J. Hetzel et Cie (p. 91-104).

VII

dans une île.

« En voilà un très-beau là-bas ! dit Charlot en désignant un gros noyer qui se trouvait au milieu d’un champ.

— Allons-y, » répondit Mimile.

Ils y coururent à travers les terres labourées, après avoir rempli à la rivière leurs bidons à moitié vides.

« Nous serons très-bien ici, dit Mimile en déposant son sac au pied de l’arbre.

— Très-bien, » ajouta Charlot, qui n’était pas fâché de se débarrasser du sien.

Mimile fit aussitôt un nouvel inventaire de ses provisions.

« Il faut finir nos sandwichs, dit-il, il nous en reste chacun trois.

— Encore des sandwichs ! fit observer Charlot.

— Tu préférerais du café à la crème, avec des petits pains au lait… mais dame !…

— Si nous mangions du saucisson, pour changer ? hasarda Charlot.

— Non, non… ce sera pour midi.

— Alors, nous allons mettre un peu de beurre sur le jambon ?

— Pas de beurre non plus, » répliqua résolument Mimile.

Charlot n’osa plus faire aucune objection et se contenta de croquer des sandwichs, dont le pain était naturellement de plus en plus rassis ; le jambon seul, serré au milieu du pain, avait conservé une fraîcheur relative.

Ce repas, très-arrosé d’eau rougie, tirait à sa fin, quand nos petits voyageurs aperçurent une charrette attelée d’un vigoureux cheval. Elle contenait plusieurs personnes et arrivait grand train de leur côté.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Mimile. Vite !… remettons nos sacs… Il ne faut pas se laisser surprendre.

— Si nous nous sauvions tout de suite ? dit Charlot.

Non ! ils croiraient que nous avons peur. Restons là tranquillement, ils ne pourront rien nous dire, nous ne faisons de mal à personne… »

Charlot obéit malgré lui. Il ne quittait pas des yeux le rustique attelage qui n’était plus guère éloigné d’eux que d’une centaine de pas.

Enfin, la charrette quitta la route pour se diriger vers le champ où se tenaient les deux amis.

« Ils viennent, ils viennent droit à nous ! dit Charlot, qui n’était pas à son aise.

— Nous n’avons pas le droit de les en empêcher, » répondit Mimile avec calme.

La voiture s’arrêta en ce moment à six pas des deux cousins, et trois personnes en descendirent c’étaient des paysans. Un homme s’occupa du cheval qui était en nage, un autre, qui était suivi de sa femme, marcha tout droit à Mimile et à Charlot.

« Que faites-vous là, vauriens ? leur demanda-t-il d’une voix rude.

— Nous nous étions assis sous cet arbre pour déjeuner, répondit le jeune Parisien sans s’émouvoir.

— Et pour abattre mes noix à coups de pierres, bien certainement.

— Quelles noix ?… demanda Mimile.

— Celles qui sont sur cet arbre, parbleu !

— Nous ne les avions seulement pas vues, dit Charlot.

— Ma foi non, ajouta consciencieusement Mimile.

— Vous faites les innocents !… reprit l’homme en les regardant de travers.

— C’est bien sûr de la bande à Mange-tout-cru, répliqua la femme en s’approchant.

— Vous vous trompez, madame ! s’écria sagement Mimile.

— Nous ne sommes de la bande à personne, entendez-vous ? dit à son tour Charlot.

— Tiens !… il parle, ce mal débarbouillé ! reprit la femme avec un ton méprisant ; c’est un négrillon, sans doute ; comment se trouve-t-il par ici ?

— Un négrillon ? pas même, reprit l’homme. M’est avis que c’est plutôt un singe. »

Charlot resta coi à cette insulte.

S’il n’avait pas été si noir, il eût été rouge comme un coquelicot.

Le paysan reprit :

« Ça vous a des couteaux, des flèches et des sacs !… ça ressemble aux petits sauvages qu’on montre pour deux sous dans les foires.

— Nous sommes des voyageurs de Paris, riposta fièrement Mimile.

— Et nous allons en Amérique pour notre éducation, dit Charlot.

— En Amérique ! répéta le paysan en haussant les épaules ; si on ne devrait pas donner le fouet à ça !

— Essayez donc un peu ! » répliqua Mimile en tirant son couteau.

Charlot, entraîné cette fois par l’exemple, dégaina à son tour, mais en se plaçant derrière Mimile.

« Des couteaux longs comme le bras rien que ça… Dis donc, femme, passe-moi donc ma fourche qui est dans la voiture. »

La femme exécuta cet ordre immédiatement.

Le paysan saisit alors l’instrument aratoire, et reprit en le brandissant :

« Filez vite par là, petits drôles, ou je vous embroche comme des alouettes ! »

Et le paysan désignait du doigt le côté nord de la plaine, comme l’homme étrange l’avait fait avant lui.

La fourche avait un si long manche que Mimile, et surtout Charlot, trouvèrent prudent de rengainer leurs couteaux et de se retirer au plus vite dans la direction qu’on leur indiquait.

Ils furent poursuivis dans leur retraite par les rires moqueurs des trois paysans.

Bientôt fatigués de leur course, ils s’arrêtèrent pour deviser sur l’incident.

« Eh bien, ils sont gentils dans ce pays-ci ! s’écria Mimile. Les uns vous menacent de leur bâton, les autres parlent de vous embrocher à coups de fourche.

— On ne peut pas même s’asseoir pour manger, poursuivit Charlot indigné.

— Et puis, on dirait qu’ils s’entendent pour nous barrer le chemin qui conduit en Amérique, reprit Mimile.

— En suivant toujours la rivière, nous finirons peut-être par trouver un pont, dit Charlot, et une fois de l’autre côté, nous serons libres d’aller où nous voudrons.

— On ne sait pas… Vois-tu, Charlot, maintenant que nous sommes en route, il faut nous attendre à tout. Qui est-ce qui aurait pu croire qu’en voyage on n’est pas plus libre d’aller à droite ou à gauche qu’au collège ? Il n’y a qu’une différence, c’est que, pour vous faire aller, les surveillants ont des gourdins et même des fourches.

— C’est vrai, » dit Charlot en baissant la tête.

Il la releva un instant pour dire à Mimile d’un air désolé :

« Et on ne peut pas même manger tranquillement.

— Comme c’est heureux, reprit Mimile, que nous ayons encore du pain, du saucisson et du beurre !

— Oui, et du sucre, et du sucre de pomme, et du chocolat, reprit Charlot avec satisfaction.

— Mais tout cela ne durera pas longtemps, mon vieux Charlot, dit Mimile. Bah ! quand ça sera usé, nous verrons bien.

— Une chose qui m’ennuie, reprit Charlot, c’est d’être appelé moricaud par tout le monde… Si je me lavais dans la rivière ?

— C’est une bonne idée ; nous pouvons même prendre chacun un bain, ça nous rafraîchira.

— Tiens, là, la place est belle, dit Charlot, en désignant une échancrure de la rive entourée de jeunes saules et qui formait comme un petit havre. Et puis, tu vois, ce n’est pas profond ; nous aurons pied.

— Faudrait pas compter d’avoir pied dans la mer, quand nous y serons, mon gros Charlot.

— Bien sûr, répondit Charlot ; mais quand ce n’est pas la mer, autant avoir pied. »

Charlot allait se mettre à se déshabiller, quand Mimile tout à coup l’arrêta.

« Charlot, dit-il, nous sortons de déjeuner, et tu sais que le docteur disait toujours à papa qu’il ne fallait jamais se baigner que trois heures après avoir mangé. On me gronderait beaucoup si on savait que je t’ai laissé faire une imprudence.

— Tu as raison, dit Charlot ; mais alors, reposons-nous jusqu’au moment du bain. Il fait très-chaud, mon sac est de plus en plus lourd ; je suis un peu las, Mimile.

— Couchons-nous dans les grandes touffes qui sont là, dit Mimile, on ne pourra pas nous y voir.

— Tout de suite, tout de suite, » répondit Charlot.

Mimile descendit le talus qui dominait l’endroit qu’ils avaient choisi. Charlot le suivit.

Les deux cousins se mirent immédiatement à l’aise, se servant de leurs sacs et de leurs manteaux roulés comme oreillers.

« Il faut, avant tout, voir l’heure qu’il est, » dit Mimile en tirant sa montre.

Puis il ajouta :

« Il est six heures… À huit heures et demie, nous nous baignerons.

— Entends-tu le bruit de l’eau qui coule ? dit Charlot ; ça fait comme une petite musique.

— Tu aimes mieux entendre ça que la cloche du collège.

— Oui ; et toi ?

— Moi, dit Mimile, si la cloche du collège pouvait sonner régulièrement l’heure des repas, j’en serais bien aise. Je ne trouve pas le collége ennuyeux. Dans les leçons, on apprend bien des choses qu’on est content de savoir.

— C’est toujours la même chose : finir un devoir pour en commencer un autre.

— Tu préfères laver la vaisselle, cirer des bottes et casser du charbon de terre, ou encore faire reluire les bateaux et les vider. Tu trouves que c’est plus varié.

— Ce n’est que pour le commencement, répondit Charlot, et c’est tout de même passé.

— Alors tu es certain que maintenant ça va aller tout seul ? Compte là-dessus. Moi, je crois plutôt que Harrisson ne t’a raconté que des mensonges avec ses voyages et son Amérique… Nous sommes à peine en route, et déjà nous avons été pris deux ou trois fois pour des voleurs ou des malfaiteurs ; nous avons failli mourir de faim et être assommés, puis embrochés ; nous avons été garrottés, faits prisonniers, jetés par terre comme des paquets, sans compter que le bateau qui nous a amenés ici a été capturé par des pirates… et que le patron et le chauffeur ont peut-être été massacrés tous les deux. Nous n’échappons à un danger que pour tomber dans un autre. Ose donc dire que ça t’amuse ?

— Non, ça ne m’a pas bien amusé jusqu’à présent, mais je crois que nous nous amuserons beaucoup, plus tard, dit l’obstiné Charlot ; tu verras, quand nous serons en Amérique !  !

— En attendant, faisons un somme de deux heures, répondit Mimile.

— Est-ce que tu ne trouves pas qu’on est bien sur l’herbe ? dit Charlot.

— Ça dépend, répondit Mimile, de ce qui peut survenir. Si tu m’en crois, tirons par précaution nos couteaux de nos ceintures pour être prêts en cas d’attaque, et gardons-les chacun dans notre main droite en dormant.

— Je veux bien, » répondit Charlot, dont les yeux se fermaient.

Nos deux amis, après avoir exécuté ce programme, s’endormirent presque simultanément, tant la marche et la chaleur les avaient fatigués

Leur sommeil dura plus de trois heures, pendant lesquelles leurs couteaux s’étaient échappés de leurs mains.

« Où sont nos couteaux ? » s’écrièrent-ils en se réveillant.

Et ils regardaient d’un air effaré devant eux.

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était singulier en effet.

Leurs armes favorites étaient à deux pas d’eux, plantées, jusqu’au manche, dans une énorme citrouille.

Quel pouvait être l’auteur d’une pareille mystification ? Qui donc, dans cet endroit isolé, avait pu venir et profiter de leur sommeil pour leur jouer un pareil tour ?

« Il y a peut-être des fées par ici ? fut la première réflexion de Charlot.

— Des fées il n’y en a nulle part que dans les vieux livres, répondit Mimile. Mais c’est drôle tout de même ce qui nous arrive. Dans tous les cas, celui qui a fait cela est quelqu’un qui aime à rire et qui n’est pas du tout méchant, car il aurait pu nous faire du mal pendant notre sommeil, répondit Mimile.

— J’aurais bien voulu le voir, dit Charlot en écartant les branches qui étaient à sa portée.

— Bah ! quand on a fait une bonne farce, on s’en va bien content, dit Mimile en faisant une grimace particulière… Le passant qui a fait cela doit être loin à présent. Je crois que nous pouvons nous baigner sans crainte d’être dérangés par lui.

— Je vais donc enfin pouvoir me dénoircir, » dit vivement Charlot, qui, n’ayant pas l’habitude d’aller au fond des choses, n’insista pas davantage pour découvrir l’auteur de cette étonnante plaisanterie. Et il ajouta, non sans tristesse :

« Quand je n’étais pas bien débarbouillé, maman et papa n’aimaient pas du tout m’embrasser. »

Mimile réfléchissait.

« À quoi penses-tu ? lui dit Charlot.

— Je pense qu’il faut garder nos pantalons et nos chemises ; si quelqu’un venait. ! !… Nous nous laverons les jambes et le visage seulement, c’est le plus important.

— Oui, mais moi retrousserai mes manches de chemise pour bien me laver les bras, et je rabattrai mon col pour mieux me laver le cou, qui est tout noir encore de charbon.

— C’est cela, répondit Mimile.

— Donne-moi donc la petite glace, elle m’aidera à voir où je dois frotter le plus.

— La voici dit Mimile, après avoir pris dans son sac l’objet demandé par Charlot.

— Je suis un vrai nègre ! s’écria Charlot avec un geste d’horreur dès qu’il eut consulté le miroir. Le paysan au bâton avait bien raison. Louise ne me reconnaîtrait pas. »

Mimile avait déjà défait ses guêtres. Quelques minutes après, assis au bord de la rivière, il prenait un bain de jambes, pendant que Charlot, debout et les deux pieds dans l’eau, en puisait dans le creux de sa main et se

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plus je frotte, plus je suis noir.
frottait le cou et le visage avec toute l’énergie du désespoir.

« C’est terrible ! dit-il tout à coup en consultant de nouveau son miroir, plus je frotte et plus je suis noir.

— La poussière du charbon de terre est grasse, il faudrait du savon pour la délayer, et nous n’en avons pas. »

Charlot continuait à se frotter sans plus de succès avait sali ses trois mouchoirs sans arriver à se blanchir.

— Ce maudit noir ne s’en ira jamais ! s’écria-t-il en laissant tomber ses bras, découragés.

— Attends, dit Mimile, je vais essayer de le faire partir, moi. J’ai une idée… »

Ramassant alors un peu de terre glaise délayée, si commune au bord de l’eau, il ordonna à Charlot de fermer la bouche et les yeux, et se mit à lui en couvrir la face, la nuque et les yeux.

Le pauvre Charlot avait l’air d’avoir fait un plongeon dans la boue.

« Cela me dégoûte ! s’écria-t-il, ça me dégoûte trop.

— Tais-toi, ou tu vas en avaler, dit Mimile, qui, à son tour, frottait son cousin à tour de bras.

— Et puis aussi tu m’écorches, ça me cuit ! finit par dire Charlot.

— Patience, patience. Là, ça y est. Tu n’as plus qu’à te rincer. »

Charlot ne se le fit pas dire deux fois, et bientôt il se retrouvait avec sa couleur naturelle, un peu plus rouge seulement, par suite de la rude friction que Mimile lui avait fait subir.

« Enfin ! s’écria-t-il en se regardant une dernière fois dans son miroir, on ne pourra toujours plus m’appeler négrillon ou singe.

— Tu vois, il ne s’agit que de savoir s’y prendre, dit Mimile.

— Le savon est bien plus doux que la terre glaise, reprit Charlot.

— Que veux-tu ? en voyage…

— Ça me cuit toujours… dit Charlot.

— Voilà grand’chose !… Allons, il faut te rhabiller et se remettre à courir les aventures pour tout de bon ; autrement, ce ne serait pas la peine d’être parti.

— Habillons-nous, dit Charlot, tout heureux d’avoir fait peau neuve.

— Suivons toujours la rivière ! » s’écria Mimile, dès qu’ils furent en état de continuer leur voyage.

Il était onze heures du matin.

Nos deux voyageurs, rafraîchis, ne s’étaient jamais trouvés plus alertes, et ils trottaient tout en gambadant, malgré la charge qu’ils avaient sur leurs épaules.

« Mimile ! dit tout à coup Charlot, j’aperçois un bateau… là-bas, là-bas… Il a l’air d’être attaché au bord de l’eau. »

Mimile regarda et vit que Charlot ne s’était pas trompé.

« Quelle chance ! s’écria-t-il, nous allons pouvoir passer de l’autre côté. Hâtons-nous !… hâtons-nous !… »

Ce qu’on croit être tout près en rase campagne est souvent encore très-éloigné, et Mimile et Charlot durent marcher encore près d’une heure, avant d’arriver à leur but.

Le point noir, aperçu de si loin par les deux enfants, était bien réellement un bateau retenu à un vieux saule par une longue amarre, ce qui lui permettait de s’avancer sur l’eau et d’être visible à distance.

« Quel bonheur ! s’écria Charlot en battant des mains, nous allons enfin pouvoir traverser la rivière. »

Mimile, détacha la barque, l’attira à lui et s’y élança le premier pour tendre la main à Charlot.

Il y avait deux rames et une gaffe au fond du bateau. Mimile, qui avait appris à ramer à Paris, en compagnie de son père et de son oncle, dirigea l’embarcation avec tant d’adresse qu’elle gagna la rive opposée sans avoir beaucoup dévié de la ligne droite.

Charlot ne se sentait pas de joie ; il sauta le premier à terre, où Mimile arriva sur ses talons, traînant après lui l’amarre qu’il s’empressa de nouer au premier arbre venu.

« Nous y sommes !… s’écria Charlot, qui se voyait déjà en Amérique.

— Il faut nous remettre sans tarder dans la direction du sud-ouest, reprit Mimile d’un ton sérieux et en hâtant sa marche.

Immédiatement ! » répondit Charlot en lui emboîtant le pas.

Mais… ô stupéfaction ! ô douleur !… Ils marchaient depuis vingt minutes environ, quand ils acquirent la certitude qu’ils étaient dans une île, et ce qui était plus triste encore, dans une île complétement déserte.

Ils se regardèrent d’un air consterné. Leur seule ressource était de s’en retourner comme ils étaient venus. Il était désolant de revenir ainsi continuellement sur ses pas, mais il fallait s’y résoudre, à moins de vouloir mourir de faim.

« En route ! dit Mimile ; il faut prendre son parti de ce qu’on ne peut empêcher. »

Hélas ! ils n’étaient pas au bout de leurs peines, car, revenus à leur point de départ, ils s’aperçurent avec effroi que le bateau dont ils s’étaient servis pour traverser la rivière avait disparu.

« Nous voilà prisonniers dans une île déserte ! » s’écria Mimile consterné.

Charlot baissa tristement la tête.