J. Hetzel et Cie (p. 119-131).

IX

entrée en scène de giboulot.

Arrivé sur la berge, il se dressa derrière un grand arbre, regarda devant lui pendant quelques secondes, puis se remit à quatre pattes pour rejoindre Charlot.

Toute son expédition n’avait pas duré plus de cinq minutes.

Il retrouva son compagnon mourant de peur. Il était certain d’avoir entendu éternuer derrière lui.

« Tu as rêvé, lui dit Mimile.

— Je te dis que non.

— Je te dis que si. — Tu vois bien qu’il n’y a personne, reprit Mimile après avoir regardé de tous côtés.

— Je l’ai parfaitement entendu, » répliqua obstinément Charlot.

Mimile se contenta de hausser les épaules.

« Ce que j’ai vu, moi, bien vu, tout à fait vu, par exemple, c’est que Mange-tout-cru a placé des sentinelles de l’autre côté de la rivière, si bien qu’il ne va pas être facile de sortir de l’île sans être vu, à moins pourtant qu’il n’ait négligé d’en mettre derrière nous. Si nous allions nous en assurer, hein, Charlot ?

— Alors, allons-y tous deux et tout de suite, répondit vivement Charlot.

— Soit ! » répondit Mimile.

Ils quittèrent le fourré, sans plus de commentaires.

Le côté nord de l’île était bordé par un petit bras de rivière, navigable seulement pour de petits bateaux, par suite du grand nombre d’arbres échoués qui encombraient son lit… De plus, il était en certains endroits entièrement couvert de nénuphars et d’herbes marines.

« La singulière petite rivière s’écria Mimile qui, pas plus que Charlot, n’avait jamais rien vu de pareil.

— C’est un vrai jardin flottant, fit observer Charlot.

— Ce qui me plaît par-dessus tout, dit Mimile, c’est que Mange-tout-cru n’a pas jugé utile d’y placer des sentinelles.

— C’est bien heureux ! répondit Charlot.

— Quelle chance ! quelle chance ! s’écria de nouveau Mimile.

— Quoi donc ?

— Tu vois bien là-bas ce grand arbre couché, qui forme comme un pont sur les deux tiers de la rivière ?

— Je le vois, dit Charlot.

— Eh bien, Charlot, c’est par là que nous allons pouvoir nous sauver.

— Comment… puisqu’il ne va pas jusqu’à terre ?

— Tu vas voir ça… Suis-moi. »

Les deux enfants se trouvèrent bientôt au pied de l’arbre qu’ils avaient aperçu et dont les plus grosses racines, minées par l’eau, n’adhéraient plus guère au sol que par leur extrémité.

« Comprends-tu, Charlot dit Mimile.

— Non, répliqua celui-ci.

— Déshabillons-nous d’abord ; tu comprendras après. »

Mimile avait donné l’exemple : déposant son bagage, il avait ensuite quitté sa veste, sa chemise, ses souliers, ses chaussettes, et même, puisqu’il le fallait, son unique pantalon. Mais il garda son caleçon en se disant qu’il serait toujours facile de le faire sécher.

Charlot s’était mis dans le même état.

« Il ne s’agit plus que de diviser tout cela en quatre paquets, » dit Mimile.

Les paquets furent faits immédiatement. Charlot l’y aidait de confiance.

« Et ma montre ? s’écria tout à coup Mimile en se frappant le front.

— Quoi… dit Charlot.

— Quoi ?… quoi ?… Comment ! tu ne comprends donc pas que si je mets ma montre dans un paquet et que je la jette avec, elle se cassera, et que si je la suspends à mon cou… et que je plonge, elle se mouillera, et que, des deux façons, elle ne pourra plus nous donner l’heure ?

— Ce serait ennuyeux, ça, dit Charlot.

— Une idée ! dit tout à coup Mimile en faisant un entrechat ; je vais l’envelopper d’un mouchoir et l’attacher au bout d’une perche ; comme cela, je pourrai la tenir au-dessus de l’eau en nageant. Si nous avions eu le temps de faire notre radeau, ç’eût été plus commode ; mais ce brigand de Mange-tout-cru n’aurait qu’à revenir sur ses pas…

— Il faut éviter ça, dit vivement Charlot.

— Ah ! dame, nous serions pincés sans rémission. »

Mimile avait déjà coupé sa perche et solidement installé sa montre à l’un des bouts.

« Attends-moi là, » dit-il en fichant l’autre extrémité en terre.

Prenant alors un paquet de chaque main, il monta sur l’arbre, qui était, ainsi que nous l’avons dit, couché en travers de l’eau.

« Reste là, » dit-il à Charlot.

Et il se mit en marche.

Il avait l’air d’un acrobate au milieu de ses exercices.

Arrivé à l’extrémité du tronc d’arbre, il se campa résolument sur ses pieds et envoya l’un après l’autre ses paquets sur la rive opposée, qui ne se trouvait plus guère éloignée que de deux à trois mètres.

Il revint immédiatement sur ses pas pour chercher ses deux derniers paquets, qu’il expédia de la même manière.

Il ne leur restait plus qu’à aller rejoindre leurs colis.

Mimile fit donc signe à Charlot de venir le rejoindre.

Celui-ci, moins fort en gymnastique que son cousin, ne se rendit auprès de lui qu’en marchant à quatre pattes, et en s’accrochant de temps en temps à toutes les aspérités de l’arbre pour ne pas choir dans la rivière.

Dès qu’il l’eut rejoint, Mimile lui dit :

« Maintenant, tu vas te mettre à l’eau et nager jusqu’au bord.

— Je vais me jeter, répondit Charlot.

— Mais pas du tout ! reprit vivement Mimile ; tu sais bien que papa nous a dit qu’il ne fallait jamais plonger dans une eau remplie d’herbes, parce qu’elles s’enroulaient autour des jambes et vous retenaient alors comme attaché… Tu dois te rappeler qu’il nous a cité l’exemple du petit Victor Garnier, qui s’est noyé l’année dernière de cette façon.

— Comment faire alors ? demanda Charlot.

— Il faut nager à fleur d’eau en faisant la planche… Tiens : couche-toi sur le dos… »

Charlot obéit.

Mimile le prit alors par la ceinture de son caleçon, et le poussant doucement dans l’eau, il l’y retint à la surface pendant quelques secondes ; puis, il lui dit :

« Nage maintenant tout droit derrière toi. Je vais rester là jusqu’à ce que tu sois à terre. »

Charlot, qui nageait du reste très-bien, atteignit le bord, où il s’empressa de prendre pied.

« Bravo ! » lui cria Mimile.

Et, n’ayant plus aucune inquiétude au sujet de son compagnon, il courut chercher sa montre, qu’il rapporta en la tenant, comme un étendard, devant lui.

Revenu à l’extrémité de l’arbre, il se laissa glisser dans la rivière, où il fit immédiatement la planche, tenant fort joyeusement sa perche à un mètre au-dessus de l’eau.

En quatre coups de jarret, il eut franchi la distance qui le séparait de Charlot.

L’occasion de se divertir un peu était si belle, que nos deux amis se mirent à danser pieds nus sur l’herbe, en plein soleil, ce qui leur permit de faire sécher leurs caleçons et de se sécher eux-mêmes.

Après ce dernier transport donné à la joie d’être enfin hors de leur île et d’avoir échappé à Mange-tout-cru, ils se rhabillèrent lestement.

« Où allons-nous ? demanda Charlot.

— Au village qui est devant nous, répondit Mimile, puisque c’est le seul moyen, pour le moment, de nous soustraire aux recherches des brigands.

— Qu’est-ce que nous ferons là ?

— Nous y attendrons que les chemins soient libres pour passer en Amérique.

— Ah ! dit Charlot, dont l’enthousiasme pour les voyages semblait s’être refroidi sensiblement depuis qu’il avait entendu la conversation de Mange-tout-cru.

— Nous y vivrons comme des bourgeois, reprit Mimile.

— Et manger ?

— Puisque nous avons emporté notre argent ! Tu vois que j’ai joliment fait de ne pas t’écouter ; nous serions obligés de travailler pour vivre, ou, ce qui serait pis, de mendier. »

Charlot ne répondit rien ; c’était son habitude lorsqu’il se sentait dans son tort. D’ailleurs, l’idée qu’il pourrait être obligé d’implorer la charité des passants, ses yeux s’étaient remplis de larmes.

Nos petits aventuriers n’étaient plus qu’à deux ou trois cents pas des premières maisons du village où ils se rendaient, quand ils aperçurent un paysan en train de faucher de la luzerne.

« Si nous lui demandions de nous indiquer une bonne auberge ? dit Mimile.

— Comme tu voudras, répondit Charlot.

— Monsieur… dit Mimile en s’avançant vers le paysan, son chapeau à la main.

— Quoi ? fit le paysan en toisant les deux voyageurs.

— Nous voudrions vous demander de vouloir bien être assez bon pour nous indiquer la meilleure auberge du village.

— Des auberges, répondit-il brutalement, ça n’est pas fait pour les vagabonds. »

Mimile et Charlot se regardèrent d’un air désappointé.

« En voilà un ours ! » dit Mimile.

Puis il ajouta, après avoir jeté un regard furieux au vieux paysan :

« Viens, Charlot. »

Ils marchèrent quelque temps en silence.

Au détour d’un bouquet d’arbres, ils entendirent un bruit confus : c’était un troupeau d’oies occupées à commérer sur le revers d’un fossé.

Un grand garçon maigre et efflanqué, le gardien du troupeau sans doute, était couché tout de son long à quelques pas de ses élèves.

« V’là deux drôles de petits gars, tout de même, s’écria-t-il en les apercevant ; qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir sur le dos ?

— Ça ne te regarde pas, dit Mimile. Mais ce qui le regarde, c’est ce que je vais te dire. Veux-tu gagner vingt sous ?

— Vingt sous ! Vingt sous pour tout de bon ? » s’écria-t-il.

Il était déjà sur ses pieds.

« Et à quoi faire ? ajouta-t-il.

— Oh ! ça ne sera pas difficile. Es-tu du village là-bas ?

— D’où que vous voulez que je sois ? dit-il.

— Alors, tu connais bien le village ?

— Faut bien, puisque j’en suis jamais sorti…

— Tu connais peut-être aussi Mange-tout-cru ?

— Que trop, répondit le jeune gars ; c’est une vilaine bête, méchant comme un chien enragé, un ramasseur d’enfants qu’il fait travailler de force dans ses carrières. Heureusement qu’il lui est défendu de venir de ce côté de la rivière, où le garde champêtre et les gendarmes ne peuvent pas le souffrir. Sans cela, je serais pas si tranquille à garder mes oies. »

Satisfait de ce premier renseignement, Mimile donna un autre cours à son interrogatoire.

ix
vingt sous ! vingt sous pour de bon !

« Alors, tu aimes mieux garder les oies que de travailler dans les carrières de Mange-tout-cru ?

— Pour ça oui. C’est dur, les carrières de celui-là. Tout de même, si je savais faire autre chose, je ne garderais pas les oies ; mais quand on ne sait ni a ni b

— Il n’y a donc pas d’école dans ton village ?

— Que si, il y en a, et même une belle, et même une bonne, et couverte en tuiles. Mais grand’mère me gâtait, j’ai jamais voulu y aller ; j’ai jamais voulu apprendre un état ; alors, en attendant que je sois soldat, je ne suis bon à rien qu’à être derrière des bêtes.

« J’aimais mieux courir les champs et les bois, chercher des fraises, des mûres, des noisettes, dénicher des moigneaux et n’être bon à rien.

« C’est ça qui fait que je suis gardeur d’oies, et c’est pas lucratif, ni agréable, allez !

« On n’est pas considéré, tout le monde vous appelle imbécile, on est le valet des valets, le dernier des derniers. J’ai été bien bête ! Mais grand’mère est morte, peut-être de chagrin, il est trop tard pour mieux faire. Quand je serai soldat, on verra. Faudra bien marcher… »

Charlot ne perdait pas un mot du discours du gardeur d’oies ; sa figure s’était contristée à mesure que le pauvre garçon parlait.

Mimile approuvait de la tête les paroles du pauvre diable et n’avait pas songé à l’interrompre. Il avait du bon, M. Mimile ; ce qui était sensé le frappait.

Quand il vit que le pauvre diable avait tout dit, il lui montra une pièce de vingt sous.

« Je te donnerai ces vingt sous-là si tu peux m’indiquer une maison de ton village qui ne soit pas une auberge, où en payant on veuille nous héberger pendant quelque temps.

— Foi de Giboulot, dit le gars, je connais pas ça… »

Mais comme il se grattait le front, il en fit sortir une idée.

« Tout de même… ajouta-t-il. Peut-être bien que Mme Hubert pourrait faire votre affaire. Elle a une maison à louer d’abord.

— Une maison, dit Charlot, une vraie maison ? Ça m’arrangerait joliment.

— Est-ce une bonne femme que cette madame Hubert ? dit Mimile.

— Oh ! la crème des bonnes femmes, et qui est gaie comme les fêtes de Pâques.

— Où demeure-t-elle ?

— Au bout du chemin, dans la grande rue du village, vers le milieu, à gauche ; on voit toujours un gros chat jaune couché en travers de la porte.

— C’est très-bien, Giboulot, voilà les vingt sous que je t’ai promis.

— Grand marci, dit Giboulot, j’ai jamais été si riche. »

Et il considérait avec joie la pièce de monnaie qui était toute neuve.

« Voilà, par-dessus le marché, une tablette de chocolat et un morceau de sucre, dit Charlot.

— Dites donc ? fit Giboulot attendri, vous ne payez pas de mine, mais vous êtes peut-être de bons petits messieurs tout de même, et si je pouvais laisser là mes oies, je vous y conduirais, chez Mme Hubert. »

Nos petits voyageurs, munis des renseignements du gardeur d’oies, se dirigèrent vers la maison de Mme Hubert avec l’espoir d’y trouver un asile. Giboulot, lui, les avait suivis du regard assez longtemps ; puis, certain qu’il ne pouvait être vu par eux, il s’était hâté de ramasser sa volaille et de rentrer au village par un chemin détourné.

On eût dit qu’il venait de jouer un rôle.

Non-seulement Mimile et Charlot trouvèrent, sur le seuil d’une maison fort coquette, le gros chat jaune signalé par Giboulot, mais ils y trouvèrent encore Mme Hubert elle-même ; elle les aurait attendus que ça ne se serait pas passé autrement. C’était une femme de quarante ans, assez jolie, et qui avait l’air très-avenant. Mimile, à qui Charlot laissait toujours la parole dans les grandes occasions, s’approcha d’elle le chapeau à la main.

« Madame, lui dit-il, on nous a assuré que vous aviez une maison à louer ?

— Vous êtes parfaitement renseignés, mes enfants, répondit la dame en souriant ; mais c’est pour votre papa sans doute que vous voulez louer une maison ?

— Non, madame, c’est pour Charlot et pour moi, répondit vivement Mimile.

— Très-bien, très-bien ; mais alors une chambre vous suffira ?

— Oui, madame, avec un lit et une casserole, répliqua vivement Mimile.

— Et un fourneau, et des assiettes, et des verres, et une fontaine ?… reprit Mme Hubert en souriant.

— Peut-être bien, répondit Mimile, abasourdi par cette nomenclature.

— Il vous faudra aussi des draps, des serviettes, une cuvette, une glace ?

— Nous avons une glace, se hâta de dire Charlot.

— Ah ! c’est déjà une bonne chose ; mais il vous faudrait encore des chaises ?

— Nous pourrions nous asseoir sur le bord du lit, fit observer Mimile, qui aimait à se montrer très-accommodant.

— Pour écraser mes matelas ! non, non, vous aurez des chaises. — Une question : Vous avez de l’argent ?

— Oui, madame.

— Beaucoup d’argent ? demanda Mme Hubert.

— Nous avons plus de deux cents francs.

— Deux cents francs ! Mais c’est une fortune. Vous pouvez aller au bout du monde avec une pareille somme, surtout si vous faites votre cuisine vous-mêmes, ce qui est très-économique.

— Oui, nous ferons notre cuisine, dit Mimile, qui ne doutait de rien.

Entrez alors, entrez, mes enfants ; vous allez être installés avant cinq minutes. »

Mimile et Charlot pénétrèrent dans la maison avec une satisfaction visible.

Mme Hubert conduisit elle-même nos petits aventuriers dans une chambre du rez-de-chaussée, dont la porte-fenêtre s’ouvrait sur un vaste jardin. Il y avait là un lit, une armoire, une toilette et des chaises… Tout cela très-simple, mais fort propre. Des draps, tout frais revenus du blanchissage, étaient pliés et posés sur le lit. Des serviettes se trouvaient de même sur la toilette.

« Voici du linge pour votre lit, et des serviettes pour vous débarbouiller.

— Merci, madame, » dit Mimile, qui, ainsi que Charlot, s’était déjà débarrassé de son bagage.

Mme Hubert reprit :

« Suivez-moi, mes enfants. »

Et elle les conduisit dans une pièce contigüe.