J. Hetzel et Cie (p. 79-90).

VI

chez les sauvages.


« Il parait que notre propriétaire est un vilain monsieur, dit Mimile.

S’il allait revenir et nous trouver installés chez lui ? répondit Charlot un peu tremblant.

— J’espère qu’il est en voyage et ne reviendra pas de sitôt, répliqua Mimile ; tâchons de nous rendormir.

— Avec ça que c’est facile dit Charlot.

— Dame ! ce n’est pas comme à la maison. Allons, bonsoir. »

Mimile se rendormit assez vite. Charlot y mit plus de temps, et encore ne finit-il par se rendormir que pour rêver à Mange-tout-cru.

Tant bien que mal ils sommeillaient depuis longtemps déjà, quand ils furent réveillés, mais cette fois par des détonations d’armes à feu. Ils furent debout en une minute et allèrent en tâtonnant jusqu’à la porte, dans l’espoir de découvrir, à travers le trou de la serrure, ce qui se passait au dehors. La fusillade s’arrêtait de temps en temps, interrompue par des cris sauvages.

« Si nous ouvrions la porte pour voir ? dit Mimile.

— Non ! non ! s’écria Charlot ; nous n’aurions qu’à nous trouver tout à coup avec Mange-tout-cru…

— Tant mieux ! Nous lui tomberions dessus, pendant qu’il se battrait avec les autres.

— Je te dis qu’il ne fait pas clair.

— Nous allumerons notre chandelle et tu la tiendras, pendant que je taperai sur Mange-tout-cru.

— Je ne veux pas la tenir, je serais le plus exposé.

— Ce n’était pas la peine de te mettre en route pour ne rien faire du tout. Reste ici si tu veux ; moi, je vais entr’ouvrir la porte pour voir ce qui se passe.

— Je ne veux pas rester seul ! » dit Charlot avec une grande émotion.

Mais la porte était ouverte et Mimile regardait déjà dehors.

L’obscurité était profonde. On ne voyait personne et l’on n’entendait aucun bruit.

« Ils sont partis… viens plutôt voir, Charlot. »

Charlot risqua la moitié de sa tête, puis l’autre moitié ; puis un pied, puis une jambe, et en définitive le reste du corps.

« Comme tout est noir par là ! murmura-t-il. Je n’aime pas l’ombre.

— Il ne fait pas clair la nuit, fit observer Mimile.

— À Paris, il y a du gaz la nuit, répliqua Charlot.

— Il y a aussi papa, maman, mon oncle, et Dorette, et Louise, et les domestiques ! Et puis à manger quand on a faim, et à boire quand on a soif, et un bon lit pour dormir à volonté quand on a sommeil. »

Charlot ne répondit pas ; il se contenta de pousser un soupir étouffé.

« Mais bast ! il ne faut plus penser à cela, poursuivit Mimile ; nous sommes partis pour l’Amérique, et il faut y aller. On se moquerait trop de nous si nous revenions sur nos pas ; d’abord nous ne le pourrions plus. »

Une gerbe d’eau, partie du milieu de l’ombre, vint en ce moment frapper Mimile et Charlot en plein visage.

Charlot ne put retenir un cri et rentra aussitôt dans la cabane, en entraînant son compagnon.

« Tais-toi donc ! lui dit Mimile en refermant la porte derrière lui ; ça ne sert jamais à rien de crier.

— Comprends-tu cette eau ? demanda Charlot stupéfait.

— Non. Après ça, c’est peut-être une trombe.

— En tout cas, ce n’est pas amusant, se contenta de dire Charlot, ça saisit et ça mouille ; cela doit pouvoir enrhumer.

Bah ! essuyons-nous, » dit l’imperturbable Mimile,

Le jour commençait à poindre.

« Voici le jour !… s’écria joyeusement Charlot.

— Nous allons donc pouvoir courir la campagne ! répliqua Mimile en se frottant les mains.

— Tâchons de ne pas rencontrer Mange-tout-cru, fit observer Charlot.

— Cependant, répliqua Mimile, si nous ne rencontrions jamais personne, nous n’aurions jamais d’aventures, et c’est pour en avoir que nous avons quitté la maison.

— Nous en avons eu déjà beaucoup, dit Charlot d’un air pénétré.

— Il faut partir tout de suite, Charlot.

— Si nous déjeunions d’abord ? dit Charlot.

— Il n’est que trois heures du matin, répondit Mimile en consultant sa montre, qu’il avait régulièrement montée depuis son départ. Nous mangerons plus tard, sous un arbre, ce sera plus gai.

— Et notre panier ?… Qui est-ce qui va le porter ? demanda Charlot.

— Personne !… Nous le laisserons à Mange-tout-cru.

— Comment ?

— Après l’avoir vidé. Nous allons tout de suite prendre chacun la moitié du pain que nous mettrons dans nos sacs, comme des soldats.

— Et le petit pot de beurre ? demanda Charlot avec le plus vif intérêt.

— Je le mettrai dans mon sac à provisions, avec le miroir, dit Mimile.

— Le miroir, c’est moi qui veux le porter, dit le gros Charlot, qui n’était pas fâché, chemin faisant, de s’assurer de l’état de sa toilette.

— Prends-le… Bon ! voilà que tu te regardes ! Tu sais bien qu’en voyage on ne s’occupe pas de ces bêtises-là.

— C’est ennuyeux d’avoir le visage aussi noir que ça.

— Au contraire, tu feras peur à Mange-tout-cru, qui te prendra pour un diable.

— Tu crois ?

— J’en suis certain. Allons ! en route !…

— Dis donc, Mimile, si je suçais un peu mon sucre de pomme en marchant, rien que pour me faire bonne bouche ?

— Suce !… suce !…Tiens, le voici. »

Puis Mimile, qui avait hâte de prendre le grand air, ouvrit la porte de la cabane en poussant Charlot devant lui.

Jamais nos petits aventuriers, qui ne connaissaient que Paris, ne s’étaient trouvés devant un site aussi riant.

Ils regardaient, dans un ravissement impossible à décrire, les champs, les collines et les bois qui les environnaient de tous côtés.

Charlot en oubliait son sucre de pomme !

« Nous sommes dans un joli pays ! s’écria-t-il, et il y a une bonne odeur ici !

— C’est très-beau et ça sent très-bon ! répliqua Mimile.

— Est-ce que c’est déjà l’Amérique ? demanda Charlot.

— Je ne le crois pas.

— Papa m’a dit l’autre jour, en me montrant les buttes Montmartre, qu’elle était située au sud-ouest. Où est le sud-ouest ? Le sais-tu, Mimile ?

— Avec ça qu’il y a des girouettes par ici ! Mais attends donc… Ah que nous sommes bêtes !

— Oui, nous sommes très-bêtes, » répéta consciencieusement Charlot.

Mimile poursuivit en cherchant à s’orienter :

« L’est est du côté où se lève le soleil, et le soleil se lève là ; ça se voit tout de suite.

— Oui, il se lève là, répéta Charlot.

— Le sud est donc sur la droite, et le sud-ouest un peu plus loin du même côté. C’est donc par là qu’il faut que nous allions pour rencontrer l’Amérique… Marchons ! car il ne faut pas perdre de temps.

— Marchons ! » répéta Charlot.

Et ils s’éloignèrent chargés comme des mulets, chacun ayant son arc à la main, et deux flèches passées à la ceinture, en cas d’alerte ; Charlot avait de plus son sucre de pomme entre les dents.

Chose inexplicable ! ils n’avaient pas aperçu un être étrange qui se tenait couché sur le toit de la cabane où ils avaient passé la nuit.

Ce singulier personnage, tatoué comme un Indien, avait de longs cheveux mal peignés et relevés en plumeau sur sa tête, un pantalon à larges rayures bleues, une casaque de couleur fauve et des espadrilles en guise de souliers… Il portait pour toute arme un long bâton ferré.

Il ne vit pas plus tôt Charlot et Mimile s’éloigner, qu’il se laissa glisser le long de la cabane ; il les observa longtemps en se tenant caché… et finalement se mit à ramper sur leurs talons.

Charlot et Mimile, excités par l’air frais du matin, poursuivaient grand train leur voyage, sans se douter qu’ils étaient suivis de si près.

Charlot ravi disait :

« C’est tout de même trop gentil de se promener le matin dans les champs et d’entendre chanter les oiseaux ! On se sent plus fort.

— On a moins peur le matin que la nuit, ajouta malignement Mimile.

— Dame ! répliqua Charlot, on verrait clair pour taper, s’il le fallait.

— Quand on a son lion devant soi, on le tue comme une mouche, poursuivit Mimile.

— On en tuerait même deux sans se gêner, dit Charlot.

— Trois même, s’ils n’étaient pas trop gros, ajouta Mimile en souriant.

— Oui, ça dépendrait de leur grosseur, répondit imperturbablement Charlot.

— Il n’y a qu’un empêchement à cette belle chasse, c’est que les lions ne sortent guère que la nuit.

— Que la nuit ? répéta Charlot d’un air étonné.

— Je l’ai vu dans la Chasse au lion de Jules Gérard. Ils dorment pendant le jour, et dès que la nuit vient, crac ! ils s’en vont chercher leur nourriture.

— Ah !… c’est la nuit ? Ça m’ennuie de savoir ça ! C’est très-désagréable et bien moins commode.

— Bon ! voilà une rivière qui nous barre le chemin ! s’écria tout à coup Mimile.

— Ah ! mon Dieu !… dit Charlot en ouvrant de grands yeux, comment allons-nous faire ?

— C’est bien simple, il va falloir se mettre à la nage.

— Et nos habits, nos armes, nos provisions, qui est-ce qui les passera ? dit Charlot.

— Tu as raison, Si nous avions seulement un baquet, nous mettrions nos effets dedans et nous les pousserions devant nous en nageant.

— Il n’y pas de baquet, dit Charlot attristé. Mais, Mimile, nous trouverons un pont plus loin.

— J’y suis !… s’écria Mimile en se frappant le front, nous allons faire un radeau, comme dans les naufrages, tu sais ?

— Un radeau… et avec quoi ?

— Avec du bois, des herbes, avec n’importe quoi tu vas voir. »

Et Mimile se mit à regarder autour de lui.

Des touffes de peupliers et de petits arbres croissaient en cet endroit, sur la berge.

« Voici notre affaire ! s’écria Mimile ; il ne s’agit plus que de couper une douzaine de ces petits arbres que nous attacherons ensemble avec des branches ; puis nous les couvrirons de paquets d’herbes, et notre radeau sera terminé. Ensuite, nous disposerons tout dessus, et il n’y aura qu’à le mettre à l’eau et à le pousser en avant jusqu’à l’autre bord.

— Coupons les arbres ! » s’écria Charlot enthousiasmé.

Les deux enfants tirèrent leurs couteaux.

« Coupons d’abord celui-là, dit Mimile en désignant un petit peuplier qui était devant lui.

— Coupons ! coupons ! » répéta joyeusement Charlot.

Mais nos petits aventuriers s’étaient à peine accroupis au pied du jeune arbre, pour commencer leur besogne, que l’homme étrange dont nous avons parlé plus haut, et qui avait réussi à les dépasser et à se glisser le long de la berge, se dressa tout à coup devant eux en criant :

vi
touche à mon cousin, si tu l’oses !

« Halte-là ! polissons !… On ne touche pas à mes arbres… ou sinon… »

L’homme agita son grand bâton ferré.

L’aspect de l’homme et sa subite apparition firent un tel effet sur Charlot et Mimile qu’ils reculèrent de six pas pour le moins.

Charlot en laissa tomber son sucre de pomme.

« C’est sans doute Mange-tout-cru, » murmura Mimile à l’oreille de Charlot.

L’homme étrange reprit :

« De quel pays êtes-vous donc pour croire qu’il est permis de couper les arbres qui ne vous appartiennent pas ? Vous êtes donc des sauvages venant du fond de l’Amérique ? Vous n’avez donc vécu qu’avec des bêtes féroces ou des bandits ?… Je ne sais ce qui me retient de vous frotter le dos avec ce bâton ; le tien surtout, vilain petit moricaud. »

Et l’homme étrange regardait Charlot en brandissant son bâton ferré.

À cette vue, Mimile oublia tout, sinon qu’il était le protecteur naturel des faibles, des opprimés et particulièrement de Charlot. Il dégaina son couteau en se mettant devant Charlot :

« Touche à mon cousin, si tu l’oses ! s’écria-t-il.

— Tais-toi donc ! lui dit vivement Charlot en le tirant par la manche.

— Laisse-moi faire, répondit Mimile, ou plutôt fais comme moi, et il verra à qui il a affaire. S’il croit que parce qu’il est le plus grand nous reculerons, il a tort, par exemple. »

Mimile était superbe.

« Si c’était un lion, répondit Charlot, bien sûr je t’aiderais.

— Ah !… » murmura Mimile, humilié pour son cousin.

L’homme s’était avancé d’un pas :

« Remettez vos eustaches dans vos poches, dit-il aux enfants. Je veux bien vous faire grâce, mais décampez, et plus vite que ça ! »

Et du doigt il leur indiquait le bord de la rivière, ce qui les obligeait à se diriger vers le nord, au lieu de continuer sur le sud-ouest.

« Allons par où il veut, dit Charlot en entraînant Mimile.

— Si c’est par là que tu penses aller en Amérique… dit celui-ci.

— Nous verrons après, quand il sera parti… répliqua tout bas Charlot.

— Après tout, je m’en moque, » reprit Mimile en suivant son cousin.

L’homme avait disparu.

« Nous aurions dû, avant de partir, lui envoyer une flèche, dit Charlot.

— Il est trop tard, dit Mimile en haussant un peu les épaules.

— Les arbres et les champs appartiennent donc à du monde, dans ce pays-ci ? demanda Charlot.

— Comme les maisons de Paris à Paris, répondit Mimile.

— Alors, on ne peut pas abattre les arbres qu’on voit ni aller où l’on veut ?

— Il paraît… répliqua Mimile.

— Harrisson m’a dit qu’en Amérique on peut abattre l’arbre qu’on veut, aller où l’on veut et manger de tout à volonté.

— Eh bien, ce qui nous arrive prouve que nous ne sommes pas encore en Amérique ; quand nous y serons, nous verrons bien, » dit Mimile.

Ils marchaient depuis un quart d’heure en silence, quand Charlot, tout à fait rassuré, reprit la parole :

« Dis donc, Mimile, il y a longtemps que nous marchons, et je commence à avoir joliment faim.

— Oh ! la jolie petite bête ! s’écria Mimile en apercevant un rat d’eau qui se promenait tranquillement dans les hautes herbes qui croissaient sur le talus de la berge.

— Où donc ? demanda Charlot.

— Tiens… là… à nos pieds.

— Je la vois, répondit Charlot, qui s’était penché en avant.

— C’est un rat. Il nettoie son museau avec ses petites pattes ! Est-il gentil ! reprit Mimile.

— Bon !… il nous a entendus… le voilà qui plonge !… il traverse la rivière, regarde !

— Il nage bien ! dit Charlot avec admiration.

— Oui, c’est une espèce qui se nourrit de poissons ; j’en ai entendu parler par papa.

— Est-ce que ça se mange ? dit Charlot, qui ne quittait pas l’animal des yeux.

— Je crois que oui.

— Le voilà passé, il est entré dans un trou.

— Lui, au moins, il peut aller où il veut, il n’a besoin ni de sacs à provisions, ni d’habits, ni de mouchoirs ; il trouve partout sa nourriture, comme s’il était en Amérique, dit Mimile.

— Il est bien heureux, dit Charlot ; moi, j’ai joliment faim.

— Tu ne penses qu’à manger, répliqua son compagnon.

— Il faut bien déjeuner.

— Il n’est encore que cinq heures, répondit Mimile, qui avait tiré sa montre.

— L’heure n’y fait rien ; c’était bon quand nous étions au collège, dit Charlot.

— Eh bien, mangeons… Seulement, il faut auparavant trouver un autre arbre. »