitaine reprit :

« Tâche maintenant de t’enlever à la force des bras, et d’explorer les environs ; fais lestement et, s’il y a une plate-forme, ne t’avise pas de t’y tenir debout. »

L’ex-gardeur d’oies exécuta la manœuvre avec la légèreté d’un gymnasiarque consommé.

— Nous sommes dans une cour, plantée de quelques arbres, s’écria Giboulot. Attendez, je vois une échelle, elle est appuyée sur le mur de notre prison. Je crois que je pourrai l’atteindre.

xviii
« reste-là pour aider tes deux camarades. »

— Une échelle ! Quel bonheur ! » s’écria Mimile.

L’échelle fut hissée sur le toit ; par malheur elle était trop large pour passer par l’ouverture de la trappe.

« Tâche alors, poursuivit le capitaine, de me trouver autre chose, une grande perche, par exemple… ou plutôt reste là pour aider tes camarades à sortir d’ici ; je vais te les passer. »

Mimile et Charlot, montés chacun à leur tour sur les épaules du capitaine et soulevés par Giboulot, sortirent du souterrain où le capitaine et le chauffeur étaient restés seuls en attendant qu’on leur fournît les moyens d’en sortir.

« Capitaine, lui dit alors le chauffeur, si à votre tour vous montiez sur mes épaules ; une fois là-haut, vous trouveriez plus facilement que ces trois enfants le moyen de me faire ensuite sortir d’ici.

— Tu as raison, » répondit le capitaine.

Le chauffeur se campa solidement sur ses jambes ; le capitaine l’escalada aussi facilement qu’une échelle, atteignit l’orifice de la trappe, s’enleva comme Giboulot à la force des poignets et devint libre à son tour. Il ne prit pied sur le toit que pour se heurter au gardeur d’oies, qui revenait avec une longue perche. Le chauffeur y grimpa et rejoignit ses compagnons de captivité.

Il s’agissait maintenant de se donner, comme le disait le chauffeur, de l’air au grand complet. Ce n’était pas chose facile, car la cour où l’on se trouvait était entièrement close de murs d’une grande hauteur.

« Il paraît que ces gaillards-là ont plus de soin de leurs prisonniers que d’eux-mêmes ; leurs huttes sont des chenils et voilà une prison à laquelle il ne manque rien.

— Il faut d’abord reconnaître le terrain autour de la prison, dit Giboulot. Laissez-moi faire. »

L’échelle fut appliquée au mur, mais de manière à ce que son extrémité se trouvât masquée et ne put être vue de l’extérieur.

Giboulot en gravit lestement les échelons et dit après quelques minutes d’observations minutieuses :

« Les Nez-Rouges campent à cent pas d’ici, et il serait imprudent d’escalader ce mur sous leurs yeux.

— Alors, dit le capitaine, le plus sage serait de pratiquer un trou au ras du sol et de glisser au dehors un à un en rampant dans les hautes herbes. »

Giboulot fut d’avis que le capitaine avait raison.

« À l’œuvre ! à l’œuvre !… mes amis ! »