J. Hetzel et Cie (p. 60-78).

V

la bataille.

« La belle affaire ! Leurs parents sont riches et ils en achèteraient d’autres. »

Charlot, qui n’avait pas perdu un mot de cette conversation, commençait à réfléchir. Il voulait bien tuer des bêtes féroces et même des sauvages, mais il n’avait jamais songé qu’on pût le tuer lui-même.

« Ici, les mousses » cria le chauffeur.

Charlot et Mimile accoururent.

Le chauffeur leur dit alors sans plus de façons :

« Mousses !… comme nous courons le risque d’être attaqués par des bandits quelconques, je vais vous donner à chacun un fusil et vous apprendre à faire l’exercice. Vous pourrez, après cela, si l’occasion s’en présente, nous donner un coup de main au patron et à moi.

— Ce sera très-amusant ! s’écria Mimile… N’est-ce pas, Charlot ?

— Pas si l’on nous tue ! » répliqua Charlot.

Ce qui était assez singulier, c’est que Mimile, qui n’avait quitté la maison paternelle que pour aider à la guérison de Charlot, semblait, après ses premières hésitations, le plus déterminé des deux.

Le chauffeur, qui s’était éloigné un moment, revint avec trois fusils : un fusil de taille ordinaire et deux mousquetons. Il donna un mousqueton à Charlot, un à Mimile, et garda le fusil, afin de pouvoir indiquer les mouvements qu’il allait commander à ses mousses.

Mettant aussitôt l’arme au pied, il commença son métier d’instructeur en criant d’un ton bref :

« Placez-vous tous deux à côté l’un de l’autre, les coudes au corps, les talons réunis, le fusil à droite, posé à terre, la crosse contre le pied droit, le canon le long de l’épaule droite. »

Charlot et Mimile n’avaient rien compris à ces commandements débités tout d’une haleine, et ils avaient remué les bras et les jambes de droite à gauche dans une sorte d’ahurissement.

« Très-bien ! » dit le chauffeur, qui ne voulait sans doute pas les décourager.

Puis il reprit :

« Garde à vous ! Mettez la main à plat sur la bretelle de votre fusil. — Bien !… Empoignez brusquement votre arme à onze centimètres de la platine, sans tourner l’arme et en l’élevant un peu. »

Mimile et Charlot, par suite de mouvements contraires, s’étaient mutuellement cognés à la tête.

« Bien ! très-bien ! » cria l’instructeur, pendant que les deux enfants se frottaient naïvement le dessus de l’oreille.

Il ajouta brusquement :

« On ne se gratte pas sous les armes, ça nuit à la grâce des mouvements.

— C’est que… répondit Charlot.

— Silence ! On ne parle pas sous les armes. Attention ! Je vais compléter votre instruction militaire.

« Présentez armes ! C’est-à-dire, tournez l’arme avec la main gauche, la platine en dessus ; saisissez en même temps la poignée du fusil avec la main droite et la main gauche, le petit doigt à deux centimètres au-dessus de la platine, le pouce allongé le long du canon, l’avant-bras collé au corps, sans être gêné, la main à la hauteur du coude. — Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ?… On ne se mouche pas sous les armes, ça nuit à la grâce des mouvements. »

Le chauffeur tint ainsi pendant plus d’une heure les deux enfants gesticulant au hasard, brouillant tout, confondant leur droite avec leur gauche, le bas avec le haut, la crosse avec le canon, la batterie avec la bretelle ; faisant en un mot l’exercice comme des échappés de Charenton.

Ils étaient de plus sur les dents.

« Reposez-vous un moment, pendant que je vais voir où nous en sommes, » leur dit enfin le chauffeur.

Charlot et Mimile se hâtèrent de déposer leurs fusils.

La nuit était proche, et l’on avait oublié le diner.

« Je n’en puis plus, dit Charlot, ce fusil est très-lourd… n’est-ce, pas Mimile ?

— Si c’était un fusil de grand soldat avec une baïonnette au bout, ce serait encore bien plus lourd.

— Je le crois, répondit Charlot, mais ça piquerait ferme aussi, et je crois que les lions en auraient joliment peur ; nous aurions dû en emporter chacun un.

— Bon, dit Mimile, voilà que maintenant tu trouves que nous n’en avons pas assez à porter. »

Le patron du bâtiment était remonté sur le pont. Il s’y promenait à grands pas et en gesticulant.

« Le moment est venu ; que faut-il faire ? lui demanda le chauffeur assez haut pour être entendu des deux enfants.

— Chauffer aussi fort que possible, afin de marcher plus vite.

— Et après ?

— Après ?… Nous nous tiendrons sur nos gardes… Je regrette seulement d’avoir embarqué si peu de monde… Mais bah !… Dieu nous aidera. »

Charlot regarda Mimile d’un air inquiet, et il s’apprêtait à conférer avec lui sur la situation, qui ne leur paraissait pas très-claire, quand le patron leur dit brusquement :

« En faction, les mousses !… Regardez de ce côté pour voir si une ou plusieurs barques ne s’avanceraient pas sur nous ; vous m’en avertiriez aussitôt.

— Oui, monsieur !… dit Mimile.

— Jusque-là ne retournez pas la tête, quel que soit le bruit qui se fasse derrière vous. Vous m’entendez bien ? ne retournez pas la tête, ou je vous la casse d’un coup de revolver.

— Oui, monsieur !… » répondit Mimile.

Charlot n’osait plus remuer, d’autant plus que la nuit était presque venue.

Le bateau avançait toujours ; le bruit de l’hélice était le seul qu’on entendît.

Je me trompe ; en approchant son oreille de la poitrine du gros Charlot, on aurait entendu aussi les battements de son cœur. Que voulez-vous ? chacun connaît cette émotion inséparable d’un premier début ; les plus intrépides ont passé par là.

Les rives du fleuve étaient désertes.

Un clapotement lointain traversa l’espace en ce moment.

« Attention ! ne bougez pas. Surveillez bien la rive droite, » cria le patron à Charlot et à Mimile.

Les deux enfants semblaient pétrifiés, tant ils étaient immobiles.

Le bateau poursuivait son chemin. Mais une rumeur étrange, qui augmentait de seconde en seconde, semblait courir après lui. D’où partait-elle ? Rien ne le révélait.

Tout à coup, une demi-douzaine d’hommes, qui, depuis quelque temps sans doute, s’étaient, sans qu’on les vît, accrochés à l’arrière du bâtiment, se précipitèrent sur le pont en poussant des cris furieux.

Les quatre premiers se jetèrent sur le patron et le chauffeur, qui, ne les attendant point de ce côté, furent pris au dépourvu et garrottés en une seconde.

En un tour de main les autres s’emparèrent de Charlot et de Mimile.

Tous deux, roulés dans de longs manteaux, furent jetés comme des balles de café dans le fond d’une barque sans qu’ils eussent pu pousser un seul cri.

Ceux qui les enlevaient ainsi nageaient à force de rames vers la rive droite du fleuve.

Dans le premier moment, nos petits voyageurs avaient, on le suppose bien, essayé de se débattre ; mais leurs efforts avaient été vite maîtrisés par une force supérieure.

« Le premier qui bouge, le premier qui se permettra de pousser un cri, leur avait dit le plus grand des assaillants, est un homme mort. »

Si ces procédés étaient fort humiliants pour de futurs tueurs de lions, on peut affirmer, de plus, qu’ils étaient souverainement désagréables.

Un sinistre silence planait sur cette terrible scène.

La barque fendait les eaux et filait comme un train : en quelques minutes, elle atteignit la rive sans encombre.

« Portez les prisonniers à terre ! » cria une voix farouche, inconnue aux deux enfants.

L’ordre fut vite exécuté, et les deux petits compagnons se trouvèrent étendus sur l’herbe.

« Emportez ces paquets et déposez-les à côté des prisonniers ! » reprit la même voix.

iv
tous deux roulés dans de longs manteaux.

Cet ordre fut exécuté comme le premier.

« Maintenant, allons chercher les autres ! » ajouta la voix.

On entendit presque aussitôt la barque qui prenait le large.

Mimile et Charlot ne se trouvèrent pas plus tôt seuls, qu’ils commencèrent à se débattre dans leurs liens. Par un hasard providentiel, au lieu d’être nouées avec des nœuds, de ces nœuds marins qui sont si difficiles à dénouer pour les gens de terre, les cordes qui les garrottaient n’étaient nouées autour des poignets et des jambes de Charlot qu’avec des boucles.

« Attends, » dit Mimile, qui, dans ce péril extrême, n’avait pas perdu la tête.

Et, se roulant jusqu’auprès de Charlot, il défit avec ses dents la boucle qui serrait les poignets.

« Maintenant que tu as les mains libres, lui dit-il, débarrasse-moi vite à mon tour de ces affreuses ficelles qui m’entrent dans les chairs. »

Après les mains, ce fut le tour des pieds. En un clin d’œil, les deux captifs se trouvèrent sur leurs jambes.

La nuit n’était pas absolument noire, et ils se regardèrent un moment sans oser dire un mot.

« Ils sont partis, les corsaires ? dit enfin Charlot tout tremblant.

— Oh ! ils ne vont pas être longtemps sans revenir, répondit Mimile.

— Si nous nous sauvions tout de suite ? dit Charlot.

— Laisse-moi d’abord regarder ce qui se passe sur la rivière. »

Et Mimile avança sur l’extrême limite de la berge qui, en cet endroit, surplombait la surface des eaux de quelques mètres.

« Je n’aperçois ni bateau, ni personne, dit-il ; c’est un désert d’eau…

— Le bateau de notre patron se sera sauvé, dit Charlot.

— Et les brigands courent sans doute après avec leur barque, » fit observer Mimile.

Et il ajouta :

« Ce qui nous arrive est bien extraordinaire tout de même.

— Oh ! oui ; mais où sommes-nous maintenant ? »

Le pauvre Charlot regardait autour de lui avec une profonde inquiétude.

« Je ne sais pas ; on dirait des champs, répliqua Mimile.

— S’il faisait clair, encore ! dit Charlot en se serrant contre Mimile.

— Et puis j’ai une faim de cannibale.

— Moi aussi, dit Charlot.

— Si nos sacs n’étaient pas restés sur le bateau, nous pourrions du moins manger nos sandwichs. C’était bien la peine de les acheter ! ce sont les brigands qui vont les manger, à présent.

— Avec ça qu’on avait oublié de nous donner à diner, dit piteusement Charlot.

— C’est ma foi vrai ; l’exercice du fusil a remplacé le dîner…

— Je me contenterais bien du hareng d’hier ; le pain était bon, soupira Charlot.

— Qu’est-ce qu’il y a donc là, à terre ? s’écria Mimile, qui, au lieu de gémir, cherchait et furetait.

— Quel bonheur !… ce sont nos sacs ! dit en sautant de joie Charlot, qui ne quittait pas son cousin d’une semelle.

— Nos sacs ! oui, nos sacs ! »

Ce cri de Mimile fut accompagné d’une danse circulaire de son invention, qu’il exécuta autour des sacs avec un entrain extraordinaire.

« Nos sacs ! reprit-il, après le premier moment donné à l’expansion de sa félicité, et autre chose encore : un panier, et un panier joliment lourd encore.

— S’il était plein d’excellentes choses ! s’écria Charlot.

— Nous verrons ça plus tard. Pour le moment, il s’agit de décamper et de ne pas attendre là comme des imbéciles que les corsaires viennent nous reprendre. Fais comme moi, mets ton sac sur ton dos, prenons chacun d’une main l’anse du panier, et enfonçons-nous dans les terres pour y trouver une cachette qui puisse nous servir de salle à manger. »

Sûrs qu’ils étaient de les retrouver à côté de leurs captifs, les brigands avaient laissé deux manteaux sur la rive. Mimile trébucha contre l’un d’eux.

« C’est de bonne prise, dit-il, nous dormirons dedans ; la nuit peut être fraîche.

— Oui, mais en attendant il va falloir les porter, dit Charlot, qui n’aimait pas les paquets.

— Roulons-les autour de nous à la manière des soldats, ça ne pèsera pas une once. Allons, Charlot, du courage !

— Je jetterai le mien s’il est trop lourd, dit Charlot.

— C’est bon, c’est bon. En attendant, prends une anse du panier ; je vais prendre l’autre… Marchons. »

Ils n’avaient pas fait trois pas que Charlot se cognait le nez contre une branche d’arbre en poussant un cri.

« Tais-toi donc ; tu vas donner l’éveil aux brigands.

— C’est que mon nez me fait très-mal.

— Pense à autre chose. En voyage, est-ce qu’on pense à son nez !

— Tu me fais aller trop vite aussi, dit après quelques minutes le gros Charlot ; je suis tout essoufflé, j’ai trop chaud, je vais m’enrhumer.

— Arrêtons-nous un instant, dit tout bas Mimile ; il me semble que je vois quelque chose là, tout près.

— Quoi donc ?

— Un gros tas noir, là, sur la gauche.

— Si c’était une bête féroce ? dit Charlot effrayé.

— Ce serait tant mieux ; nous avons nos couteaux, et ce serait une bonne occasion pour s’en servir. Mais ça ne remue pas… avançons toujours… et tiens ferme le panier.

— S’il faisait clair encore, je tuerais bien un lion, mais quand on n’y voit goutte…

— Quel malheur ! je crois que ce n’est qu’une cabane, dit Mimile ; c’est égal, marchons dessus. »

Charlot était rassuré, mais il commençait à se faire traîner.

« C’est que tout ça est très-lourd, et je suis moins fort et moins leste que toi, murmura Charlot ; tu devrais penser à ça, Mimile. »

Ils étaient arrivés devant la masse noire.

« J’en étais sûr, ce n’est qu’une cabane ! J’avais espéré d’abord que ce serait au moins un éléphant. Puisque la voilà, cherchons la porte. Tiens, elle est fermée.

— Il faudrait peut-être savoir, avant d’entrer, qui est-ce qui demeure là dedans ? demanda Charlot tout bas.

— Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? dit l’intrépide Mimile. Ce n’est pas un ogre, c’est du monde comme toi ou moi.

— Ou peut-être un repaire de brigands, » soupira Charlot.

Il avait une furieuse envie de déguerpir.

« Si nous allions plus loin ? dit-il.

— Merci ! Premièrement, tirons nos couteaux. Secondement, frappons à la porte. »

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Ce ne fut pas sans inquiétude que Charlot entendit le toc-toc sonore que produisit sur la porte le manche du couteau de Mimile.

« Il est trop brave aussi, disait-il, il ne craint rien ! »

Il y avait de l’admiration, mais pas d’envie dans cette réflexion de Charlot. Son cousin se changeait pour lui en héros.

Aux premiers toc-toc :

Aucune réponse.

Nouveaux coups plus forts que les premiers :

Même silence.

« Il n’y a personne, dit Charlot un peu rassuré.

— C’est drôle ; la porte me paraissait fermée tout à l’heure, et il me semble maintenant qu’elle est ouverte, dit Mimile.

— Ouverte ? » dit Charlot.

Et il se plaça prudemment derrière son compagnon.

« Attends, dit Mimile ; elle est ouverte, mais elle est fermée tout de même ; elle ne veut pas s’ouvrir tout à fait, elle est peut-être rouillée. Il faut la pousser ferme ; viens m’aider, et surtout fais comme moi. »

Charlot aurait eu mauvaise grâce à refuser à son cousin le genre de secours qu’il lui demandait. Il était en fonds pour le lui donner.

Les deux enfants se retournèrent.

« Écoute-moi bien, dit Mimile. Je compterai jusqu’à trois, et au troisième coup, un, deux, trois, pan ! nous pousserons ensemble. »

Ils poussèrent ensemble en effet, et si bien que, la porte cédant tout à coup à leur double et vigoureux effort, ils se trouvèrent instantanément tous les deux assis sur leur derrière au fond d’une pièce très-sombre.

« Nous avons trop poussé, dit Charlot, je t’ai trop aidé ; je suis tombé très-fort, moi, j’en ai mal à la tête ; et toi ? »

Mais il n’attendit pas la réponse de Mimile ; dans un angle, à l’extrémité de la chambre, et comme à ras de terre, il venait d’apercevoir, luisant au milieu des ténèbres, deux points lumineux assez semblables à ceux qu’auraient pu produire deux yeux de loup.

« Allons-nous-en ! dit tout bas Charlot.

— Si c’étaient cependant les yeux d’un lion ? répondit à mi-voix Mimile. Ce serait bien amusant de le tuer. Nous ne chasserons jamais si nous nous en allons quand le gibier est là.

— Je te dis qu’il ne fait pas assez clair, répliqua Charlot, dont le cœur battait très-fort.

— J’ai des allumettes, répondit Mimile en fouillant dans ses poches.

— N’allume pas, n’allume pas, le lion nous verrait ! cria Charlot en tirant l’imprudent Mimile par sa manche. Il ne faut pas du tout que le gibier voie le chasseur. Tu ne sais pas chasser, toi, tu ne sais pas tout ce que Harrisson m’a appris. »

Mais le bouillant Mimile avait déjà fait de la lumière, et il se trouva que les yeux de bête fauve que les deux voyageurs avaient vus n’étaient autre chose que l’extrémité de deux tisons qui achevaient de se consumer tranquillement dans une cheminée rustique.

« Tiens, dit Mimile, qui parut très-désappointé, ce n’est qu’un reste de feu.

— J’aime mieux ça, dit Charlot, je n’avais plus chaud du tout. Nous pourrons le rallumer, dis ?

— Quelle chance ! il y a une chandelle sur la cheminée, » s’écria Mimile.

Charlot se mit à inspecter la masure dès qu’il la vit complètement éclairée.

« C’est drôle ici, dit-il en regardant autour de lui ; c’est une vraie cabane de sauvage. Bien sûr, il avait fait sa cuisine sur ce feu-là.

— De sauvage ou de pas sauvage, ça m’est bien égal ; ce qui me fait plaisir, par exemple, c’est qu’il y a de la paille et que nous allons pouvoir nous reposer dessus… Mais il faut avant tout aller chercher notre grand panier, que nous avons laissé à la porte. J’ai joliment envie de savoir ce qu’il y a dedans.

— C’est ça, » dit Charlot.

Le panier fut apporté ; mais Charlot ferma d’abord la porte de la cabane. Il avait remarqué qu’elle était munie d’un bon verrou à l’intérieur, et il trouva sage de s’assurer contre toute surprise en le poussant.

« Maintenant, nous voilà chez nous, dit Mimile.

— Et si le sauvage revenait ? fit observer Charlot.

— Nous le laisserions coucher dehors, dit Mimile.

— Et s’il n’était pas content… vlan ! Un grand coup de couteau dans le gosier… n’est-ce pas ?

— Oui, par le trou de la serrure, répondit Mimile, qui s’occupait déjà de déballer le panier. — Mille brioches ! ajouta-t-il, qu’est-ce que je vois là !! Un grand pain de quatre livres… et du sucre… et un petit pot de beurre !!! »

Mimile et Charlot se mirent à improviser une sarabande autour de ces provisions inespérées. C’était l’habitude de Mimile quand il était très-content, et Charlot, dans cette occasion, suivit d’enthousiasme son exemple.

« Est-ce qu’il n’y a plus rien dans le panier ? demanda Charlot.

— Si ; de la paille, si le cœur t’en dit… Ah ! voilà un petit miroir… c’est drôle.

– Les brigands avaient pris leurs précautions pour souper en route et faire leur toilette demain matin, dit Charlot.

— Et c’est nous qui ferons tout cela à leur place, répondit joyeusement Mimile.

— C’est fameux ! reprit Charlot en saisissant la balle au bond, j’ai une terrible faim.

— Et moi donc ! »

Ce disant, Mimile tira son grand couteau de sa gaîne, coupa deux morceaux de pain et en présenta un à Charlot.

« Si nous mettions le beurre dessus ? dit celui-ci.

— Soyons économes, dit Mimile, ne mangeons pas tout en une fois ; nous aurons pour ce soir nos sandwichs qui deviendraient trop dures ; commençons par là. »

Mimile ouvrit aussitôt son sac de provisions.

« Tiens, Charlot, en voilà trois pour toi et trois pour moi ; le reste sera pour demain.

— Avec le pot de beurre et le saucisson ?… ajouta Charlot.

— Tu, tu, tu, tu ! n’allons pas si vite ; en voyage, tu sais, on doit être prudent.

— Ça n’empêche pas de manger quand on a faim, dit Charlot.

— Et surtout quand on a de quoi manger ; un peu plus, tu le vois, nous n’avions rien du tout.

— C’est vrai, pourtant… Et quand on n’a rien à manger ?

— On se serre le ventre, » dit Mimile.

En attendant cette dure extrémité, Charlot se bourrait comme un canon de l’ancien système.

« Bois donc, lui dit Mimile, tu vas t’étouffer. »

Charlot déboucha son bidon et suivit le conseil de son cousin.

« Ah ! dit-il après avoir bu, c’est du vin trop pur, et je n’aime pas ça.

— Nous pouvons retourner à la rivière chercher un peu d’eau, ce n’est pas très-loin ; veux-tu ?

— Il fait trop noir, répliqua vivement Charlot, que la nuit ne rendait décidément pas très-brave ; et puis, si nous allions être repris par les corsaires ou rencontrés par les sauvages, — peut-être qu’ils nous guettent, — ça ne serait pas amusant.

— Assez mangé ! dit tout à coup Mimile en ramassant les provisions qu’il serra dans le panier, passé à l’état de buffet, et surtout assez causé. Couchons-nous. »

Fatigués par le travail et pas mal secoués par les émotions de la journée, nos petits coureurs d’aventures ne demandaient pas mieux que de prendre du repos. Ce fut donc par un mouvement simultané qu’ils se retournèrent vers le lit de paille qui occupait un bon tiers de la cabane.

Cette paille, une bonne fortune dans leur position, était d’ailleurs fraîche et engageante ; un bon génie semblait l’avoir apportée là tout exprès.

Mimile, plus avisé que Charlot, plia les deux manteaux qu’ils devaient aux brigands et les plaça en guise d’oreiller sur la litière ; puis tous les deux s’étendirent sans façon, après s’être assurés une dernière fois que leur porte était bien close et avoir éteint soigneusement leur chandelle.

Mais il arrive souvent qu’on se couche pour dormir et qu’on se voit contraint de passer son temps à toute autre chose.

Charlot et Mimile allaient en faire la dure expérience.

Ils n’avaient guère dormi plus de deux heures, quand ils furent réveillés en sursaut par des coups violents frappés à la porte de leur maisonnette.

« Ouvrez ! ouvrez ! » criait une voix aigre.

Les deux enfants s’étaient levés à moitié et écoutaient avec épouvante, se serrant l’un contre l’autre.

« Ouvrez ! ouvrez ! répéta la voix avec un accent plus impératif.

— Il ne faut rien dire, murmura Charlot ; c’est peut-être le sauvage qui veut rentrer chez lui.

— Ne bougeons pas, dit Mimile à voix basse.

— Tu vois bien qu’il n’y a personne, reprit une voix plus épouvantable que la première.

— Ce vieux brigand de Mange-tout-cru se donne donc les airs de découcher ? fit observer la première voix.

— C’est qu’il avait sans doute quelque mauvais coup à faire.

— Oui, j’y suis ; il m’a dit l’autre jour qu’il voulait entreprendre une tournée pour ramasser tous les petits vagabonds qu’il pourrait rencontrer.

— Qu’est-ce qu’il veut en faire ?

— Il veut en faire de petits esclaves et les forcer de travailler aux carrières, pour en tirer profit.

— Et s’ils ne veulent pas travailler ?

— Le vieux Mange-tout-cru n’est guère embarrassé de se faire obéir, vous le savez bien ; avec des coups, il les fera marcher.

— C’est un vieux brigand qui n’est pas commode.

— Après tout, puisqu’il n’est pas là, allons-nous-en.

— Allons-nous-en ! » répéta la grosse voix.

Et l’on entendit des pas lourds qui s’éloignaient.

Les deux enfants commencèrent à respirer plus librement.