J. Hetzel et Cie (p. 105-117).

VIII

plus de bateau…

« Personne ! personne ! répétait Charlot en regardant de tous côtés. Et cependant, ce bateau n’a pas pu se détacher tout seul. »

Mimile haussa les épaules en disant :

« Qui sait quelqu’un, oublié, perdu dans l’île comme nous, n’a pas profité de l’occasion du bateau pour se sauver ?

— Tu crois ?

— Dame ! je ne vois pas d’autre explication à ce qui nous arrive, car j’avais très-solidement, attaché le bateau à cet arbre.

— Que faire ? dit Charlot.

— Impossible maintenant de sortir d’ici, à moins de nous jeter à la nage, quand nous n’aurons plus rien à manger, et d’arriver avec nos habits ruisselants d’eau de l’autre côté ; cela ne serait pas commode pour nous remettre en route.

— Il viendra peut-être un bateau, dit Charlot.

— Ne comptons pas là-dessus. Ma foi, tant pis ! il faut tâcher de nous amuser quand même, ça ira tant que ça pourra. Être dans une île comme Robinson, c’était notre rêve, Charlot ! »

Mimile jeta son chapeau en l’air sur ces belles paroles.

Charlot se hâta de l’imiter.

Puis, comme le grand air et les émotions lui creusaient incessamment l’estomac, il reprit :

« Si nous mangions un peu de saucisson pour nous donner des forces et de la patience ?

— Mangeons du saucisson ! mangeons du beurre ! du chocolat !… »

Mimile s’était arrêté court ! et venait de pousser un cri.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Charlot. Qu’est-ce qu’il y a, Mimile ? Tu m’as fait peur avec ton cri ! J’ai cru que tu avais aperçu un crocodile. »

Mimile restait bouche béante.

« Il y a, dit-il enfin, que nos provisions sont restées dans le bateau et que nous n’avons plus rien à manger.

— Plus rien à manger… » répéta lentement Charlot.

Et il s’affaissa au pied d’un grand arbre, où il versa d’abondantes larmes.

Mimile n’était pas moins désolé, mais, comme c’était un garçon mieux trempé que Charlot, sa gaieté naturelle ne fut pas longtemps à reprendre le dessus, et il s’écria subitement :

« Ah çà, Charlot, j’espère que nous n’allons pas rester là à pleurnicher comme des petites filles qu’on a privées de déjeuner. Ce serait trop bête pour des chasseurs de lions… D’ailleurs, j’ai une idée et je vais la mettre immédiatement à exécution.

— Qu’est-ce que c’est que ton idée ? demanda Charlot en se remettant sur pied.

— Regarde ce grand peuplier qui est là, tout près de nous.

— Je le vois, il est très-grand.

— Eh bien, je vais monter tout en haut pour voir ce qui se passe aux environs. Je redescendrai pour te le dire, et nous verrons ce qu’il faudra faire.

— C’est cela, il faut y monter tout de suite. »

Nos deux amis s’approchèrent de l’arbre.

Mimile en eut bien vite atteint les premières branches, et, quelques minutes après, il était tout en haut.

« Vois-tu quelque chose ? » lui cria Charlot, resté au pied du peuplier.

Mimile, d’un geste, lui imposa silence, demeura longtemps encore en observation, puis descendit rapidement de l’arbre.

Charlot l’attendait avec impatience.

« Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Mon pauvre Charlot, il faut nous cacher au plus vite, ou nous sommes perdus.

— Perdus !… répéta vivement Charlot.

— Dame ! il y a là dans les champs, pas très-loin de nous, une bande de vilains individus, conduits par un grand diable qui a l’air d’un voleur bien plus que d’un gendarme ; ils fouillent tous les buissons et regardent dans tous les trous. On dirait qu’ils nous cherchent.

— Si c’était la bande de Mange-tout-cru ? dit Charlot tout tremblant.

— Cela pourrait bien être, en effet, répondit Mimile.

— Qu’est-ce qu’ils feront de nous ? s’écria Charlot.

— Tu as bien entendu ce que disaient les hommes qui sont venus cette nuit frapper à la porte de la cabane où nous dormions. Ils disaient qu’ils nous feraient travailler dans les carrières.

— Quel malheur que notre île ne soit pas déserte dit Charlot, nous n’aurions eu personne pour nous tourmenter.

— C’est on ne peut plus vrai, dit Mimile ; mais tout seuls, nous aurions eu aussi bien de la peine à nous tirer d’affaire. Il n’y a pas de cocotiers dans cette île-ci, et puis Robinson avait de tout dans le vaisseau naufragé. Nous n’avons pas de vaisseau naufragé…

— Que faut-il faire » demanda Charlot en réunissant leur bagage épars sur l’herbe.

Mimile poursuivit :

« J’ai aperçu, du haut de mon arbre, un grand nombre de maisons, là-bas, derrière nous, plus loin que la rivière et tout près d’une forêt ; ce doit être un village.

— Eh bien ?

— Eh bien, il faudrait tâcher d’y arriver sans être vus des brigands de Mange-tout-cru. Reprenons vite nos sacs et cherchons d’abord une bonne cachette, en attendant que nous puissions nous sauver d’ici. »

On apercevait sur ce point de l’île une sorte de monticule entouré de gros arbres très-feuillus.

Ce fut vers cet endroit que les deux amis se dirigèrent, non sans prêter de temps en temps l’oreille aux bruits éloignés.

Ils n’en étaient plus qu’à une très-faible distance, quand Mimile dit à Charlot :

« Il me semble que j’ai vu remuer le feuillage de cet arbre, là-bas ; on dirait qu’il y a quelque chose de gros sur les branches.

— C’est peut-être le vent, dit Charlot en se rapprochant de son compagnon.

— Le vent ? il n’en fait pas ; non, il doit y avoir là-haut quelque créature vivante…

— Approchons doucement, et tirons nos couteaux pour être prêts à en faire usage si cela devenait nécessaire. »

Charlot obéit, mais il était facile de voir à son attitude qu’il ne fallait pas compter sur lui pour un combat à outrance.

Leur marche se ralentissait graduellement… Ils s’arrêtèrent enfin, le cou tendu, le regard anxieux, l’oreille inquiète.

Tout à coup le feuillage s’ouvrit avec violence, et une famille de faisans, aux ailes dorées, aux queues élégantes prirent leur vol au-dessus de leurs têtes avec une telle impétuosité, un tel frou-frou, que Charlot en tomba la face contre terre.

Mimile s’était mis à danser.

« Ah ! ah ! ah ! Charlot qui a peur des oiseaux ! » s’écriait-il.

Charlot releva la tête à ces mots, et regardant Mimile d’un air confus, il lui dit en cherchant autour de lui :

« Si j’avais su que c’étaient des oiseaux, je n’aurais pas eu peur. On peut bien être surpris par ce qu’on n’attend pas. »

Mimile se mit à rire de la naïveté de Charlot et pénétra dans le fourré qui était devant lui.

Charlot se demandait s’il devait suivre son cousin, quand celui-ci lui cria :

« Quelle chance ! quelle chance ! Charlot, viens donc voir. »

Charlot n’hésita plus à rejoindre Mimile.

« Regarde donc, Charlot, la jolie petite salle de verdure !… et ce banc de gazon qu’il y a là, et puis tous ces grands arbres qui forment comme une voûte d’église !

— Que c’est beau ! Ah ! que c’est beau ! répétait Charlot enthousiasmé. C’est peut-être ce qu’on appelle une oasis dans les déserts…

— Il faudra demeurer ici aussi longtemps que nous le pourrons, quitte à jeûner un peu, » dit Mimile en se frottant les mains.

Mais un grand bruit de voix se fit entendre en ce moment.

Charlot jeta un regard terrifié sur Mimile.

« Ce sont eux !… Vite ! vite ! s’écria Mimile, grimpons dans un arbre, tiens, dans le gros que voici. Alerte ! passe le premier, je vais te faire la courte échelle. »

Charlot s’élança vers l’arbre, sur lequel Mimile s’empressa de le hisser.

« À mon tour » dit Mimile en grimpant comme un chat.

En quelques minutes les deux enfants avaient disparu dans l’épais feuillage.

Les voix s’étaient rapprochées.

« C’est Mange-tout-cru et sa bande, » dit tout bas Mimile à Charlot.

Il ajouta presque aussitôt :

« Tâche donc de les voir. Du haut de l’arbre, je ne m’étais pas aperçu qu’ils étaient séparés de nous par la rivière. La rivière était cachée par les arbres du bord. Le village n’était pas dans l’île, ni les brigands non plus. Mais bien sûr ils y viennent maintenant. Ils sont montés dans un bateau c’est une flotte, ce sont des brigands marins !

— Des corsaires dit Charlot, tout fier d’en remontrer à son grand cousin.

— Oui, des corsaires, reprit Mimile ; les barques sont pleines… »

Charlot avait fini par trouver une position de laquelle il pût voir la flotte des corsaires s’avancer.

« Ils sont affreux ! dit-il en se cramponnant à son arbre.

— Les brigands ne sont jamais bien gentils, dit Mimile. Les voici ! Chut ! et ne bougeons plus. »

La bande de Mange-tout-cru se composait d’un assez vilain monde.

Presque tous ceux qui en faisaient partie étaient vêtus de sales bourgerons, de pantalons en loques et chaussés de souliers éculés. Leurs casquettes graisseuses s’aplatissaient sur des cheveux incultes.

« Ils n’ont pas l’air de gens à leur aise, dit Charlot.

— S’ils étaient riches, dit Mimile, ils ne feraient peut-être pas un si vilain métier. »

Celui qui semblait les commander, était un grand sacripant affublé d’une manière d’uniforme dont les pièces dépareillées avaient appartenu à l’infanterie, à l’artillerie et même à la cavalerie.

Ainsi sa tête était coiffée d’un chapeau de gendarme, ses épaules revêtues d’une veste à petites basques et à boutons de cuivre, ses jambes couvertes d’un pantalon rouge, et il avait des bottes qui lui montaient plus haut que les genoux. Il portait à la main, en signe de commandement, un grand sabre nu à lame droite.

Le chef et sa bande formaient un ensemble qui faisait peur à voir.

Ils eurent à peine abordé dans l’île qu’ils se divisèrent en trois bandes de force égale.

La première prit à gauche, la seconde à droite ; la troisième, conduite par son chef, marcha tout droit au fourré où se tenaient cachés Charlot et son cousin Mimile.

Quelques minutes plus tard, ils se trouvèrent installés dans la salle de verdure située au centre de ce bouquet de bois.

Une chose à remarquer, c’est que l’homme singulier

viii
j’ai fait garder par mes hommes tous les chemins
qui conduisent en amérique.
que nous avons vu suivre la piste de nos deux amis à

leur sortie de la cabane de Mange-tout-cru, et qui s’était opposé si énergiquement à la construction de leur radeau, était assis à la droite du chef.

« Mille carabines ! s’écria alors Mange-tout-cru, voilà deux galopins qui nous font courir comme de vrais lévriers ! Ils n’ont pu se réfugier que dans cette île, et nous allons enfin leur mettre la main sur le collet.

— Je l’espère, lui dit son lieutenant. Mais nous ne les tenons pas encore. Ils sont futés, ces deux bambins ; ils pourraient bien avoir déjà pris la poudre d’escampette.

— Ils ne sauraient aller bien loin, dans tous les cas, car j’ai fait garder par nos hommes tous les chemins qui conduisent en Amérique, où tu m’as dit que les deux marmots avaient l’intention de se rendre. Une fois dans l’île, ils n’ont pu, sans bateau, se réfugier ni dans le village qui est là derrière, ni dans le château qui est sur la droite, ni dans la forêt qui est plus loin. Nous les tenons.

— Ah cà ! capitaine, tu tiens donc beaucoup à t’emparer de ces deux galopins ?

— Si j’y tiens ! D’abord, j’ai plus que jamais besoin de petits ouvriers pour exploiter ma carrière. Ensuite, j’ai appris par mes espions que ces deux marmots avaient fui la maison paternelle pour voyager à leur guise, c’est-à-dire pour vagabonder et ne rien faire d’utile, et que le gouvernement avait promis une forte récompense à qui les ramènerait morts ou vifs. L’avis du gouvernement est qu’il ne faut pas de paresseux dans le monde et que celui qui veut manger doit travailler.

— C’est juste, mais…

— Il n’y a pas de mais J’ai dix fois raison ! répliqua Mange-tout-cru avec violence. Comment ! voilà deux marmots qui ont le bonheur d’avoir des papas qui peuvent leur faire faire des études, qui veulent en faire des ingénieurs, et ils se sauvent pour ne pas obéir ! Ah ! ah ! mes petits gaillards ! Vous ne voulez pas étudier pour devenir des ingénieurs ? Très-bien, polissons ; mais alors vous deviendrez de simples hommes de peine, des hommes de corvée ; vous pousserez la brouette. Vous obéirez au lieu de commander… Au lieu d’être bien vêtus, d’avoir de beau linge, de jolies bottines à boutons, de manger du pain blanc et du beefsteak aux pommes de terre, vous serez habillés comme des propres à rien et vous mangerez du pain dur et du fromage moisi. À chacun selon ses œuvres ! Voilà la bonne maxime ; elle est juste, celle-là, n’est-ce pas, mes enfants ?

— Bravo ! s’écrièrent tout d’une voix ces honnêtes brigands.

— Vous avez raison, capitaine ; si j’avais écouté mon père, qui voulait faire de moi un habile ouvrier, je n’aurais pas traîné la savate toute ma vie ; mais j’ai voulu faire à ma tête, et…

— Et, répondit Mange-tout-cru, tu es revenu de tes voyages les poches vides, avec une oreille et un mollet de moins.

— C’est un ours qui m’avait mangé les deux choses, pendant que j’étais gardien de ménagerie à Londres. J’en ai la chair de poule toutes les fois que j’y pense. Il me semble que j’ai encore son énorme gueule sur la figure.

— En résumé, reprit Mange-tout-cru, tu as encore été plus heureux que beaucoup d’autres qui sont restés dans ce ventre d’un tigre ou d’un lion, et ne sont par conséquent jamais revenus de leurs voyages. — Ah çà, reprit-il brusquement, est-ce que le reste de la bande ne va pas revenir ? Il me semble qu’ils sont bien longtemps à faire leur patrouille.

— Les deux petits pendards que nous poursuivons ont peut-être tué nos camarades à coups de flèches.

— Allons donc ! des flèches de jour de l’an, bonnes au plus à crever l’œil d’un friquet. »

En ce moment, les hommes de Mange-tout-cru reparurent. Ils étaient furieux d’avoir fait une battue inutile.

« Eh bien ? demanda le chef.

— Rien encore, dirent-ils tous.

— Sapristi s’écria Mange-tout-cru en se levant, est-ce que cette marmaille nous échapperait ? Ce serait un peu violent si nous ne pouvions pas en venir à bout ! »

Puis il reprit, après un instant de réflexion :

« Compagnons, il faut retourner dans la plaine, où nous les trouverons bien certainement cachés sous quelque tas de bois. »

Toute la bande, son chef en tête, quitta le fourré sur ces paroles.

Dix minutes après, elle avait repassé la rivière.

Charlot et Mimile avaient attendu ce moment pour respirer à l’aise et descendre de leur arbre.

Le premier était pâle et silencieux.

Quant à l’autre, il n’eut pas plutôt mis le pied à terre qu’il fit deux ou trois gambades en s’écriant :

« Enfoncé le Mange-tout-cru !… Ah ! ah ! ah ! il n’est pas très-malin non plus, le vieux brigand, car il aurait pu se douter que nous étions cachés dans un arbre.

— C’est un bien vilain homme ! dit enfin Charlot.

— Mais non, reprit Mimile, et je trouve même que, pour un brigand, il a dit de bien honnêtes choses ; il faut croire que le métier ne l’a pas tout à fait endurci. Qui sait, Charlot ? Mange-tout-cru finira peut-être par se repentir.

— Ainsi, reprit Charlot, tu crois que ce que disait Mange-tout-cru est bien vrai ?

— Quoi donc.

— Que ceux qui ne travaillent pas ne doivent pas manger, qu’ils sont pendant toute leur vie malheureux, et qu’ils se promènent sans souliers ?

— Mais oui, c’est vrai ; tu comprends bien que si tu ne sais pas fabriquer quelque chose, tu ne pourras jamais le vendre à personne, et que tu n’auras jamais ni argent, ni rien du tout. Les marchands ne peuvent pas donner les choses gratis, le pain pas plus que les souliers. C’est clair comme deux et deux font quatre. — Mais il ne s’agit pas de cela, pour le moment ; il faut d’abord savoir de quel côté s’est dirigé Mange-tout-cru.

— Bien certainement, répondit Charlot.

— Reste là sans bouger, je vais me glisser à quatre pattes dans l’herbe pour voir si le brigand est décidément parti avec tout son monde.

— Non, non ! Je ne veux pas rester seul, dit Charlot épouvanté.

— N’aie donc pas peur, je reviens tout de suite. »

Et Mimile, sans attendre la réponse de Charlot, s’élança hors du fourré et se mit à traverser l’espace qui les séparait de la rivière avec une si grande rapidité qu’un lièvre n’aurait pas couru plus vite.